René Char

René Char.

Baudelaire mécontente Nietzsche

C’est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu’il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d’eau.

Obligation, sans reprendre souffle, de raréfier, de hiérarchiser êtres et choses empiétant sur nous.
Comprenne qui pourra. Le pollen n’échauffant plus un avenir multiple s’écrase contre la paroi rocheuse.

Que nous défiions l’ordre ou le chaos, nous obéissons à des lois que nous n’avons pas intellectuellement instituées. Nous nous en approchons à pas de géant mutilé.

De quoi souffrons-nous le plus? De souci. Nous naissons dans le même torrent, mais nous y roulons différemment, parmi les pierres affolées. Souci? Instinct garder.

Fils de rien et promis à rien, nous n’aurions que quelques gestes à faire et quelques mots à donner.
Refus. Interdisons notre hargneuse porte aux mygales jactantes, aux usuriers du désert. L’œuvre non vulgarisable, en volet brisé, n’inspire pas d’application, seulement le sentiment de son renouveau.

Ce que nous entendons durant le sommeil, ce sont bien les battements de notre coeur, non les éclairs de notre âme sans emploi.

Mourir, c’est passer à travers le chas de l’aiguille après de multiples feuillaisons. Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie, dans l’état de modestie souveraine.

Qui appelle encore? Mais la réponse n’est point donnée.
Qui appelle encore pour un gaspillage sans frein? Le trésor entrouvert des nuages qui escortèrent notre vie.

La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, 1972.

Charles Baudelaire 1844 (Emile Deroy (1820–1846).
Friedrich Nietzsche, 1875.

Albert Camus – René Char

Aujourd’hui, Marc Bassets a publié dans Babelia, supplément culturel de El País un article intitulé Camus-Char, biografía de una amistad. Une nouvelle maison d’édition vient en effet de traduire en espagnol la correspondance entre Albert Camus et René Char Correspondencia 1946-1959, publiée par Gallimard en 2007.

Les deux hommes se sont rencontrés en 1946. A partir de 1954, ils habitent le même immeuble 4 rue de Chanaleilles, Paris VII. Ils se découvrent même un arrière-pays commun, selon René Char, une terre de patrie dont le paysage est celui des alentours de L’Isle-sur-le-Sorgue, et plus généralement le Vaucluse entre Ventoux et Luberon. En septembre 1958, Albert Camus achète une maison à Lourmarin. A sa mort, le 4 janvier, il est enterré dans le cimetière de ce village.

A ce moment-là, René Char ne voulut pas écrire dans la précipitation un texte pour son ami. L’hommage de la NRF commença dans le numéro du 1 février 1960 et continua dans le numéro entier du 1 mars 1960. Char composa, lui, seulement sept semaines plus tard, L’éternité à Lourmarin. Il forma avec Jean Grenier et Jean Bloch-Michel, autour de Francine Camus, un groupe pour prendre les premières décisions concernant l’oeuvre et les papiers personnels d’Albert Camus.

L’éternité à Lourmarin (René Char)

Albert Camus

Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.

La Parole en archipel, 1962.

Lourmarin. Tombe d’Albert Camus.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert. Louise Colet.

Lettre à Louise Colet, 13 juin 1852.
«J’aime les phrases nettes et qui se tiennent droites, debout tout en courant, ce qui est presque une impossibilité. L’idéal de la prose est arrivé à un degré inouï de difficulté; il faut se dégager de l’archaïsme, du mot commun, avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes, et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours.»

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Nadar), 1855.

Fusées Hygiène projets

“Plus on veut mieux on veut.

Plus on travaille, mieux on travaille et plus on veut travailler.

Plus on produit, plus on devient fécond.

Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.

Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.

J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité.

Journaux intimes, Hygiène.

Léon Tolstoï

Léon (Lev) Nicolaïevitch Tolstoï (1828-1910)

Léon (Lev) Nicolaïevitch Tolstoï (1828-1910) était le fils du comte Nicolas Ilitch Tolstoï et de la comtesse Marie Nikolaïevna Volkonskaïa. Ils eurent cinq enfants: Serge, Nicolas, mort de tuberculose à Hyères en 1860, Dimitri, mort de la même maladie en 1856, Léon et Marie. Peu de temps après la naissance de Marie, en août 1830, alors que Léon n’avait que dix-huit mois, la comtesse mourut d’une fièvre puerpérale. Jusqu’à huit ans et demi, Léon ne connut que la campagne à Iasnaïa Poliana. Ensuite, sa famille s’installa à Moscou. A la mort subite du père en 1837, les enfants furent confiés successivement à la tutelle de deux tantes.

Iasnaïa Poliana (littéralement, «La clairière aux frênes ») se trouve dans le Gouvernement de Toula. Léon Tolstoï hérita de ce domaine de 380 hectares à la mort de sa mère. La propriété se trouve près de la ville de Toula, à 200 km au sud de Moscou.

A la fin de sa vie, Léon Tolstoï a plusieurs fois formulé la volonté d’être inhumé à Iasnaïa Poliana:
« Qu’il n’y ait aucun rite lors de l’inhumation de mon corps ; un cercueil en bois et que celui qui le veut bien le porte ou transporte à la forêt Stariï Zakaz, au bord du ravin, à l’endroit où se trouvait la baguette verte.» Cette légende, Tolstoï l’a apprise de son frère, Nicolas. A l’âge de douze ans, Nicolas a annoncé qu’il possédait un grand secret: une fois que les hommes l’apprendraient, la vie serait éternelle, sans guerres ni maladies, et tous les hommes deviendraient des «frères fourmis» (selon Léon Tolstoï, en référence à l’idéal des Frères moraves (mouraveï = «fourmi» en russe). Il ne restait qu’à trouver la baguette verte enfouie dans le ravin. C’est là que le secret serait gravé. S’installant sous les chaises couvertes de foulards, les enfants Tolstoï jouaient aux «frères-fourmis». Assis étroitement sous un toit, ils sentaient le bonheur et l’amour et rêvaient à l’arrivée d’une fraternité de fourmis pour tous les hommes. Agé, Léon Tolstoï a dit: « C’était très très bien, et je remercie Dieu d’avoir eu la chance de jouer à ce jeu. Nous l’avons appelé jeu, pourtant, tout est jeu dans l’ univers, sauf cela».

Le 28 octobre 1910, (ancien calendrier; 10 novembre, calendrier grégorien) Léon Tolstoï a quitté Iasnaïa Poliana pour une destination inconnue. Dix jours après son départ, le 7 novembre (20 novembre), il est mort de pneumonie à la petite gare d’Astapovo, gouvernement de Riazan. Le cercueil avec son corps sera transporté à Iasnaïa Poliana où le 9 novembre (22 novembre) se dérouleront ses funérailles civiles. Il sera enterré, comme il le souhaitait, dans la forêt Stariï Zakaz, à l’endroit de la baguette verte. La tombe de Tolstoï est très simple: une colline verte au bord du ravin, ni une pierre, ni même une croix…

Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. (Publication posthume, 1943) «Ni la crypte de Napoléon sous la coupole de marbre des Invalides, ni le cercueil de Goethe dans le caveau des princes, ni les monuments de l’abbaye de Westminster n’impressionnent autant que cette tombe merveilleusement silencieuse, à l’anonymat touchant, quelque part dans la forêt, environnée par le murmure du vent, et qui ne livre par elle-même nul message, ne profère nulle parole.»

Nathalie Léger, La robe blanche, POL, 2018. « On dit qu’il existe, quelque part au fond d’un creux herbeux de la lointaine forêt Starii Zakaz sur le domaine d’Isnaïa Poliana, une baguette verte sur laquelle est gravé le secret de la souffrance des hommes et la formule qui permet d’effacer le mal en eux pour toujours. Enfants, Tolstoï et ses frères savaient que la baguette était là, au fond du creux du fond de la forêt, rayonnante de toute la force de son énigme et de son rêve immortel. C’est là, dans la forêt, près de la baguette verte, que Tolstoï a demandé à être enterré. Chacun de ses récits est une recherche éperdue de la baguette, la tentative de déchiffrer la formule, de percer le secret.»

Tombe de Léon Tolstoï. Iasnaïa Poliana . Forêt Stariï Zakaz.

André Breton


Tournesol
A Pierre Reverdy

La voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l’été
Marchait sur la pointe des pieds
Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux
Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels
Que seule a respirés la marraine de Dieu
Les torpeurs se déployaient comme la buée
Au Chien qui fume
Où venaient d’entrer le pour et le contre
La jeune femme ne pouvait être vue d’eux que mal et de biais
Avais-je affaire à l’ambassadrice du salpêtre
Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée
Le bal des innocents battait son plein
Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La dame sans ombre s’agenouilla sur le Pont au Change
Rue Git-le-Cœur les timbres n’étaient plus les mêmes
Les promesses des nuits étaient enfin tenues
Les pigeons voyageurs les baisers de secours
Se joignaient aux seins de la belle inconnue
Dardés sous le crêpe des significations parfaites
Une ferme prospérait en plein Paris
Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée
Mais personne ne l’habitait encore à cause des survenants
Des survenants qu’on sait plus dévoués que les revenants
Les uns comme cette femme ont l’air de nager
Et dans l’amour il entre un peu de leur substance
Elle les intériorise
Je ne suis le jouet d’aucune puissance sensorielle
Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendre
Un soir près de la statue d’Étienne Marcel
M’a jeté un coup d’œil d’intelligence
André Breton a-t-il dit passe

Clair de terre, 1923

Nous aimions ce poème d’André Breton quand nous étions très jeunes et que le surréalisme nous fascinait.

Le 29 mai 1934, au café Cyrano, place Blanche, André Breton est ébloui par une femme. Il la trouve «scandaleusement belle» et l’attend à la porte du café. Quand elle sort, il l’aborde. Elle lui donne rendez-vous à minuit, après son spectacle. Elle est danseuse dans un ballet aquatique au Coliseum, une ancienne piscine transformée en music-hall au 65 boulevard Rochechouart, Paris IXe. Toute la nuit, ils se promènent de Pigalle à la rue Gît-le-Cœur en passant par le quartier des Halles et la Tour Saint-Jacques.
Plus tard, Breton se rappelle le poème Tournesol qu’il a écrit en 1923. Les coïncidences sont telles qu’il est convaincu de sa valeur prémonitoire. Jacqueline Lamba lui apparaît comme «la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol» La rencontre s’est produite dans des conditions si troublantes que Breton a longtemps hésité à les rendre publiques. Il la raconte une première fois dans La Nuit du tournesol, dans la revue Minotaure n° 7 de juin 1935, puis dans le quatrième chapitre de L’Amour fou en 1937.

Jacqueline Lamba, “ballerine aquatique” au cabaret du Coliseum (Rogi André 1900-1970)

Victor Serge (1890-1947)

Victor Serge et Laurette Séjourné, Écris-moi à Mexico. Correspondance inédite 1941-1942, Éditions Signes et Balises (224 p., 17€). Texte établi, transcrit et édité par Françoise Bienfait et Tessa Brissac. Précédé de «Victor Serge au Mexique: le dernier exil», d’Adolfo Gilly.

«Je crois que l’une des pires de nos erreurs et de nos fautes est d’abord l’intolérance envers les nôtres. Elle provient de ce sentiment de détenir la vérité qui est au fond de toutes les convictions fortes, sentiment juste et nécessaire – nous détenons de grandes vérités – , mais qui produit aussi les inquisiteurs et les sectaires. Notre salut est dans une intransigeance tolérante, qui consiste à nous reconnaître mutuellement le droit à l’erreur, le plus humain des droits, et le droit de penser autrement, le seul qui donne un sens au mot liberté.» (Pleine attente (notes sur un voyage de Paris à Mexico)

Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch 1890-1947) a embarqué avec son fils Vlady à Marseille sur le navire Capitaine Paul-Lemerle le 24 mars 1941. Son voyage durera six mois. Il n’arriva au Mexique qu’en septembre 1941. L’exilé avait fait halte à Port-au-Prince, à la Havane; à l’époque, des lieux qui lui paraissaient paradisiaques et hors de l’histoire. Il attendait avec angoisse l’arrivée de Laurette Séjourné (née Laura Valentini 1911-2003), sa nouvelle compagne rencontrée en 1937. Mais le visa a traîné et Laurette Séjourné n’arrivera que six mois plus tard. Elle passera le reste de sa vie à Mexico et sera une anthropologue et ethnologue très renommée. Dans les années 1950, elle travailla à l’INAH (Institut National d’Anthropologie et d’Histoire du Mexique) et fit des fouilles à Teotihuacán. Son principal travail concernera la figure de Quetzalcóatl. De plus, elle affirma que Teotihuacán était la légendaire Tula (aussi connue sous le nom de Tolan et de Tollan).

Sur le navire Capitaine Paul-Lemerle, se trouvaient entre autres André Breton et Jacqueline Lamba, la romancière allemande Anna Seghers, la photographe Germaine Krull, les peintres André Masson et Wifredo Lam ainsi que Claude Lévi-Strauss qui racontera cette traversée dans Tristes tropiques (1955).

Victor Serge mourut dans un taxi d’une crise cardiaque le 17 novembre 1947 alors qu’il se rendait chez son fils Vlady pour lui remettre son dernier poème, Mains.

L’écrivain et éditeur Adrien Bosc a décrit cet exode maritime dans son deuxième roman, publié à la rentrée 2018 chez Stock Capitaine.

Victor Serge à sa table de travail (Vladimir Viktorovitch Kibaltchitch Roussakov dit Vlady 1920-2005) à Ciudad Trujillo, nom donné à Santo Domingo de 1936 à 1961.

Antonio Machado

CXXXVII
PARÁBOLAS (Antonio Machado)
IV
CONSEJOS

Sabe esperar, aguarda que la marea fluya
—así en la costa un barco— sin que al partir te inquiete.
Todo el que aguarda sabe que la victoria es suya;
porque la vida es larga y el arte es un juguete.
Y si la vida es corta
y no llega la mar a tu galera,
aguarda sin partir y siempre espera,
que el arte es largo y, además, no importa.

Campos de Castilla (1907-1917)

CXXXVII
PARABOLES

IV
CONSEILS

Il faut savoir attendre,
attends le flux de la marée,
– comme une barque sur le rivage -,
sans que le départ t’inquiète.
Quiconque attend sait que la victoire est à lui;
car la vie est longue et l’art est un jouet.
Et si la vie est courte
et si la mer n’arrive à ta galère
attends sans partir et espère toujours,
car l’art est long et, d’ailleurs,
c’est sans importance.

Champs de Castille (1907-1917)

(Traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé)

Victor Hugo

Victor Hugo est né le 26 février 1802 (7 ventôse an X selon le calendrier républicain) à Besançon. Il est mort le 22 mai 1885 à Paris. C’est le fils du général d’Empire Joseph Léopold Sigisbert Hugo (1773-1828) et de Sophie Trébuchet (1772-1821), jeune femme issue de la bourgeoisie nantaise.

Pendant l’occupation française de l’Espagne, la famille de Victor Hugo s’est installée à Madrid, Calle del Clavel, n° 3. Là se trouvait le Palais de Masserano. Une plaque sur la façade rappelle encore ce fait. Il y vécut 10 mois en 1811 et 1812.

Avec ses frères Abel (1798-1855) et Eugène (1800- 1837), il sera pensionnaire dans une institution religieuse de Madrid, le Real Colegio de San Antonio de Abad, calle Hortaleza. La Mairie de Madrid a donné le nom du poète français à une autre rue proche.

il nota alors ceci: « Me voici dans le pays où l’on prononce b pour v ». Ainsi écrivait-il son nom, Bittor, avec un b, deux t, suivi de la particule, « Bittor de Hugo », à l’âge de neuf ans, sur la page de garde de son Tacite.

Les allusions à Madrid et à l’Espagne sont nombreuses dans son œuvre:

«Ce Madrid ! Son ciel bleu, son paysage noir,
Le Manzanares, roi des fleuves patriarches,
Roulant trois pouces d’eau sous un pont de trois arches,
Grands chapeaux espagnols, petits pieds, majos et manolas
Et les Españoles et les Españolas !»
(Fragment d’une comédie – 1840)

«De même, si jamais enfin je vous revois,
Beau pays dont la langue est faite pour ma voix,
Dont mes yeux aimaient les campagnes,
Bords où mes pas enfants suivaient Napoléon,
Fortes villes du Cid ! ô Valence, ô Léon,
Castille, Aragon, mes Espagnes !

Je ne veux traverser vos plaines, vos cités,
Franchir vos ponts d’une arche entre deux monts jetés,
Voir vos palais romains ou maures,
Votre Guadalquivir qui serpente et s’enfuit,
Que dans ces chars dorés qu’emplissent de leur bruit
Les grelots des mules sonores.»
(Feuilles d’automne, 1831)

En 1843, il fit un second voyage en Espagne avec sa maîtresse, Juliette Drouet.

«Je suis à Pampelune et ne saurais dire ce que j’y éprouve. Je n’avais jamais vu cette ville, et il me semble que j’en reconnais chaque rue, chaque maison, chaque porte. Toute l’Espagne que j’ai vue dans mon enfance m’apparaît ici comme le jour où j’ai entendu passer la première charrette à bœufs.
Trente ans s’effacent de ma vie : je redeviens l’enfant, le petit Français, “el niño”, “el chiquito francés”, comme on m’appelait. Tout un monde qui sommeillait en moi s’éveille, revit et fourmille dans ma mémoire. Je le croyais presque effacé ; le voici plus resplendissant que jamais.»

Sur la route du retour, il apprit brutalement la mort tragique par noyade de sa fille Léopoldine (1824-1843).

Léopoldine Hugo (Auguste de Châtillon), 1836. Paris, Maison Victor Hugo.

Jean Cassou (1897-1986)

La mémoire courte. Éditions de Minuit, 1954 ; réédition, Mille et une Nuits, 2001 ; réédition, Éditions Sillage, 2017.

«Ce traître (Pétain) avait raison : les Français d’aujourd’hui ont la mémoire courte. Encore, au lieu de les vitupérer eut-il dû les féliciter et s’en féliciter, puisque faute de mémoire, ils ont pu admettre que trahir sa patrie est un acte vertueux et méritoire. Mais la position plus ou moins favorable d’un Pétain par rapport à la défaillance d’une faculté mentale de la nation française est de peu d’intérêt. Ce qui nous frappe ici, c’est que, pour en tirer quelque conclusion que ce soit, il ait mis le doigt sur une chose aussi capitale que la mémoire. Qu’il ait senti que tout se passe là. L’HOMME est avant tout mémoire…. L’écourtement de la mémoire, c’est la mort.»

Jean Cassou est en 1934 membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes et directeur de la revue Europe de 1936 à 1939. En 1936, il participe au cabinet de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts du Front populaire. Grand résistant. Automne 1940 Il participe au réseau de résistance créé par Boris Vildé et Alexandre Lewitsky au sein du musée de l’Homme. Emprisonné à Toulouse de décembre 1941 à février 1942, puis de juillet 1942 à juin 1943, il écrit dans sa prison les trente-trois sonnets composés au secret, publiés dans la clandestinité, sous le pseudonyme de Jean Noir, par les éditions de Minuit.   Passé dans la clandestinité, il est chargé de coordonner l’actions des forces résistantes dans le Sud-Ouest. Rédacteur des Cahiers de la Libération et Président du Comité régional de Libération de Toulouse. Juin 1944 Commissaire de la République de la région de Toulouse.Très grièvement blessé par les Allemands à la veille de la libération de la ville, il reçoit, sur son lit d’hôpital, la croix de Compagnon de la Libération des mains du général de Gaulle.
Octobre 1945 Conservateur en chef du Musée national d’art moderne, poste qu’il occupe jusqu’en 1965. Février 1946 Président du Comité national des écrivains. 1953 Les éditions de Minuit publient La mémoire courte, réponse de Jean Cassou à la Lettre aux directeurs de la Résistance de Jean Paulhan, éditée par ces mêmes éditions en 1951. De 1965 à 1970, il est directeur d’études à l’École pratique des hautes études.
C’est le beau-frère du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985), dont il a épousé la sœur, pianiste, Ida Jankélévitch (1898-1982).

 

Jean Cassou.