Portrait d’André Gide (Paul Albert Laurens) 1924. Paris, Musée d’Orsay.
Retour à André Gide.
Albert-Marie Schmidt, Á Pontigny, La NRF, Hommage à André Gide, novembre 1951.
” La nuit tombée, il se plaisait à organiser des divertissements collectifs. Superficiel à force de profondeur, ayant horreur de la pesante gravité des chefs d’école, il se jouait à lui-même la farce de se parodier. Il transformait les pans de sa jaquette en queue de chat-huant, arrondissait ses bras comme des ailerons rognés et déclamait d’une voix rauque et râpeuse Les Hiboux de Baudelaire, provoquant dans le parc, en réponse, la plainte rapide d’une hulotte. Il taillait dans une feuille de papier bristol une auréole dérisoire ; il en couronnait son front chauve et, se nichant à croupetons sous le manteau d’une cheminée, il prenait la pose cafarde et morigénée d’un saint qui trouve l’éternité trop étroite. “
Les hiboux (Charles Baudelaire)
Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.
Sans remuer, ils se tiendront Jusqu’à l’heure mélancolique Où poussant le soleil oblique, Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne, Qu’il faut en ce monde qu’il craigne Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D’avoir voulu changer de place.
Les Fleurs du mal, 1857.
Les hiboux – Eau-forte en couleur de Henry Chapront tirée des Fleurs du Mal, 1911, Collection Librairie des Argonautes, Paris.
Georges Soria-Federico García Lorca (Chim – David Seymour). Madrid, Plaza Mayor. Printemps-été 1936.
Le poète fut arrêté dans sa ville de Grenade le 16 août 1936. Il s’était réfugié dans la maison de la famille Rosales Camacho, calle Angulo número 1 . Il s’y croyait à l’abri puisque les fils de cette famille étaient des membres influents de la Phalange, l’organisation fasciste de José Antonio Primo de Rivera. Federico était très ami avec le poète Luis Rosales (1910-1992, Prix Cervantès 1982), le plus jeune des frères. Dans la nuit du 17 au 18 août 1936, probablement vers deux heures du matin, il fut transféré en voiture jusqu’au village de Viznar, à neuf kilomètres de là. Peu de temps après, il fut assassiné près du village voisin d’Alfacar avec trois autres personnes : l’instituteur de Pulianas Dióscoro Galindo González et deux banderilleros célèbres de de Grenade: Francisco Galadí Melgar (“el Colores”) et Joaquín Arcollas Cabezas (“Magarza”), membres du syndicat anarchiste CNT. L’historien anglais Paul Preston estime qu’il y eut 5000 exécutions à Grenade pendant la Guerre civile.
La publication dans un hors-série du « Figaro » (28 juillet 2022) d’un entretien de huit pages de la journaliste Isabelle Schmitz avec l’essayiste d’extrême droite Pío Moa, pour qui les gauches sont entièrement responsables du déclenchement de la guerre civile en Espagne en 1936, a suscité l’indignation de nombreux historiens. Comment peut-on publier en France un livre de ce pseudo-historien engagé dans sa jeunesse dans les GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), groupuscule terroriste d’inspiration maoïste et condamné par la justice espagnole en 1983 ? Les Éditions L’Artilleur ont pourtant traduit et édité son livre révisionniste Les Mythes de la guerre civile 1936-1939, sorti en Espagne en 2003.
Antonio Machado écrivit ce poème au mois d’octobre 1936. Il en donna une lecture publique, à Valence, sur la Place Castelar.
El crimen fue en Granada (Antonio Machado)
A Federico García Lorca
I
El crimen
Se le vio, caminando entre fusiles, por una calle larga, salir al campo frío, aún con estrellas, de la madrugada. Mataron a Federico cuando la luz asomaba. El pelotón de verdugos no osó mirarle la cara. Todos cerraron los ojos; rezaron: ¡ni Dios te salva! Muerto cayó Federico – sangre en la frente y plomo en las entrañas – …Que fue en Granada el crimen sabed – ¡pobre Granada! -, en su Granada.
II
El poeta y la muerte
Se le vio caminar solo con Ella, sin miedo a su guadaña. – Ya el sol en torre y torre, los martillos en yunque – yunque y yunque de las fraguas. Hablaba Federico, requebrando a la muerte. Ella escuchaba. “Porque ayer en mi verso, compañera, sonaba el golpe de tus secas palmas, y diste el hielo a mi cantar, y el filo a mi tragedia de tu hoz de plata, te cantaré la carne que no tienes, los ojos que te faltan, tus cabellos que el viento sacudía, los rojos labios donde te besaban… Hoy como ayer, gitana, muerte mía, qué bien contigo a solas, por estos aires de Granada, ¡mi Granada!”
III
Se le vio caminar… Labrad, amigos, de piedra y sueño, en el Alhambra, un túmulo al poeta, sobre una fuente donde llore el agua, y eternamente diga: el crimen fue en Granada, ¡en su Granada!
Le crime a eu lieu à Grenade
A Federico García Lorca
I
Le crime
On le vit, avançant au milieu des fusils, Par une longue rue, Sortir dans la campagne froide, Sous les étoiles, au point du jour. Ils ont tué Federico Quand la lumière apparaissait. Le peloton de ses bourreaux N’osa le regarder en face. Ils avaient tous fermé les yeux ; Ils prient : Dieu même n’y peut rien ! Et mort tomba Federico – Du sang au front, du plomb dans les entrailles – … Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade – Pauvre Grenade! – , sa Grenade…
II
Le poète et la mort
On le vit s’avancer seul avec Elle, Sans craindre sa faux. – Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux Sur l’enclume – sur l’enclume des forges. Federico parlait ; Il courtisait la mort. Elle écoutait « Puisque hier, ma compagne, résonnaient dans mes vers Les coups de tes mains desséchées, Qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace Et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent, Je chanterai la chair que tu n’as pas, Les yeux qui te manquent, Les cheveux que le vent agitait, Les lèvres rouges que l’on baisait… Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort, Que je suis bien, seul avec toi, Dans l’air de Grenade, ma Grenade !»
III
On le vit s’avancer… Élevez, mes amis, Dans l’Alhambra, de pierre et de songe, Un tombeau au poète, Sur une fontaine où l’eau gémira Et dira éternellement : Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !
Poésie de guerre, 1936-1939. Traduction : Bernard Sesé.
Baeza (Jaén), calle san Pablo. Statue d’ Antonio Machado (Antonio Pérez Almahan) (2009).
Málaga. Paseo marítimo Ciudad de Melilla. Monument à Jorge Guillén (Jesús Martínez Labrador, 1982)
Muerte de unos zapatos
¡Se me mueren! Han vivido con fidelidad: cristianos servidores que se honran y disfrutan ayudando, complaciendo a su señor, un caminante cansado, a punto de preferir la quietud de pies y ánimo. Saben estas suelas. Saben de andaduras palmo a palmo, de intemperies descarriadas entre barros y guijarros… Languidece en este cuero triste su matiz, antaño con sencillez el primor de algún día engalanado Todo me anuncia una ruina que se me escapa. Quebranto mortal corroe el decoro. Huyen. ¡Espectros-zapatos!
Clamor : Maremágnum, 1957.
Chaussures. Septembre 1886. Amsterdam, Musée Van Gogh.
Mort d’une paire de chaussures
Elles se meurent ! Elles ont vécu fidèlement : en chrétiennes très dévouées qui s’honorent et jouissent lorsqu’elles aident, et complaisent à leur maître, un marcheur bien fatigué, sur le point de préférer la paix des pieds et de l’âme. Elles en ont vu, ces semelles, des marches laborieuses, du mauvais temps qui conduit dans la boue et les cailloux. Le charme d’une journée passée et magnifiée se languit là, dans ce cuir défraichi, tout simplement. Tout m’annonce une ruine qui m’échappe. Délabrement fatal, offense à la décence. Elles fuient. Chaussures-spectres !
Traduction de Daniel Lecler.
Les Poètes de 27. Anthologie bilingue, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), Épure, Université de Reims, 2019, 405 p.
Je continue de lire les poèmes posthumes de Pablo Neruda repris en Poésie/Gallimard et traduits par Claude Couffon.
” Les huit livres réunis dans le présent volume constituent l’oeuvre poétique posthume de Pablo Neruda. Dans La rose détachée, Neruda s’interroge sur le mystère des statues de l’île de Pâques «entourées par le silence bleu». Jardin d’hiver est une émouvante méditation sur l’homme vieillissant, admirablement complétée par les souvenirs et fables guillerettes égrenés dans Le coeur jaune. 2000 poursuit l’interrogation commencée dans Fin de monde : à quels événements, à quelle mutation assistera le squelette du poète en cet « an 2000 à l’an 1000 pareil » ? Élégie est consacré aux rues et aux curiosités de Moscou et surtout à l’évocation des figures présentes ou disparues des amis russes ou exilés en Union soviétique : Ehrenbourg, Maïakovski et Lily Brik, Evtouchenko, Nazim Hikmet… La mer et les cloches présente de nouveaux aspects de la retraite chère à Neruda : l’Île Noire.Enfin, Défauts choisis réclame avec humour le droit aux faiblesses et aux erreurs, sans lesquelles l’homme ne serait plus l’homme. ” ( Quatrième de couverture de l’édition de 1979. Texte repris sur le site Gallimard)
Otro castillo (Pablo Neruda)
No soy, no soy el ígneo, estoy hecho de ropa, reumatismo, papeles rotos, citas olvidadas, pobres signos rupestres en lo que fueron piedras orgullosas.
¿En qué quedó el castillo de la lluvia, la adolescencia con sus tristes sueños y aquel propósito entreabierto de ave extendida, de águila en el cielo, de fuego heráldico?
No soy, no soy el rayo de fuego azul, clavado como lanza en cualquier corazón sin amargura.
La vida no es la punta de un cuchillo, no es un golpe de estrella, sino un gastarse adentro de un vestuario, un zapato mil veces repetido, una medalla que se va oxidando adentro de una caja oscura, oscura.
No pido nueva rosa ni dolores, ni indiferencia es lo que me consume, sino que cada signo se escribió, la sal y el viento borran la escritura y el alma ahora es un tambor callado a la orilla de un río, de aquel río que estaba allí y seguirá estando.
Defectos ecogidos. Losada, 1974.
Autre château
Je ne suis pas, je ne suis pas de braise ardente, je suis fait de linge et de rhumatismes, de papiers déchirés, de rendez-vous manqués, de modestes signes rupestres sur ce qui fut pierres d’orgueil.
Que reste-t-il du château de la pluie, de cette adolescente avec ses tristes rêves, de cette intention entrouverte d’être aile déployée, d’être un aigle en plein ciel, une flamme héraldique ?
Je ne suis pas, je ne suis pas l’éclair de feu bleu, planté comme un javelot, dans le coeur de quiconque échappe à l’amertume.
La vie n’est pas la pointe d’un couteau ni le heurt d’une étoile, elle est vieillissement dans une garde-robe, soulier mille fois répété, médaille qui rouille dans les ténèbres d’un écrin.
Je ne demande ni rose nouvelle ni douleurs, ni indifférence, elle me consume, chaque signe a été écrit, le sel avec le vent effacent l’écriture et l’âme est maintenant un tambour muet au bord d’un fleuve, de ce fleuve qui continuera de couler où il coulait.
La rose détachée et autres poèmes. Gallimard, 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduction de Claude Couffon.
Vu hier soir en DVD Petite Solange d’Axelle Ropert (2021). Scén. : Axelle Ropert. Dir. photo : Sébastien Bachmann. Mus. :Benjamin Esdraffo. Int. : Jade Springer, Léa Drucker, Philippe Katherine, Grégoire Montana, Chloé Astor. 1 h 25. Prix Jean Vigo 2021.
Un petit film, agréable à voir. Une collégienne de 13 ans (Jade Springer, très crédible), mélancolique et introvertie. La ville de Nantes toujours photogénique. On voit bien sûr le passage Pommeraye qui rappelle Jacques Demy et Lola (1961). L’adolescente est aimée par sa famille, mais livrée à elle-même. Ses parents se disputent et vont se séparer. Elle est seule. Elle marche dans la grande ville. Elle croise des gens, des tramways, elle se fait bousculer. Son grand frère Romain, étudiant, choisit la fuite à Madrid et l’abandonne. Le film fait discrètement allusion au beau mélodrame de Luigi Comencini, L’Incompris (1966). La petite Solange récite en classe La Chanson de Gaspard Hauser de Verlaine. Elle éclate en sanglots.
Portrait de Verlaine (Louis Anquetin). 1893. Albi, Musée Toulouse-Lautrec;
La chanson de Gaspard Hauser (Paul Verlaine)
Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes : Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d’amoureuses flammes M’a fait trouver belles les femmes : Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l’étant guère, J’ai voulu mourir à la guerre : La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde : Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1881.
Paul Verlaine a sûrement écrit ce poème en prison lors de son séjour en Belgique. Lors de leur voyage à Bruxelles, Verlaine tire sur Rimbaud à deux reprises, un coup le manquant, l’autre le blessant légèrement au poignet. Il était sous l’emprise de l’absinthe au moment des faits. D’abord enfermé à Bruxelles (du 11 juillet au 24 octobre 1873) jusqu’à son procès, il sera ensuite condamné et transféré à Mons où il passera un peu plus de deux ans (du 25 octobre 1873 au 16 janvier 1875) .
Ansbach (Bavière). Kaspar’s Tree. (Jaume Plensa). 2007. La sculpture est située devant la maison dans laquelle a vécu Kaspar Hauser de décembre 1831 jusqu’à sa mort en 1833.
Pablo Neruda tenait en haute estime Jules Laforgue (1860-1887). Il le situait dans la lignée d’un autre romantisme, américain celui-là. On peut lire ces mots dans Viaje al corazón de Quevedo, conférence prononcée à Santiago le 8 de décembre 1943 et publiée en 1955 :
” Hasta hoy, de los genios poéticos nacidos en nuestra tierra virginal, dos son franceses y dos son afrancesados. Hablo de los uruguayos Julio Laforgue e Isidoro Ducasse, y de Rubén Darío y Julio Herrera y Reissig. Nuestros dos primeros compatriotas, Isidoro Ducasse y Julio Laforgue, abandonan América a corta edad de ellos y de América. Dejan desamparado el vasto territorio vital que en vez de procrearlos con torbellinos de papel y con ilusiones caninas, los levanta y los llena del soplo masculino y terrible que produce en nuestro continente, con la misma sinrazón y el mismo desequilibrio, el hocico sangriento del puma, el caimán devorador y destructor y la pampa llena de trigo para que la humanidad entera no olvide, a través de nosotros, su comienzo, su origen.
América llena, a través de Laforgue y de Ducasse, las calles enrarecidas de Europa con una flora ardiente y helada, con unos fantasmas que desde entonces la poblarán para siempre. El payaso lunático de Laforgue no ha recibido la luna inmensa de las pampas en vano: su resplandor lunar es mayor que la vieja luna de todos los siglos: la luna apostrofada, virulenta y amarilla de Europa. Para sacar a la luz de la noche una luz tan lunar, se necesitaba haberla recibido en una tierra resplandeciente de astros recién creados, de planeta en formación, con estepas llenas aún de rocío salvaje. Isidoro Ducasse, conde de Lautréamont, es americano, uruguayo, chileno, colombiano, nuestro. Pariente de gauchos, de cazadores de cabezas del Caribe remoto, es un héroe sanguinario de la tenebrosa profundidad de nuestra América. Corren en su desértica literatura los caballistas machos, los colonos del Uruguay, de la Patagonia, de Colombia. Hay en él un ambiente geográfico de exploración gigantesca y una fosforescencia marítima que no la da el Sena, sino la flora torrencial del Amazonas y el abstracto nitrato, el cobre longitudinal, el oro agresivo y las corrientes activas y caóticas que tiñen la tierra y el mar de nuestro planeta americano. “
Pablo Neruda revendiquera l’influence de Jules Laforgue jusque dans ses derniers poèmes qui ne seront édités qu’après sa mort.
Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton ) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1898).
Paseando con Laforgue
Diré de esta manera, yo, nosotros, superficiales, mal vestidos de profundos, por qué nunca quisimos ir del brazo con este tierno Julio, muerto sin compañía ? Con un purísimo superficial que tal vez pudo ense?arnos la vida a su manera, la luna a su manera, sin la aspereza hostil del derrotado? Por qué no acompañamos su violin que deshojó el otoño de papel de su tiempo para uso exclusivo de cualquiera, de todo el mundo, como debe ser?
Adolescentes éramos, tontos enamorados del áspero tenor de Sils-María, ese sí nos gustaba, la irreductible soledad a contrapelo, la cima de los pájaros águilas que sólo sirven para las monedas, emperadores, pájaros destinados al embalsamiento y los blasones.
Adolescentes de pensiones sórdidas, nutridos de incesantes spaghettis, migas de pan en los bolsillos rotos, migas de Nietzsche en las pobres cabezas : sin nosotros se resolvía todo, las calles y las casas y el amor : fingíamos amar la soledad como los presidiarios su condena.
Hoy ya demasiado tarde volví a verte, Jules Laforgue, gentil amigo, caballero triste, burlándote de todo cuanto eras, solo en el parque de la Emperatriz con tu luna portátil – la condecoración que te imponías – tan correcto con el atardecer, tan compañero con la melancolía, tan generoso con el vasto mundo que apenas alcanzaste a digerir. Porque con tu sonrisa agonizante llegaste tarde suave joven bien vestido, a consolarnos de nuestras pobres vidas cuando ya te casabas con la muerte.
Ay cuánto uno perdió con el desdén en nuestra juventud menospreciante que sólo amó la tempestad, la furia, cuando el frufrú que tú nos descubriste o el solo de astro que nos enseñaste fueron una verdad que no aprendimos : la belleza del mundo que perdías para que la heredáramos nosotros : la noble cifra que no desciframos : tu juventud mortal que quería enseñarnos golpeando la ventana con una hoja amarilla: tu lección de adorable profesor, de compañero puro tan reticente como agonizante.
Defectos escogidos, Losada, 1974
En se promenant avec Laforgue
Je vais dire tout net : Pourquoi moi, pourquoi nous, superficiels, mal attifés, car trop profonds, n’allâmes-nous jamais bras dessus, bras dessous avec ce doux Laforgue, mort sans compagnie ? Avec un purissime en apparence qui aurait pu nous apprendre la vie à sa façon, la lune à sa manière, sans le ressentiment hostile du vaincu ? Pourquoi n’accompagnâmes-nous pas son violon qui effeuilla l’automne de papier de son époque pour l’usage exclusif de chacun, de quiconque, de tout le monde, comme il est normal ?
Nous étions des adolescents, des sots épris du ténor acariâtre de Sils-Maria, celui-là, ah ! Qu’il nous plaisait ! Nous aimions son irréductible solitude à rebours, le piton des aigles qui servent seulement à frapper les monnaies, empereurs, oiseaux destinés aux doigts de l’embaumeur et aux blasonnements.
Adolescents logés dans des pensions minables, nourris d’éternels spaghetti, de miettes de pain dans nos poches déchirés, tout se réglait sans nous, les rues et les maisons, l’amour : nous affections d’aimer la solitude comme les forçats, leur condamnation.
Aujourd’hui, et trop tard déjà, je t’ai revu, Jules Laforgue, gentil ami, sombre seigneur, te moquant de toi-même en tes moindres détails, solitaire au parc de l’Impératrice avec ta lune portative – la décoration que tu t’imposais – si correct à l’égard du jour à son déclin, si fraternel auprès de la mélancolie, si généreux envers le monde en son ampleur que tu avais à peine assimilé encore. Car, avec ton sourire agonisant tu es venu trop tard ô doux jeune homme bien vêtu nous consoler de nos médiocres existence alors qu’avec la mort déjà tu te mariais.
Ah ! Combien avons-nous perdu dans ce dédain durant nos années de jeunesse méprisante qui ne sut qu’aimer la tempête, la furie tandis que le frou-frou que tu nous découvrais ou le solo astral que tu nous enseignais étaient des vérités que nous n’apprîmes pas :
cette beauté du monde que tu égarais afin de nous l’offrir plus tard en héritage : le noble chiffre qui resta de nous indéchiffré : ta jeunesse mortelle aspirant à guider qui cognait au carreau avec sa feuille jaune : ta leçon d’adorable professeur, de compagnon intègre et dont la réticence n’avait pour l’égaler que l’ombre de la mort.
La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduit de l’espagnol par Claude Couffon.
On cherche toutes les nuits avec peine au milieu de terres lourdes et suffocantes ce petit oiseau de lumière qui flamboie et nous fuit dans une plainte.
Ultime anthologie. Éditions La Barque, 2017. Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Eric Sarner.
Vu hier soir à La Ferme du Buisson (Noisiel) le très beau film de Dominik Moll, La Nuit du 12.
Dans la nuit du 12 octobre 2016, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), Clara, 21 ans, est assassinée, brûlée vive par un homme cagoulé, alors qu’elle revenait d’une soirée chez son amie Nanie.
La Nuit du 12 de Dominik Moll. 2022. 1 h 55. Sc. et dial. Gilles Marchand et Dominik Moll d’après 18.3 – Une année à la PJ de Pauline Guéna (Éditions Denoël). Int. : Bastien Bouillon (Yohan) Bouli Lanners (Marceau) Mouna Soualem (Nadia) Pauline Serieys (Nanie) Lula Cotton Frapier (Clara), Anouk Grinberg (la juge).
Le policier Marceau (Marteau ? ) (Bouli Lanners) aurait voulu être professeur de français plutôt que policier pour dévoiler la puissance de la langue française. Dans la voiture, il récite du Verlaine à son ami Yohan (Bastien Bouillon) . Un spectre va hanter les deux hommes.
Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux spectres ont évoqué le passé.
– Te souvient-il de notre extase ancienne ? – Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ? – Toujours vois-tu mon âme en rêve? – Non.
– Ah! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches! – C’est possible.
– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! – L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Fêtes galantes, 1869.
Paul Verlaine (Eugène Carrière). Paris, Musée d’Orsay.
Le 1 août, l’île de Pâques (Rapa Nui -163,6 km²) se prépare à recevoir à nouveau des touristes après 28 mois de fermeture due à la pandémie. L’île a perdu 2000 de ses 7 700 habitants. En effet, 71 % de la population vivait du tourisme. Il n’ y a plus de vols réguliers depuis le 16 mars 2020. La réouverture se fera graduellement. Les premiers mois, il n’ y aura que deux vols commerciaux par semaine (compagnie Latam), soit 600 passagers. Cela ne représente qu’un tiers des passagers qui visitaient l’île auparavant (16 vols hebdomadaires). 11 des 24 sites touristiques vont rouvrir : la plage d’ Anakena, la carrière Rano Raraku, berceau de la culture de l’île, le site d’ Ahu Akivi et ses sept moais. Le chômage concerne actuellement 58 % de la population active. Avant la pandémie, l’île recevait 156.000 visiteurs par an ce qui générait 120 millions de dollars de recettes (119 millions d’euros). Le programme Pro Empleo a donné du travail à 800 personnes qui sont occupées au nettoyage des côtes, aux plantations et à la promotion d’ activités culturelles. Le Ministère de l’Économie chilien a annoncé la semaine dernière le déblocage d’un fonds de 700.000 dollars (694.000 euros) pour l’aide aux PME. Plus d’une centaine ont fermé Ce qui empêche une réouverture complète, c’est la faiblesse du système sanitaire. L’île fait partie de la région de Valparaíso qui se trouve à 3526 kilomètres. Elle ne possède qu’un hôpital et dix-huit lits. En cas d’urgence, il faut faire appel à un avion-ambulance qui transporte les patients jusqu’au continent en 5 heures et demie, Pedro Edmunds Paoa, maire élu depuis 1994, se plaint du manque d’aides du gouvernement central. Celui-ci veut atteindre un taux de vaccination de la population de 80 %. Il n’est actuellement que de 73 %. Il n’ y a eu aucun décès pour cause de Covid dans l’île.
Informations tirées de l’article d’Antonia Laborde (El País, 18 juillet 2022) : La Isla de Pascua se prepara para mostrar de nuevo su misterioso patrimonio tras dos años de aislamiento .
Tepito-Te-Henúa, ombligo del mar grande, taller del mar, extinguida diadema. De tu lava escorial subió la frente del hombre más arriba del Océano, los ojos agrietados de la piedra midieron el ciclónico universo, y fue central la mano que elevaba la pura magnitud de tus estatuas.
Tu roca religiosa fue cortada hacia todas las líneas del Océano y los rostros del hombre aparecieron surgiendo de la entraña de las islas, naciendo de los cráteres vacíos con los pies enredados al silencio.
Fueron los centinelas y cerraron el ciclo de las aguas que llegaban desde todos los húmedos dominios, y el mar frente a las máscaras detuvo sus tempestuosos árboles azules. Nadie sino los rostros habitaron el círculo del reino. Era callado como la entrada de un planeta, el hilo que envolvía la boca de la isla.
Así, en la luz del ábside marino la fábula de piedra condecora la inmensidad con sus medallas muertas, y los pequeños reyes que levantan toda esta solitaria monarquía para la eternidad de las espumas, vuelven al mar en la noche invisible, vuelven a sus sarcófagos de sal.
Sólo el pez luna que murió en la arena.
Sólo el tiempo que muerde los moais.
Sólo la eternidad en las arenas conocen las palabras: la luz sellada, el laberinto muerto, las llaves de la copa sumergida.
Canto general, 1950.
Rapa Nui
Tepito-Te-Henua, ombilic de l’immensité, atelier de la mer, diadème éteint. De la scorie de tes volcans, le front de l’homme monta plus haut que l’Océan, les yeux crevassés de la pierre prirent les dimensions du monde cyclonal, et ce fut une main centrale qui dressa la pure et suprême grandeur de tes statues.
Ta roche religieuse fut taillée vers toutes les issues de l’Océan et les visages de l’homme apparurent des entrailles des îles surgissant, naissant du vide des cratères, les pieds entravés au silence.
Ils furent factionnaires. Ils arrêtèrent le cycle des eaux déferlant de tous les domaines humides. La mer retint, devant les masques, ses arbres bleus et tempétueux. Nul hormis les visages n’habita le cercle du royaume. Il était muet comme l’entrée d’une planète, le fil qui bâillonna cette bouche insulaire.
Ainsi, dans la clarté de l’abside marine la fable de pierre décore l’immensité de ses médailles mortes, et les petits rois qui érigent cette monarchie solitaire pour l’éternité de l’écume, retournent à la mer dans la nuit invisible, rentrent dans leurs tombeaux, sarcophages de sel.
Et seul le poisson-lune qui mourut sur le sable,
seul le temps qui mord les moais,
seul l’éternité dans son gîte des grèves ont le secret des mots : la lumière arrêtée, le labyrinthe mort, les clefs de la coupe engloutie.
La vocation poétique de Federico García Lorca est assez tardive. Elle ne commence vraiment que lorsqu’il abandonne l’étude régulière de la composition musicale à la mort de son professeur de musique Antonio Segura en mai 1916. Néanmoins, il jouera de la guitare et du piano avec grand talent toute sa vie. Il ne faut pas oublier que Manuel de Falla dira de lui qu’il aurait pu être encore plus grand musicien que poète. Il commence par des textes en prose (Impressions et paysages – Impresiones y paisajes, recueil publié à compte d’auteur à Grenade au début d’avril 1918). En 1916-1917, il a participé avec un groupe d’étudiants à quatre excursions universitaires sous la direction du professeur de littérature et d’art de l’université de Grenade, Martín Domínguez Berrueta. Il découvre la Castille et rencontre Antonio Machado à Baeza et Miguel de Unamuno à Salamanque. Son Livre de poèmes est publié à Madrid le 15 juin 1921 grâce à l’aide de son ami, l’éditeur Gabriel Maroto. Ses soixante-huit pièces ont été écrites de 1918 à 1920. On y reconnaît l’influence du romantisme et du symbolisme. Il est encore loin des courants d’avant-garde européens. Le livre est dédicacé à son frère Francisco (Paquito ou Paco, 1902-1976) de quatre ans son cadet qui sera diplomate, puis professeur d’université aux États-Unis.
Granada. Première statue du poète dans sa ville de Grenade (Antonio Corredor). 2010. Avenida de la Constitución.
Lluvia Enero de 1919 Granada
La lluvia tiene un vago secreto de ternura, algo de soñolencia resignada y amable, una música humilde se despierta con ella que hace vibrar el alma dormida del paisaje.
Es un besar azul que recibe la Tierra, el mito primitivo que vuelve a realizarse. El contacto ya frío de cielo y tierra viejos con una mansedumbre de atardecer constante.
Es la aurora del fruto. La que nos trae las flores y nos unge de espíritu santo de los mares. La que derrama vida sobre las sementeras y en el alma tristeza de lo que no se sabe.
La nostalgia terrible de una vida perdida, el fatal sentimiento de haber nacido tarde, o la ilusión inquieta de un mañana imposible con la inquietud cercana del color de la carne.
El amor se despierta en el gris de su ritmo, nuestro cielo interior tiene un triunfo de sangre, pero nuestro optimismo se convierte en tristeza al contemplar las gotas muertas en los cristales.
Y son las gotas: ojos de infinito que miran al infinito blanco que les sirvió de madre.
Cada gota de lluvia tiembla en el cristal turbio y le dejan divinas heridas de diamante. Son poetas del agua que han visto y que meditan lo que la muchedumbre de los ríos no sabe.
¡Oh lluvia silenciosa, sin tormentas ni vientos, lluvia mansa y serena de esquila y luz suave, lluvia buena y pacifica que eres la verdadera, la que llorosa y triste sobre las cosas caes!
¡Oh lluvia franciscana que llevas a tus gotas almas de fuentes claras y humildes manantiales! Cuando sobre los campos desciendes lentamente las rosas de mi pecho con tus sonidos abres.
El canto primitivo que dices al silencio y la historia sonora que cuentas al ramaje los comenta llorando mi corazón desierto en un negro y profundo pentágrama sin clave.
Mi alma tiene tristeza de la lluvia serena, tristeza resignada de cosa irrealizable, tengo en el horizonte un lucero encendido y el corazón me impide que corra a contemplarte.
¡Oh lluvia silenciosa que los árboles aman y eres sobre el piano dulzura emocionante; das al alma las mismas nieblas y resonancias que pones en el alma dormida del paisaje!
Libro de poemas, 1921.
Pluie
La pluie a comme un vague secret de tendresse, Plein de résignation, de somnolence aimable. Discrète, une musique avec elle s’éveille Qui fait vibrer l’âme lente du paysage.
C’est un baiser d’azur que la Terre reçoit, Le mythe primitif accompli de nouveau, Le contact d’une terre et d’un ciel déjà froids Dans la douceur d’un soir qui n’en finit jamais.
C’est l’aurore du fruit, la porteuse de fleurs, La purification du Saint-Esprit des mers. C’est elle qui répand la vie sur les semailles Et dans nos cœurs le sentiment de l’inconnu.
La nostalgie terrible d’une vie perdue, Le sentiment fatal d’être arrivé trop tard, L’espérance inquiète d’un futur impossible, Et l’inquiétude, sœur des douleurs de la chair.
Elle éveille l’amour dans le gris de ses rythmes. Notre ciel intérieur s’empourpre de triomphe; Mais bientôt nos espoirs en tristesse se changent Á contempler sur les carreaux ses gouttes mortes.
Ses gouttes sont les yeux de l’infini qui voient Le blanc de l’infini qui leur donna naissance.
Chaque goutte de pluie en tremblant sur la vitre Y fait, divine, une blessure de diamant, Poétesse de l’eau qui a vu et médite Ce qu’ignore la foule des ruisseaux et des fleuves
Sans orages ni vents, ô pluie silencieuse, Douceur sereine de sonnaille et de lumière, Pacifique bonté, la seule véritable, Qui, amoureuse et triste, sur toute chose tombes,
Ô pluie franciscaine où chaque goutte porte Une âme claire de fontaine et d’humble source, Quand lentement sur la campagne tu descends, Les roses de mon cœur à ta musique s’ouvrent.
Le psaume primitif que tu dis au silence, Le conte mélodieux que tu dis aux ramées, Mon cœur dans son désert le répète en pleurant Sur les cinq lignes noires d’une portée sans clé.
J’ai la tristesse en moi de la pluie sereine, Tristesse résignée de l’irréalisable. Je vois à l’horizon une étoile allumée mais mon cœur m’interdit de courir pour la voir.
Tu mets sur le piano une douceur troublante, Ô pluie silencieuse, ô toi qu’aiment les arbres. Tu donnes à mon cœur les vagues résonances Qui vibrent dans l’âme lente du paysage.
Livre de poèmes. Oeuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1981. Traduction André Belamich.