Fernando Pessoa (Augusto Ferreira Gomes). Dernière photo 1 février 1935.
Fernando António Nogueira Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne. Il y est mort le 30 novembre 1935.
Fragment 451. « Voyager? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages. Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir. «N’importe quelle route, et même cette route d’Entepfuhl, te conduira au bout du monde.» mais le bout du monde, depuis que le monde s’est trouvé accompli lorsqu’on en eut fait le tour, c’est justement cet Entepfuhl d’où l’on était parti. En fait, le bout du monde, comme son début lui-même, c’est notre conception du monde. C’est en nous que les paysages trouvent un paysage. C’est pourquoi, si je les imagine, je les crée; si je les crée, ils existent; s’ils existent, je les vois tout comme je vois les autres. Á quoi bon voyager? A Madrid, à Berlin, en Perse, en Chine, à chacun des pôles, où serais-je sinon en moi-même, et enfermé dans mon type et mon genre propre de sensations? La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes.»
Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. Édition intégrale. Christian Bourgois. 1999. Traduction; Françoise Laye.
«
Viajar? Para viajar basta existir. Vou de dia para dia, como de
estação para estação, no comboio do meu corpo, ou do meu destino,
debruçado sobre as ruas e as praças, sobre os gestos e os rostos,
sempre iguais e sempre diferentes, como, afinal, as paisagens são.
Se imagino, vejo. Que mais faço eu se viajo? Só a fraqueza extrema da imaginação justifica que se tenha que deslocar para sentir.
«Qualquer estrada, esta mesma estrada de Entepfuhl, te levará até ao fim do mundo.» Mas o fim do mundo, desde que o mundo se consumou dando-lhe a volta, é o mesmo Entepfuhl de onde se partiu. Na realidade, o fim do mundo, como o princípio, é o nosso conceito do mundo. É em nós que as paisagens têm paisagem. Por isso, se as imagino, as crio; se as crio, são; se são, vejo-as como às outras. Para quê viajar? Em Madrid, em Berlim, na Pérsia, na China, nos Pólos ambos, onde estaria eu senão em mim mesmo, e no tipo e género das minhas sensações?
A vida é o que fazemos dela. As viagens são os viajantes. O que vemos, não é o que vemos, senão o que somos.»
Livro do Desassossego, Edição de Richard Zenith – Assírio & Alvim, 1998, 480 p.
Lisbonne. Casa Fernando Pessoa. Dernière résidence du poète
Julio Cortázar est né le 26 août 1914 à Ixelles (Belgique). il est mort le 12 février 1984 à Paris. Nous l’avons beaucoup lu quand nous étions plus jeunes, surtout Rayuela (Marelle, 1963) ou Libro de Manuel (Livre de Manuel, 1973), Prix Médicis étranger. Ce dernier n’est pas son meilleur livre mais… il fut important. Son oeuvre compte et ses nouvelles sont magnifiques. Il habitait 4 rue Martel dans le Xème arrondissement de Paris. Sa tombe au cimetière du Montparnasse, comme celle de César Vallejo, est toujours un lieu de pèlerinage pour ses lecteurs latino-américains, qui y déposent des dessins et des objets divers.
Paris. 4 rue Martel. X ème arrondissement.
J’ai relu ce matin quelques-unes de ses Historias de Cronopios y Famas.
MANUAL DE INSTRUCCIONES
La tarea de ablandar el ladrillo todos los días, la tarea de abrirse paso en la masa pegajosa que se proclama mundo, cada mañana topar con el paralelepípedo de nombre repugnante, con la satisfacción perruna de que todo esté en su sitio, la misma mujer al lado, los mismos zapatos, el mismo sabor de la misma pasta dentífrica, la misma tristeza de las casas de enfrente, del sucio tablero de ventanas de tiempo con su letrero «Hotel de Belgique».
Meter la cabeza como un toro desganado contra la masa transparente en cuyo centro tomamos café con leche y abrimos el diario para saber lo que ocurrió en cualquiera de los rincones del ladrillo de cristal. Negarse a que el acto delicado de girar el picaporte, ese acto por el cual todo podría transformarse, se cumpla con la fría eficacia de un reflejo cotidiano. Hasta luego, querida. Que te vaya bien.
Apretar una cucharita entre los dedos y sentir su latido de metal, su advertencia sospechosa. Cómo duele negar una cucharita, negar una puerta, negar todo lo que el hábito lame hasta darle suavidad satisfactoria. Tanto más simple aceptar la fácil solicitud de la cuchara, emplearla para revolver el café.
Y no que esté mal si las cosas nos encuentran otra vez cada día y son las mismas. Que a nuestro lado haya la misma mujer, el mismo reloj, y que la novela abierta sobre la mesa eche a andar otra vez en la bicicleta de nuestros anteojos, ¿por qué estaría mal? Pero como un toro triste hay que agachar la cabeza, del centro del ladrillo de cristal empujar hacia afuera, hacia lo otro tan cerca de nosotros, inasible como el picador tan cerca del toro. Castigarse los ojos mirando eso que anda por el cielo y acepta taimadamente su nombre de nube, su réplica catalogada en la memoria. No creas que el teléfono va a darte los números que buscas. ¿Por qué te los daría? Solamente vendrá lo que tienes preparado y resuelto, el triste reflejo de tu esperanza, ese mono que se rasca sobre una mesa y tiembla de frío. Rómpele la cabeza a ese mono, corre desde el centro de la pared y ábrete paso. ¡Oh, como cantan en el piso de arriba! Hay un piso de arriba en esta casa, con otras gentes. Hay un piso de arriba donde vive gente que no sospecha su piso de abajo, y estamos todos en el ladrillo de cristal. Y si de pronto una polilla se para al borde de un lápiz y late como un fuego ceniciento, mírala, yo la estoy mirando, estoy palpando su corazón pequeñísimo, y la oigo, esa polilla resuena en la pasta de cristal congelado, no todo está perdido. Cuando abra la puerta y me asome a la escalera, sabré que abajo empieza la calle; no el molde ya aceptado, no las casas ya sabidas, no el hotel de enfrente; la calle, la viva floresta donde cada instante puede arrojarse sobre mí como una magnolia, donde las caras van a nacer cuando las mire, cuando avance un poco más, cuando con los codos y las pestañas y las uñas me rompa minuciosamente contra la pasta del ladrillo de cristal, y juegue mi vida mientras avanzo paso a paso para ir a comprar el diario a la esquina.
Historias de Cronopios y de Famas, 1962.
MANUEL D’INSTRUCTIONS
Ce travail de ramollir la brique chaque jour, ce travail de se frayer passage dans la masse gluante qui se proclame monde, tous les matins se heurter au parallélépipède au nom répugnant avec la satisfaction minable que tout est bien à sa place, la même femme à ses côtés, les mêmes souliers, le même goût du même dentifrice, la même tristesse des maisons d’en face, l’échiquier sali des fenêtres avec son enseigne HÔTEL DE BELGIQUE.
Comme un taureau rétif pousser de la tête contre la masse transparente au cœur de laquelle nous prenons notre café au lait et ouvrons notre journal pour savoir ce qui se passe au quatre coins de la brique de verre. Refuser que l’acte délicat de tourner un bouton de porte, cet acte par lequel tout pourrait être transformé, soit accompli avec la froide efficacité d’un geste quotidien. À tout à l’heure, chérie, bonne journée.
Serrer une petite cuillère entre deux doigts et sentir son battement de métal, son éveil inquiet. Comme cela fait mal de renier une petite cuillère, de renier une porte, de renier tout ce que l’habitude lèche pour lui donner la souplesse désirée. C’est tellement plus commode d’accepter la facile sollicitude de la cuillère, de l’utiliser pour tourner son café.
Et ce n’est pas si mal au fond que les choses nous retrouvent tous les jours et soient les mêmes. Qu’il y ait la même femme à nos côtés, le même réveil, et que le roman sur la table se remette en marche sur la bicyclette de nos lunettes. Pourquoi serait-ce mal ? Mais comme un taureau triste il faut baisser la tête, du centre de la brique de verre pousser vers le dehors, vers tout le reste si près de nous, insaisissable, comme le picador si près du taureau. Se punir les yeux en regardant cette chose qui passe dans le ciel et accepte sournoisement son nom de nuage, son modèle catalogué dans la mémoire. Ne crois pas que le téléphone va te donner les numéros que tu cherches. Pourquoi te les donnerait-il ? Il n’arrivera que ce que tu as déjà préparé et résolu, le triste reflet de ton espérance, ce singe qui se gratte sur une table et tremble de froid. Écrabouille-le ce singe, fonce contre le mur et ouvre une brèche. Oh, comme on chante à l’étage au-dessus ! Il y a un étage au-dessus où vivent des gens qui ignorent leur étage en dessous, et nous sommes tous dans la brique de verre. Mais si soudain une mite se pose au bout de mon crayon et bat comme un feu sous la cendre, regarde-la, moi je la regarde, je palpe son cœur minuscule et je l’entends, cette mite résonne dans la pâte de verre congelé, tout n’est pas perdu. Quand j’ouvrirai la porte, quand je sortirai sur le palier, je saurai qu’en bas commence la rue, non pas le modèle accepté d’avance, non pas les maisons déjà connues, non pas l’hôtel d’en face : la rue, forêt vivante où chaque instant peut me tomber dessus comme une fleur de magnolia, où les visages vont naître de l’instant où je les regarde, lorsque j’avancerai d’un pas, lorsque je me cognerai des coudes, des cils et des ongles à la pâte de verre de la brique et que pas à pas je risquerai ma vie pour aller acheter le journal au kiosque du coin.
Cronopes et Fameux, 1977. Gallimard. Traduction de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon. Collection Folio n°2435.
Instrucciones para llorar Dejando de lado los motivos, atengámonos a la manera correcta de llorar, entendiendo por esto un llanto que no ingrese en el escándalo, ni que insulte a la sonrisa con su paralela y torpe semejanza. El llanto medio u ordinario consiste en una contracción general del rostro y un sonido espasmódico acompañado de lágrimas y mocos, estos últimos al final, pues el llanto se acaba en el momento en que uno se suena enérgicamente. Para llorar, dirija la imaginación hacia usted mismo, y si esto le resulta imposible por haber contraído el hábito de creer en el mundo exterior, piense en un pato cubierto de hormigas o en esos golfos del estrecho de Magallanes en los que no entra nadie, nunca. Llegado el llanto, se tapará con decoro el rostro usando ambas manos con la palma hacia adentro. Los niños llorarán con la manga del saco contra la cara, y de preferencia en un rincón del cuarto. Duración media del llanto, tres minutos.
Historias de Cronopios y de Famas, 1962.
Instructions pour pleurer Laissons de côté les motifs pour ne considérer que la manière correcte de pleurer , étant entendu qu’il s’agit de pleurs qui ne tournent pas au scandale ni n’insultent le sourire de leur parallèle et maladroite ressemblance. Les pleurs moyens ou ordinaires consistent en une contraction générale du visage, en un son spasmodique accompagné de larmes et de morves, celles-ci apparaissant vers la fin puisque les pleurs s’achèvent au moment où l’on se mouche énergiquement. Pour pleurer, tournez-vous vers vous-même votre imagination et si cela vous est impossible pour avoir pris l’habitude de croire au monde extérieur, pensez à un canard couvert de fourmis ou à ces golfes du détroit de Magellan où n’entre personne, jamais. Les pleurs apparus, on se couvrira par bienséance le visage en se servant de ses deux mains, la paume tournée vers l’intérieur. Les enfants pleureront le bras replié sur le visage de préférence dans un coin de leur chambre. Durée moyenne des pleurs, trois minutes.
Cronopes et Fameux,1977. Gallimard. Traduction de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon. Collection Folio n°2435.
Preámbulo a las instrucciones para dar cuerda al reloj Piensa en esto: cuando te regalan un reloj te regalan un pequeño infierno florido, una cadena de rosas, un calabozo de aire. No te dan solamente el reloj, que los cumplas muy felices y esperamos que te dure porque es de buena marca, suizo con áncora de rubíes; no te regalan solamente ese menudo picapedrero que te atarás a la muñeca y pasearás contigo. Te regalan -no lo saben, lo terrible es que no lo saben-, te regalan un nuevo pedazo frágil y precario de ti mismo, algo que es tuyo pero no es tu cuerpo, que hay que atar a tu cuerpo con su correa como un bracito desesperado colgándose de tu muñeca. Te regalan la necesidad de darle cuerda todos los días, la obligación de darle cuerda para que siga siendo un reloj; te regalan la obsesión de atender a la hora exacta en las vitrinas de las joyerías, en el anuncio por la radio, en el servicio telefónico. Te regalan el miedo de perderlo, de que te lo roben, de que se te caiga al suelo y se rompa. Te regalan su marca, y la seguridad de que es una marca mejor que las otras, te regalan la tendencia de comparar tu reloj con los demás relojes. No te regalan un reloj, tú eres el regalado, a ti te ofrecen para el cumpleaños del reloj.
Instrucciones para dar cuerda al reloj Allá al fondo está la muerte, pero no tenga miedo. Sujete el reloj con una mano, tome con dos dedos la llave de la cuerda, remóntela suavemente. Ahora se abre otro plazo, los árboles despliegan sus hojas, las barcas corren regatas, el tiempo como un abanico se va llenando de sí mismo y de él brotan el aire, las brisas de la tierra, la sombra de una mujer, el perfume del pan. ¿Qué más quiere, qué más quiere? Átelo pronto a su muñeca, déjelo latir en libertad, imítelo anhelante. El miedo herrumbra las áncoras, cada cosa que pudo alcanzarse y fue olvidada va corroyendo las venas del reloj, gangrenando la fría sangre de sus rubíes. Y allá en el fondo está la muerte si no corremos y llegamos antes y comprendemos que ya no importa.
Historias de Cronopios y de Famas, 1962.
Préambule aux instructions pour remonter une montre Penses-y bien : lorsqu’on t’offre une montre, on t’offre un petit enfer fleuri, une chaîne de roses, une geôle d’air. On ne t’offre pas seulement la montre, joyeux anniversaire, nous espérons qu’elle te fera de l’usage, c’est une bonne marque, suisse à ancre à rubis, on ne t’offre pas seulement ce minuscule picvert que tu attacheras à ton poignet et promèneras avec toi. On t’offre – on l’ignore, le plus terrible c’est qu’on l’ignore -, on t’offre un nouveau morceau fragile et précaire de toi-même, une chose qui est toi mais qui n’est pas ton corps, qu’il te faut attacher à ton corps par son bracelet comme un petit bras désespéré agrippé à ton poignet. On t’offre la nécessité de la remonter tous les jours, l’obligation de la remonter pour qu’elle continue à être une montre ; on t’offre l’obsession de vérifier l’heure aux vitrines des bijoutiers, aux annonces de la radio, à l’horloge parlante. On t’offre la peur de la perdre, de te la faire voler, de la laisser tomber et de la casser. On t’offre sa marque, et l’assurance que c’est une marque meilleure que les autres, on t’offre la tentation de comparer ta montre aux autres montres. On ne t’offre pas une montre, c’est toi le cadeau, c’est toi qu’on offre pour l’anniversaire de la montre.
Instructions pour remonter une montre.
Là-bas au fond il y a la mort, mais n’ayez pas peur. Tenez la montre d’une main, prenez le remontoir entre deux doigts, tournez-le doucement. Alors s’ouvre un nouveau sursis, les arbres déplient leurs feuilles, les voiliers courent des régates, le temps comme un éventail s’emplit de lui-même et il en jaillit l’air, les brises de la terre, l’ombre d’une femme, le parfum du pain.
Que voulez-vous de plus? Attachez-la vite à votre poignet, laissez-la battre en liberté, imitez-la avec ardeur. La peur rouille l’ancre, toute chose qui eût pu s’accomplir et fut oubliée ronge les veines de la montre, gangrène le sang glacé de ses rubis. Et là-bas dans le fond, il y a la mort si nous ne courons pas et n’arrivons avant et ne comprenons pas que cela n’a plus d’importance.
Cronopes et Fameux,1977. Gallimard. Traduction de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon. Collection Folio n°2435.
Georges Izambard (11 décembre 1848 – février 1931) était professeur de rhétorique. Il fut nommé à 22 ans, en janvier 1870, au collège de Charleville et devint l’ami d’Arthur Rimbaud, son élève. Poète lui-même, il encourage celui-ci dans son activité littéraire. A l’automne 1870, lorsque Arthur Rimbaud est mis en prison à la maison d’arrêt de Mazas pour vagabondage lors de sa première fugue, c’est Izambard qu’il appelle à l’aide. Il se réfugie à nouveau chez lui à Douai à l’issue de sa seconde fugue. Le climat d’amitié qui unissait le maître et l’élève se dégrade un peu pourtant quand Izambard, sous la pression de Madame Vitalie Rimbaud, accepte de renvoyer Arthur chez lui sous garde policière. Ensuite, le jeune professeur s’engage pendant la guerre franco-prussienne. Il est démobilisé en février 1871, après la défaite, et accepte en avril un poste de vacataire au lycée de Douai. Rimbaud lui adresse alors cette lettre. D’où la formule initiale : “Vous revoilà professeur”, qui ressemble à un reproche. Il faut entendre implicitement : “alors que moi, je n’ai pas voulu redevenir élève”. En effet, Rimbaud a refusé de reprendre ses études lorsque le collège de Charleville a rouvert ses portes au mois de février, après des vacances prolongées pour cause de guerre.
La lettre a comme premier objectif de justifier cette dissidence. Il s’agit bien d’une argumentation, organisée comme une sorte de dialogue où Rimbaud tient les deux rôles. Il rapporte un propos de son ancien professeur (le “principe”), il résume les idées ou les attitudes qu’il lui prête (“Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective”), il imagine les questions qu’il pourrait lui poser (“Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ?”), il anticipe ses objections (“est-ce de la satire comme vous diriez ?), et en réponse il développe ses propres arguments. Mais cette lettre (surtout dans sa dernière partie) répond à un second objectif qui est d’exposer une théorie de la poésie.
C’est ce second aspect que l’histoire littéraire a retenu sous l’appellation de “lettre du voyant”. Il est difficile donc de séparer cette lettre à Georges Izambard de la seconde “lettre du voyant”, celle que Rimbaud envoie deux jours plus tard (15 mai 1871) à Paul Demeny (1844-1918), poète, ami d’Izambart, et lui aussi de Douai. On y trouve les mêmes idées, les mêmes formules. Cette seconde lettre est beaucoup plus développée et explicite que celle-ci sur certains points.
Les souvenirs d’Izambard sur cette période ont été réunis dans Rimbaud telque je l’ai connu. Mercure de France, 1946.
Georges Izambard.
La lettre de Rimbaud à Izambard contient un poème, Le Cœur supplicié.
Lettre d’Arthur Rimbaud à Georges Izambard Charleville, [13] mai 1871. Cher Monsieur! Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit; vous faites partie des corps enseignants: vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis le principe: je me fais cyniquement entretenir; je déterre d’anciens imbéciles de collège: tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre: on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. — Je me dois à la Société, c’est juste; — et j’ai raison. — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective: votre obstination à regagner le râtelier universitaire, — pardon! — le prouve! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, — bien d’autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez! — Je serai un travailleur: c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève. Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant: vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire: Je pense: on devrait dire: On me pense. — Pardon du jeu de mots. Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait! Vous n’êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci: est-ce de la satire, comme vous diriez? Est-ce de la poésie? C’est de la fantaisie, toujours. — Mais je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée:
LE COEUR SUPPLICIÉ
Mon triste cœur bave à la poupe … Mon cœur est plein de caporal! Ils y lancent des jets de soupe, Mon triste cœur bave à la poupe… Sous les quolibets de la troupe Qui lance un rire général, Mon triste cœur bave à la poupe, Mon cœur est plein de caporal!
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l’ont dépravé.
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ça ne veut pas rien dire. — RÉPONDEZ-MOI: chez Mr. Deverrière, pour A. R. Bonjour de cœur, Art. Rimbaud.
L’homme aux semelles devant. Hommage à Arthur Rimbaud (1984) de Jean-Robert Ipoustéguy. Place du Père-Teilhard-de-Chardin. Paris. IV ème arrondissement.
Paris. IV ème arrondissement. Place du Père-Teilhard-de-Chardin. La statue du sculpteur Jean-Robert Ipoustéguy (1920-2006), intitulée L’Homme aux semelles devant, parodie du surnom donné à Arthur Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », inaugurée en 1984, a été déplacée à l’automne 2018. Un jardin public a été aménagé sur la place. Les vestiges de l’enceinte Charles V (construite entre 1356 et 1383) découverts lors des excavations préliminaires sont accessibles au public par un escalier. L’ oeuvre d’Ipousteguy se trouve maintenant dans le musée de la Sculpture en plein air dans le V ème arrondissement. Je préférais l’emplacement primitif, près de la belle Bibliothèque de l’Arsenal.
DÉLIRES II Alchimie du verbe À moi. L’histoire d’une de mes folies. Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie modernes. J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements. J’inventai la couleur des voyelles! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu,U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. (…) Je devins un opéra fabuleux: je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle. À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. — Ainsi, j’ai aimé un porc. Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu’on enferme, — n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système. Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons. Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté. Le Bonheur! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes:
Ô saisons ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
Ô saisons, ô châteaux,
J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude.
Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.
Mais ! je n’aurai plus d’envie,
Il s’est chargé de ma vie.
Ce Charme ! il prit âme et corps.
Et dispersa tous efforts.
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu’elle fuie et vole !
Ô saisons, ô châteaux !
Et, si le malheur m’entraîne,
Sa disgrâce m’est certaine.
Il faut que son dédain, las ! Me livre au plus prompt trépas !
Ô Saisons, ô Châteaux !
Une saison en enfer, 1873.
L’homme aux semelles devant. Hommage à Arthur Rimbaud (1984) de Jean-Robert Ipoustéguy. Musée de la Sculpture en plein air – Jardin Tino Rossi – Port Saint Bernard – Paris. Vème arrondissement
Isaac Babel est né le 30 juin 1894 (13 juillet dans le calendrier grégorien) à Odessa, dans le quartier populaire de la Moldavanka.
Il soutient la révolution de Février 1917, puis la révolution d’Octobre, et s’engage dans l’Armée rouge en 1920.
Cavalerie rouge (1926) raconte sa participation comme correspondant de guerre, à la campagne de Pologne dans la Première Armée de cavalerie de Boudienny en 1920, en pleine guerre civile.
Récits d’Odessa, (écrits en 1927, publiés en 1931) est un recueil de nouvelles qui décrivent avec ironie les petites gens, les bas-fonds et la pègre juive d’Odessa.
Flaubert et Maupassant sont les auteurs qui le marqueront le plus et ils auront une influence très forte sur son style littéraire.
Le 15 mai 1939, il est arrêté dans sa datcha. Il est interrogé et torturé dans la prison Soukhanovka. Il est accusé d’activités anti-soviétiques, d’espionnage, de trotskisme et d’avoir préparé un complot terroriste. Le 26 janvier 1940, il est condamné. Il nie toutes les accusations portées contre lui. Il est fusillé dans la nuit du 27 janvier. il avait 45 ans.
Souvenirs de Konstantin Paoustovski. 1964. Notre contemporain n°4. (Isaac Babel, Oeuvres complètes. Le Bruit du temps. 2011. Traduction Sophie Benech. Pages 1282-1284.)
«La langue et le style! Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même, je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. On le lira, ce récit. Et on s’en souviendra. On rira en le lisant, pas du tout parce qu’il est drôle, mais parce qu’on a toujours envie de rire quand on se trouve devant une réussite humaine. Je me permets de parler de réussite parce qu’il n’y a personne à part nous, ici. Tant que je serai en vie, ne racontez notre conversation à personne. Donnez-moi votre parole. Je n’ai bien sûr aucun mérite au fait que, on ne sait trop comment, le démon ou l’ange de l’art, appelez-le comme vous voudrez, a pris possession de moi, le fils d’un petit courtier de rien du tout. Et je lui obéis comme un esclave, comme une bête de somme. Je lui ai vendu mon âme, et je dois écrire de la façon la meilleure qui soit. C’est mon bonheur et c’est ma croix. Je crois que c’est quand-même une croix. Mais si vous me l’enlevez, avec elle, c’est tout mon sang qui s’écoulera de mes veines, de mon cœur, et je ne vaudrais pas plus que ce mégot mâchonné. (…) Je travaille comme une bête de somme. Mais je ne me plains pas. J’ai choisi moi-même ce travail de forçat. Je suis comme un galérien à jamais enchaîné à sa rame, et qu’il aime, cette rame. Avec tous ses petits détails, avec chacune des fibres les plus ténues du bois poli par ses paumes. Des années de contact avec la peau humaine donnent au bois le plus grossier une teinte noble et le rendent semblable à l’ivoire. Il en va de même pour nos mots, pour la langue russe. Il faut appliquer dessus une paume tiède, et elle se transforme en un trésor vivant. Mais prenons les choses dans l’ordre. Quand je note un récit pour la première fois, mon manuscrit a une allure épouvantable, affreuse. C’est un assemblage de plusieurs fragments plus ou moins réussis, reliés entre eux par des liens grammaticaux terriblement ennuyeux, ce qu’on appelle des «ponts», des genres de ficelles sales. Vous pouvez lire la première variante de «Lioubka le cosaque», vous verrez bien que c’est un charabia mou et sans ressort, une accumulation maladroite de mots. Et c’est là que commence le travail. C’est là sa source. J’examine chaque phrase l’une après l’autre, pas une fois, mais plusieurs fois. Je commence par débarrasser la phrase des mots inutiles. Il faut un œil acéré, parce qu’une langue est fort habile à dissimuler ses scories, les répétitions, les synonymes, ou tout simplement les absurdités, et elle essaie tout le temps de nous berner. Une fois ce travail terminé, je tape mon manuscrit à la machine (on voit mieux le texte). Puis je laisse reposer deux ou trois jours, si j’en ai la patience, et je vérifie de nouveau les phrases une par une, les mots un par un. Et je trouve obligatoirement encore une certaine quantité de chiendent et d’orties que j’avais oubliés. Je travaille ainsi, en retapant chaque fois le texte, jusqu’à ce que, même à l’examen le plus férocement tatillon, je ne puisse plus trouver un seul grain de saleté. Mais ce n’est pas encore tout. Attendez un peu! Une fois que je me suis débarrassé des scories, je vérifie la fraîcheur et l’exactitude de toutes les images, comparaisons et métaphores. Si on n’a pas une image exacte, mieux vaut n’es prendre aucune. Autant que le substantif se retrouve seul, dans toute sa simplicité. Une comparaison doit être exacte comme une règle logarithmique, et naturelle comme l’odeur de l’aneth. Ah oui, j’oubliais: avant de se débarrasser des scories, je découpe le texte en phrases légères. Davantage de points! J’aimerais inscrire cette règle dans le code officiel des écrivains. Dans chaque phrase, une pensée, une image, pas davantage. Aussi n’ayez pas peur des points. J’écris peut-être avec des phrases trop courtes. En partie parce que je souffre d’asthme chronique. Je ne peux pas parler longtemps. Je n’ai pas assez de souffle pour ça. Plus les phrases sont longues, plus je m’essouffle. Je m’efforce d’extirper de mon manuscrit les participes et les gérondifs, je ne laisse que le strict nécessaire. Les participes rendent le discours anguleux, volumineux, et détruisent la mélodie de la langue. Ils grincent, on dirait des tanks qui roulent sur des tas de caillasses avec leurs chenilles. Mettre trois participes dans une même phrase, c’est tuer la langue. (…) Les alinéas et la ponctuation doivent être utilisés de façon correcte, mais du point de vue d’une plus grande efficacité du texte sur le lecteur, et non d’après un catéchisme mort. L’alinéa, surtout, est une chose magnifique. Il permet de changer tranquillement le rythme et souvent, comme la lueur d’un éclair, il nous révèle un spectacle familier sous un jour complètement inattendu. (…) Et le plus important, c’est de ne pas tuer le texte au cours de ce travail de forçat. Sinon, tout le boulot est fichu, cela va se transformer en Dieu sait quoi! Là, il faut avancer comme sur une corde raide.»
Années 70. 1971, je crois (22 novembre, peut-être). Un concert à la Maison de la Mutualité avec des amis. Jeunesse. Innocence. Naïveté. L’effervescence des années d’étudiant. Le gauchisme dans les facs et dans les rues. L’ébullition dans cette salle où même Léo Ferré est contesté par des anarchistes (?).
J’ai écouté souvent cette chanson mystérieuse de Ferré, seul ou avec d’autres. La Mémoire et la mer est parue sur le volume 1 de l’album Amour Anarchie en 1970 (5’29’’). Cet album (titre original complet: Amour Anarchie Ferré 70) est sorti en deux volumes successifs en mai et novembre 1970, puis en double album en décembre de la même année.
Ce texte fait appel à des images complexes et à des éléments personnels de la vie du chanteur.
Ferré se sert de l’univers maritime pour établir des parallèles entre la vie portuaire et insulaire et ses propres souvenirs. Ceux-ci apparaissent comme des réminiscences chimériques de sa vie. La mer est omniprésente dans le texte, comme une déchirure.
La chanson fait allusion au Fort du Guesclin que Léo Ferré a acheté en 1959. Il y réside jusqu’en 1968. Le Fort est construit sur un îlot, l’île du Guesclin, accessible à marée basse, à Saint-Coulomb en Ille-et-Vilaine, entre Saint-Malo et Cancale. Laissé à l’abandon à la suite d’un partage de biens difficile, il fut racheté en 1996 aux héritiers de Léo Ferré (Madeleine Rabereau, la deuxième femme de Léo Ferré, sa fille, Annie Butor, et sa troisième et dernière femme, Marie-Christine Diaz). par la famille allemande Porcher qui avait fait fortune dans l’industrie pharmaceutique. Le fils Serge a restauré la bâtisse et entretient depuis cette résidence.
Le texte et la musique sont de Léo Ferré, les arrangements et la direction musicale de Jean-Michel Defaye.
La mémoire et la mer
La marée, je l’ai dans le coeur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite soeur, de mon enfance et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fantôme jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre
Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au ras des rocs qui se consument
Ô l’ange des plaisirs perdus
Ô rumeurs d’une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu’un chagrin de ma solitude
Et le diable des soirs conquis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis
Dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens violon des violonades
Dans le port fanfare les cors
Pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans des draps d’aube fine
Je voyais un vitrail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen
Les coquillages figurant
Sous les sunlights cassés liquides
Jouent de la castagnette tant
Qu’on dirait l’Espagne livide
Dieux des granits, ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu’on pressent
Quand on pressent l’entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue,
Dans cette mer jamais étale
D’où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles
Cette rumeur qui vient de là Sous l’arc copain où je m’aveugle Ces mains qui me font du fla-fla Ces mains ruminantes qui meuglent Cette rumeur me suit longtemps Comme un mendiant sous l’anathème Comme l’ombre qui perd son temps À dessiner mon théorème Et sur mon maquillage roux S’en vient battre comme une porte Cette rumeur qui va debout Dans la rue, aux musiques mortes C’est fini, la mer, c’est fini Sur la plage, le sable bêle Comme des moutons d’infini… Quand la mer bergère m’appelle
Paris. Maison de la Mutualité (Victor Lesage) 1930
Interpétation de Léo Ferré au Théâtre des Champs-Élysées (1984):
«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can.
This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship.»
Moby Dick. Gallimard. 1941. Traduction Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono.
«Je m’appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années sans préciser davantage, n’ayant plus d’argent ou presque et rien de particulier à faire à terre, l’envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l’eau. C’est ma façon à moi de chasser le cafard et de me purger le sang. Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide. Avec un grand geste le philosophe Caton se jette sur son épée, moi, tout bonnement, je prends le bateau.»
Moby Dick. Garnier-Flammarion.1970 Traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion.
«Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement. Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.»
Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890, Opus 2171, (Paul Signac) Museum of Modern Art, New York.
Paris, Musée de l’Orangerie. Exposition Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matissedu 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020.
Félix Fénéon fut un des acteurs majeurs de la scène artistique à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Le musée de l’Orangerie célèbre cette personnalité hors du commun et assez méconnue. L’exposition réunit un ensemble de peintures et de dessins de Seurat, Signac, Degas, Bonnard, Modigliani, Matisse, Derain, Severini, Balla, des pièces africaines et océaniennes ainsi que des documents et des archives.
Une autre exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac avait évoqué, du 28 mai au 29 septembre 2019, l’enquête de Félix Fénéon sur les “arts lointains“, publiée en 1920 interrogeant le statut des sculptures et objets d’art primitif.
Félix Fénéon sut concilier sa carrière de fonctionnaire – de 1881 à 1894, il fut employé au ministère de la Guerre – , son engagement artistique et ses convictions anarchistes.
Il fut chroniqueur, rédacteur à La Revue Blanche (de janvier 1894 à 1903), critique d’art, galeriste (à la galerie Bernheim-Jeune), éditeur – il publia LesIlluminations de Rimbaud -. C’était aussi un collectionneur exceptionnel qui réunit un nombre important de chefs d’œuvre comprenant un ensemble unique de sculptures africaines et océaniennes. Il fit connaître le néo-impressionnisme (Seurat, Signac et Maximilien Luce), défendit le fauvisme, le futurisme, Matisse. Sa collection fut mise en vente publique en 1941 et en 1947.
Entre février et novembre 1906, Félix Fénéon anima une rubrique dans le quotidien Le Matin intitulée Nouvelles en trois lignes. Il s’agissait de dépêches sous forme de brèves qui n’excèdaient pas trois lignes. Cette contrainte conférait à ces faits-divers, ou plutôt à ces «histoires», poésie et humour noir. En 1948, après la mort de l’auteur, elles furent réunies en volume par Jean Paulhan chez Gallimard et célébrées par les surréalistes. Elles ont été rééditées en poche par Libretto en 2019.
En voici quelques exemples:
« À Méréville, un chasseur d’Étampes a, croyant à du gibier, tué un mioche et, du même coup de fusil, blessé le père.»
« C’est au cochonnet que l’apoplexie terrassa, à 70 ans, M. André, de Levallois: sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus.»
« Mme Fournier, M. Voisin, M. Septeuil, de Sucy, Tripleval, Septeuil, se sont pendus: neurasthénie, cancer, chômage.»
« Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut blessé. Deux lieutenants reçurent sur la tête, l’un une poutre, l’autre un pompier.»
«Rattrapé par un tramway qui venait de le lancer à dix mètres, l’herboriste Jean Désille, de Vannes, a été coupé en deux.»
«Le professeur de natation Renard, dont les élèves tritonnaient en Marne, à Charenton, s’est mis à l’eau lui-même: il s’est noyé.»
« – La fourche en l’air, les Masson rentraient à Marainvillier (Meurthe-et-Moselle) ; le tonnerre tua l’homme et presque la femme. »
« – Explosion de gaz chez le Bordelais Larrieu; Iui fut blessé; les cheveux de sa belle-mère flambèrent. Le plafond creva. »
« – A peine humée sa prise, A. Chevrel éternua, et tombant du char de foin qu’il ramenait de Perven-chères (Orne), expira.»
« – Onofrias Scarcello tua-t-il quelqu’un à Charmes (Haute-Marne) le 5 juin? Quoi qu’il en soit, on l’a arrêté en gare de Dijon.»
« Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay, est retrouvé: Jules Mesnard, ramasseur d’escargots. »
« Avec un couteau à fromage, le banlieusard marseillais Coste a tué sa sœur qui, comme lui épicière, lui faisait de la concurrence.»
«Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère: le coup porta.»
«Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.»
«Avec une fourche à quatre dents, le laboureur David, de Courtemaux (Loiret), a tué sa femme qu’il croyait, bien à tort, infidèle.»
«Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000F. Mais il ne faut pas généraliser.»
«Emilienne Moreau, de la Plaine-Saint-Denis, s’était jetée à l’eau. Hier elle sauta du quatrième étage. Elle vit encore, mais elle avisera.»
«À Marseille, le Napolitain Sosio Merello a tué sa femme : elle ne voulait pas faire commerce de ses agréments. (Havas.)»
«La couturière Adolphine Julien, 35 ans, a vitriolé son amant fugitif, l’étudiant Barthuel. Deux passants furent éclaboussés.»
Journées de lecture. Texte extrait de Pastiches et mélanges.
(Le texte a paru en préface à la traduction par Proust du livre de John Ruskin : Sésame et les lys; troisième édition, Paris, Société du Mercure de France, 1906.)
«Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, – dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, – les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes ; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle ; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle, chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.»
Robert de Flers, Marcel Proust, Lucien Daudet (Otto Wegener) vers 1894.
Coup d’état militaire en Bolivie le 12 novembre 2019. La droite bourgeoise et raciste revient au pouvoir avec l’aide de l’armée et de la police. Trump, Bolsonaro sont derrière tout cela. Envie de vomir.
Je me souviens de notre voyage dans ce pays magnifique en octobre 2016.
Copacabana – Lac Titicaca – Huatajata – Tiahuanaco – La Paz – Vallée de la Lune – Tarabuco – Potosí – Sucre – Oruro – Desaguadero.
L’indépendance du pays a été obtenue en 1825, grâce aux armées de Bolívar, en hommage duquel la Bolivie prit son nom.
La Paz. Chola.
Samedi 16 octobre (10h-11h). France Culture. Simon Bolivar, encore ettoujours. Concordance des Temps de Jean-Noël Jeanneney.
Paris VIII. Cours La Reine. Statue de Simón Bolívar (Emmanuel Frémiet 1824-1910)
Un extrait du poème de Pablo Neruda, Un chant pour Bolivar, est lu par Pierre Constant (Émission “Poèmes du monde” France Culture, 10 juillet 1971).
UN CANTO PARA BOLÍVAR
Padre nuestro que estás en la tierra, en el agua, en el aire de toda nuestra extensa latitud silenciosa, todo lleva tu nombre, padre, en nuestra morada: tu apellido la caña levanta a la dulzura, el estaño bolívar tiene un fulgor bolívar, el pájaro bolívar sobre el volcán bolívar, la patata, el salitre, las sombras especiales, las corrientes, las vetas de fosfórica piedra, todo lo nuestro viene de tu vida apagada, tu herencia fueron ríos, llanuras, campanarios, tu herencia es el pan nuestro de cada día, padre.
Tu pequeño cadáver de capitán valiente ha extendido en lo inmenso su metálica forma, de pronto salen dedos tuyos entre la nieve y el austral pescador saca a la luz de pronto tu sonrisa, tu voz palpitando en las redes. De qué color la rosa que junto a tu alma alcemos? Roja será la rosa que recuerde tu paso. Cómo serán las manos que toquen tu ceniza? Rojas serán las manos que en tu ceniza nacen. Y cómo es la semilla de tu corazón muerto? Es roja la semilla de tu corazón vivo.
Por eso es hoy la ronda de manos junto a ti. Junto a mi mano hay otra y hay otra junto a ella, y otra más, hasta el fondo del continente oscuro. Y otra mano que tú no conociste entonces viene también, Bolívar, a estrechar a la tuya: de Teruel, de Madrid, del Jarama, del Ebro, de la cárcel, del aire, de los muertos de España llega esta mano roja que es hija de la tuya.
Capitán, combatiente, donde una boca grita libertad, donde un oído escucha, donde un soldado rojo rompe una frente parda, donde un laurel de libres brota, donde una nueva bandera se adorna con la sangre de nuestra insigne aurora, Bolívar, capitán, se divisa tu rostro. Otra vez entre pólvora y humo tu espada está naciendo. Otra vez tu bandera con sangre se ha bordado. Los malvados atacan tu semilla de nuevo, clavado en otra cruz está el hijo del hombre.
Pero hacia la esperanza nos conduce tu sombra, el laurel y la luz de tu ejército rojo a través de la noche de América con tu mirada mira. Tus ojos que vigilan más allá de los mares, más allá de los pueblos oprimidos y heridos, más allá de las negras ciudades incendiadas, tu voz nace de nuevo, tu mano otra vez nace: tu ejército defiende las banderas sagradas: la Libertad sacude las campanas sangrientas, y un sonido terrible de dolores precede la aurora enrojecida por la sangre del hombre. Libertador, un mundo de paz nació en tus brazos. La paz, el pan, el trigo de tu sangre nacieron, de nuestra joven sangre venida de tu sangre saldrán paz, pan y trigo para el mundo que haremos.
Yo conocí a Bolívar una mañana larga, en Madrid, en la boca del Quinto Regimiento, Padre, le dije, eres o no eres o quién eres? Y mirando el Cuartel de la Montaña, dijo: “Despierto cada cien años cuando despierta el pueblo”.
Tercera Residencia. (1935-1945). Buenos Aires, Edición Losada, 1947.
Un chant pour Bolivar
Notre Père qui est sur la terre, sur l’eau, sur l’air
de toute notre vaste étendue silencieuse,
tout porte ton nom, père, dans notre demeure:
ton nom incite la canne à sucre à la douceur,
l’étain bolivar a un éclat bolivar,
l’oiseau bolivar sur le volcan bolivar,
la pomme de terre, le salpêtre, les ombres singulières,
les courants, les couches de pierre phosphorique,
tout ce qui est à nous vient de ta vie éteinte,
les fleuves, les plaines, les clochers furent ton héritage,
ton héritage notre pain de chaque jour, père.
Ton petit cadavre de capitaine courageux
a déployé dans l’infini sa forme métallique,
tes doigts surgissent soudain entre la neige
et le pêcheur austral tire tout à coup ton sourire à la lumière,
ta voix palpitante entre ses filets.
De quelle couleur sera la rose qu’auprès de ton âme nous élèverons?
Rouge sera la rose qui rappellera ton passage.
Comment seront les mains qui recueilleront ta cendre?
Rouges seront les mains qui naissent de ta cendre.
Et comment est la graine de ton cœur mort?
Rouge est la graine de ton cœur vivant.
Voilà pourquoi il y a aujourd’hui autour de toi une ronde de mains.
Près de ma main il y en a une autre et il y en a une autre
auprès d’elle,
et une autre encore, jusqu’au fond du continent obscur.
Et une autre main que tu ne connus pas alors
arrive aussi, Bolivar, pour étreindre la tienne:
de Teruel, de Madrid, du Jarama, de l’Èbre,
de la prison, de l’air, des morts de l’Espagne
arrive cette main rouge qui est la fille de la tienne.
Capitaine, combattant, là où une bouche
crie liberté, là où une oreille écoute,
là où un soldat rouge brise un front brun,
là où un laurier d’homme libre surgit, là où un nouveau
drapeau se pare du sang de notre insigne aurore,
Bolivar, capitaine, apparaît ton visage.
Encore une fois entre poudre et fumée ton épée est en train de naître.
Encore une fois ton drapeau s’est brodé de sang.
La perversion attaque à nouveau ta semence,
le fils de l’homme est cloué sur une autre croix.
Mais ton ombre nous conduit vers l’espérance,
le laurier et la lumière de ton armée rouge
regardent par ton regard à travers la nuit d’Amérique.
Tes yeux qui veillent au-delà des mers,
au-delà des peuples opprimés et blessés,
au-delà des noires villes incendiées,
ta voix naît à nouveau, ta main naît une fois encore:
ton armée défend les drapeaux sacrés:
la Liberté agite les cloches sanglantes,
et un son terrible de souffrances précède
l’aurore rougie par le sang de l’homme.
Libérateur, un monde de paix est né dans tes bras.
La paix, le pain, le blé naquirent de ton sang,
de notre jeune sang qui est né de ton sang
surgiront paix, pain, blé pour le monde que nous ferons.
J’ai connu Bolivar par un long matin,
à Madrid, au sein du Cinquième Régiment.
Père, lui dis-je, es-tu ou n’es-tu pas ou qui es-tu?
Et regardant le Cuartel de la Montaña, il dit:
«Je m’éveille tous les cent ans quand le peuple s’éveille.»
Résidence sur la Terre, Traduit de l’espagnol par Guy Suarès. Collection Poésie/Gallimard N° 83 (1972)