Antonio Gamoneda

Antonio Gamoneda.

Antonio Gamoneda est né dans les Asturies à Oviedo en 1931. Il vit à León depuis 1934. Son père meurt en 1932. Sa mère l’élève dans une banlieue ouvrière, en proie à toutes sortes de difficultés matérielles. Il doit abandonner ses études en 1943 et travailler comme coursier dès 1945. Il a une formation d’autodidacte et a connu l’extrême pauvreté de l’après-guerre et la répression franquiste.
Il a obtenu de nombreux prix dont le Prix Cervantès en 2006.

Malos recuerdos

La vergüenza es un sentimiento revolucionario

Karl Marx

Llevo colgados de mi corazón
los ojos de una perra y, más abajo,
una carta de madre campesina.

Cuando yo tenía doce años,
algunos días, al anochecer,
llevábamos al sótano a una perra
sucia y pequeña.

Con un cable le dábamos y luego
con las astillas y los hierros. (Era
así. Era así.
Ella gemía,
se arrastraba pidiendo, se orinaba,
y nosotros la colgábamos para pegar mejor).

Aquella perra iba con nosotros
a las praderas y los cuestos. Era
veloz y nos amaba.

Cuando yo tenía quince años,
un día, no sé cómo, llegó a mí
un sobre con la carta de un soldado.

Le escribía su madre. No recuerdo:
«¿Cuándo vienes? Tu hermana no me habla.
No te puedo mandar ningún dinero…»

Y, en el sobre, doblados, cinco sellos
y papel de fumar para su hijo.
«Tu madre que te quiere.»
No recuerdo
el nombre de la madre del soldado.

Aquella carta no llegó a su destino:
yo robé al soldado su papel de fumar
y rompí las palabras que decían
el nombre de su madre.

Mi vergüenza es tan grande como mi cuerpo,
pero aunque tuviese el tamaño de la tierra
no podría volver y despegar
el cable de aquel vientre ni enviar
la carta del soldado.

Blues castellano, Gijón, Noega, 1982.

Mauvais souvenirs

La honte est un sentiment révolutionnaire
Karl Marx

Je porte à mon coeur pendus
les yeux d’une chienne et, plus bas,
une lettre de mère paysanne.

Quand j’avais douze ans,
un jour, à la tombée de la nuit,
nous emmenâmes à la cave une chienne
sale et petite.

Avec un câble nous la maltraitâmes et aussi
avec des échardes et des fers. (C’était
ainsi. C’était ainsi.
Elle gémissait,
elle se traînait suppliante, elle urinait,
et nous la pendions pour mieux la maltraiter).

Cette chienne venait avec nous
aux pâturages et sur les coteaux. Elle courait
vite et nous aimait.

Quand j’avais quinze ans,
un jour, je ne sais pas comment, parvint à moi
une enveloppe avec une lettre pour un soldat.

Sa mère lui écrivait. Je ne sais plus:
“Quand reviens-tu ? Ta soeur ne me parle pas.
Je ne puis t’envoyer d’argent… “

Et, dans l’enveloppe, il y avait, cinq timbres pliés
et du papier à cigarettes pour son fils.
“Ta mère qui t’aime.”
Je ne me souviens pas
du nom de la mère du soldat.

Cette lettre n’est pas arrivée à sa destination :
j’ai volé au soldat son papier à cigarettes
et j’ai déchiré les mots qui disaient
le nom de la mère.

Ma honte est aussi grande que mon corps,
mais serait-elle aussi vaste que la terre
je ne pourrais pas retourner pour détacher
le câble de ce ventre ni envoyer
la lettre au soldat.

Blues castillan. José Corti, 2004. Traduction Jacques Ancet.

Existían tus manos

Existían tus manos

Un día el mundo se quedó en silencio;
los árboles, arriba, eran hondos y majestuosos,
y nosotros sentíamos bajo nuestra piel
el movimiento de la tierra.

Tus manos fueron suaves en las mías
y yo sentí la gravedad y la luz
y que vivías en mi corazón.

Todo era verdad bajo los árboles,
todo era verdad. Yo comprendía
todas las cosas como se comprende
un fruto con la boca, una luz con los ojos.

Exentos I in Edad (Poesia 1947-1986). Cátedra, Madrid. 1987.

Il existait tes mains…

Il existait tes mains.

Un jour le monde devint silencieux ;
les arbres, là-haut, étaient profonds et majestueux,
et nous sentions sous notre peau
le mouvement de la terre.

Tes mains furent douces dans les miennes
et j’ai senti en même temps la gravité et la lumière,
et que tu vivais dans mon cœur.

Tout était vérité sous les arbres,
tout était vérité. Je comprenais
toutes choses comme on comprend
un fruit avec la bouche, une lumière avec les yeux.

Poésie espagnole, Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud /Editions Unesco, 1995. Traduction Claude de Frayssinet.




    

Federico García Lorca

Dernière photo connue de Federico García Lorca. Madrid, Juillet 1936. Il se trouve avec Manuela Arniches à la terrasse du Café Chiki-Kutz, Paseo de Recoletos 29.

Sur Twitter, on peut lire trois publications du journaliste culturel du quotidien La Razón, Víctor Fernández :

” Un día como hoy de 1936, el personaje de esta foto, Ramón Ruiz Alonso, se enteraba del lugar en el que Lorca estaba escondido. Por la tarde, redactaba la denuncia contra él y al día siguiente, con el visto bueno del Gobierno Civil de Granada, detenía al poeta. “

“Le 15 août 1936, ce personnage, Ramón Ruiz Alonso, apprenait où était caché Lorca. L’après-midi, il rédigeait une lettre de dénonciation et le lendemain, avec l’accord de la Préfecture de Grenade, il arrêtait le poète.”

Ramón Ruiz Alonso (1903-1982)

« Un día como hoy de 1936, Lorca fue detenido por los fascistas de Granada. Fue llevado al Gobierno Civil donde lo torturaron. Pocas horas después fue llevado a un paraje entre Víznar y Alfacar donde fue asesinado con otras tres víctimas. »

« Le 16 août 1936, Federico García Lorca fut arrêté par les fascistes de Grenade et emmené à la préfecture où il fut torturé. Peu de temps après il fut transféré dans un endroit entre Víznar et Alfacar où il fut assassiné avec trois autres victimes. »

« Éste es José Valdés Guzmán, el hombre que ordenó el asesinato de Lorca y de centenares de granadinos. Una urbanización lleva hoy su nombre en Granada. »

« Voici José Valdés Guzmán, l’homme qui a ordonné l’assassinat de Lorca et de centaines d’habitants de Grenade. Une zone résidentielle porte aujourd’hui son nom à Grenade. »

José Valdés Guzmán (1891-1939)

Federico García Lorca fut probablement fusillé le 18 août 1936 vers 4h 45 du matin. Son corps n’a jamais été retrouvé. Il fut exécuté et enterré dans une fosse commune avec un instituteur, Dióscoro Galindo, et deux banderilleros anarchistes, Francisco Galadí et Joaquín Arcollas. José Valdés Guzmán demanda son avis à Gonzalo Queipo de Llano, général putchiste surnommé le vice-roi d’Andalousie. De Séville, celui-ci lui aurait répondu : «Dale café, mucho café». “El crimen fue en Granada”, il y a 87 ans. Le poète fait partie des 130.000 républicains disparus pendant la Guerre Civile et la répression qui suivit la fin du conflit.

Gonzalo Queipo de Llano (1875-1951)

Manuel Machado 1874 – 1947

Manuel et Antonio Machado (José Machado), 1931.

Manuel Machado, poète et dramaturge, est né le 29 août 1874 à Séville. Le frère aîné d’Antonio Machado – né lui le 26 juillet 1875 – est un des représentants du modernisme en Espagne. Sa poésie est influencée par Verlaine et Rubén Darío, mais aussi par le folklore de sa région natale. Les deux frères ont écrit de concert plusieurs pièces de théâtre d’ambiance andalouse. En 1910, Manuel a épousé sa cousine, Eulalia Cáceres, femme profondément religieuse et conservatrice. Il est directeur de la bibliothèque municipale (actuelle bibliothèque historique municipale) et du musée d’histoire de Madrid de 1924 à 1944. Au début de la Guerre Civile, le couple se trouve à Burgos, ville contrôlée par les franquistes. Le conflit le sépare du reste de sa famille. En 1938, il est désigné pour occuper un fauteuil à l’Académie royale espagnole. Son appui au général Franco lui a valu la reconnaissance du régime, mais aussi le mépris de nombreux critiques et poètes postérieurs. Manuel Machado est mort le 19 janvier 1947 à Madrid. Il avait 72 ans.

Certains de ses poèmes méritent d’être relus. On peut se reporter à Poesías completas. Editorial Renacimiento. Ediciones Espuela de plata. 2019.

Ocaso

Era un suspiro lánguido y sonoro
la voz del mar aquella tarde… El día,
no queriendo morir, con garras de oro
de los acantilados se prendía.

Pero su seno el mar alzó potente,
y el sol, al fin, como en soberbio lecho,
hundió en las olas la dorada frente,
en una brasa cárdena deshecho.

Para mi pobre cuerpo dolorido,
para mi triste alma lacerada,
para mi yerto corazón herido,

para mi amarga vida fatigada…
¡el mar amado, el mar apetecido,
el mar, el mar, y no pensar nada…!

Alma (poesías), 1902.

Alma. Museo. Los cantares, 1907. Deuxième édition du recueil par le libraire Gregorio Pueyo. Dessin de Juan Gris.

Francisca Aguirre

La lecture d’Irene Vallejo sur Twitter m’a incité à relire deux poèmes de Francisca Aguirre.

Francesca Aguirre (Álvaro García). Novembre 2018.

Despedida

Decir adiós quiere decir tan poco.
Adiós dijimos a la infancia
y vino detrás nuestro como un perro
rastreando nuestros pasos.
Decir adiós: cerrar esa obstinada puerta que se niega,
la persistente cicatriz que destila memoria.
Decir adiós: decir que no; ¿quién lo consigue?
¿quién encontró la mágica llave?
¿quién el instante que nos desliza hacia el olvido,
la mano que extirpará raíces
sin quedarse para siempre cerrada sobre ellas?
Decir adiós: volver la espalda; pero
¿quién sabe dónde está la espalda?
¿quién conoce el camino que no muere en el pisado atajo?
Decir adiós: gritar porque se está diciendo
y llorar porque no se dice nada;
porque decir adiós nunca es bastante,
porque tal vez decir adiós completamente
sea encontrar el recodo donde volver la espalda,
donde hundirse en el no definitivo
mientras escapa lentamente la vida.

Ensayo general. Poesía completa 1966-2000. Madrid, Calambur. 2000. Page 61.

Penélope desteje

Siempre hay adolescencia y nada en el atardecer.

Cuando el suave recodo de la tarde
insinúa su curva desolada,
algo también en nosotros se inclina.
Muy pocas cosas tenemos entonces,
ninguna posesión nos acompaña,
ninguna posesión nos ultraja tampoco.
Hay un lento desastre en estas horas
que parecen las únicas del día,
las que nos dejan en el viejo límite,
las que no pueden entregarnos nada,
a las que no pedimos nada.
Hay un desastre tierno y descompuesto
en las últimas horas de este día
que ha pasado lo mismo que los otros,
e igual que ellos ha alcanzado
esa hermosura ardiente
de todo cuanto se asoma hacia la nada.
Inclinada sobre el hueco de mi ventana
veo cómo resbala todo un tiempo;
la tarde ha embalsamado suavemente
el bullicioso suceder de la calle,
se va agotando el cielo poco a poco
y un estallido de paciencia
envuelve al mundo en suaves abrazos de ceniza.

Mientras la noche se abre en las esquinas,
cuaja la luna unas flores extrañas.

Ítaca. Madrid, Cultura Hispánica. 1971.

Torcy (Seine-et-Marne). Coucher de soleil. 12 août 2023.

Francisca Aguirre est née à Alicante le 27 octobre 1930 dans une famille d’artistes. Autodidacte, elle commence à écrire à l’adolescence. Les poètes qui l’inspirent sont Pablo Neruda, Miguel Hernández, Vicente Aleixandre, Antonio Machado, Blas de Otero, José Hierro, Constantin Cavafis.

À la fin de la Guerre d’Espagne, elle doit s’exiler avec sa famille en France. Son père, le peintre républicain Lorenzo Aguirre (1884-1942), est condamné à mort par la dictature franquiste et est exécuté au garrot le 6 octobre 1942 à la prison de Porlier de Madrid. Á 15 ans, elle commence travailler pour aider sa mère et ses deux soeurs.

Dans les années 50, elle fréquente les cercles littéraires de l’Ateneo de Madrid et le Café Gijón. Elle se lie d’amitié avec des écrivains tels que Luis Rosales, Gerardo Diego, Miguel Delibes, Antonio Buero Vallejo, Julio Cortázar, Juan Rulfo. Elle appartient à la génération de 1950 ( José Ángel Valente, Francisco Brines, Ángel González, Jaime Gil de Biedma o José Manuel Caballero Bonald), mais n’apparaît pas dans les anthologies. Elle rencontre le poète, critique littéraire et spécialiste du flamenco Félix Grande (1937-2014) qu’elle épouse en 1963. Le couple s’installe dans le quartier de Chamberí. Leur maison (Calle Alenza, 8) est connue alors comme ” l’Ambassade de l’Argentine et du Pérou ” en raison des visites d’intellectuels qu’elle reçoit, au cœur du militantisme politique et des idées de mai 68.
À partir de 1971, elle travaille à l’Institut de Culture Hispanique comme secrétaire du poète Luis Rosales (1910-1992). Elle reçoit le Prix National de Poésie en 2011 pour Historia de una anatomía (Madrid, Hiperión, 2010) et le Prix National des Lettres Espagnoles en 2018.
Elle meurt à Madrid le 13 avril 2019 à 88 ans. Sa fille Guadalupe Grande (1965-2021) était aussi poète.

Recueils de poésie :
1971 Ítaca. Madrid, Cultura Hispánica.
1976 Los trescientos escalones. San Sebastián, Caja de Ahorros Provincial de Guipúzcoa.
1978 La otra música. Madrid, Ediciones Cultura Hispánica.
1995 Ensayo general. El Ferrol, La Coruña. Sociedad de Cultura Valle-Inclán.
1998 Pavana del desasosiego. Madrid, Ediciones Torremozas.
2000 Ensayo general. Poesía completa 1966-2000. Madrid, Calambur.
2002 Memoria arrodillada. Antología. Valencia, Institució Alfons el Magnànim.
2006 La herida absurda. Madrid Bartleby Editores.
2008 Nanas para dormir desperdicios. Madrid, Hiperión.
2010 Historia de una anatomía. Madrid, Hiperión.
2011 Los maestros cantores. Madrid, Calambur Editorial.
2012 Conversaciones con mi animal de compañía. Madrid, Ediciones Rilke.
2018 Ensayo general. Poesía completa 1966-2017. Madrid, Calambur.
2019 Prenda de abrigo. Antología poética. Olé Libros.

Elle dit en novembre 2018 : “Escribes para no andar a gritos y para no volverte loca. La poesía tranquiliza. A mí me ayuda. El mundo es injusto, pero el lenguaje es inocente. El poder de las mujeres es tener la oportunidad de decir que no. Por eso es tan importante la educación, la independencia. Queda mucho por hacer porque la desigualdad sigue siendo enorme: entre hombre y mujeres, entre ricos y pobres…”.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/14/francisca-aguirre-1930/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/01/04/guadalupe-grande-aguirre-1965-2021/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/14/lorenzo-aguirre-1884-1942/

Francisco de Quevedo

Sculpture de Francisco de Quevedo. Balcon de la calle Escritorios, nº 11. Alcalá de Henares (Comunidad de Madrid ).

Francisco Gómez de Quevedo Villegas y Santibáñez Cevallos est né, probablement, le 14 septembre 1580 à Madrid. Il est mort le 8 septembre 1645 à Villanueva de los Infantes (Ciudad Real).
Il était laid, boiteux et myope (en espagnol, los quevedos, ce sont les lorgnons). Il avait deux passions : la politique et l’écriture. Cet homme incarne toutes les contradictions de l’Espagne décadente de son époque. Il est réactionnaire, misogyne, antisémite et arriviste. Il attaque férocement la “nouvelle poésie”, et particulièrement Góngora et Lope de Vega. Il connaîtra l’exil et la prison. Il est enfermé de 1639 à 1643 par le Conde-Duque de Olivares, ministre favori de Philippe IV, dans un cachot du Couvent de San Marcos de León, prison misérable et humide, où sa santé se dégrade. Pendant la Guerre Civile espagnole, cet endroit servira de camp de concentration pour les prisonniers républicains. De 15 000 à 20 000 personnes y furent enfermées. Beaucoup seront fusillés. La population carcérale atteindra jusqu’à 6 700 hommes. C’est aujourd’hui un luxueux parador.
Quevedo est un maître de l’écriture conceptiste. Son oeuvre, d’un pessimisme noir est toujours hantée par la mort. Elle a eu une influence considérable sur Rubén Darío, César Vallejo, Jorge Luis Borges, Pablo Neruda, Octavio Paz, Miguel de Unamuno, Ramón del Valle-Inclán, Jorge Guillén, Dámaso Alonso, Miguel Hernández, Blas de Otero, Camilo José Cela…

Convento de San Marcos de León (1515-1716), chef d’oeuvre du style plateresque espagnol.

Salmo XIX

¡Cómo de entre mis manos te resbalas!
¡Oh, cómo te deslizas, edad mía!
¡Qué mudos pasos traes, oh muerte fría,
pues con callado pie todo lo igualas!

Feroz de tierra el débil muro escalas,
en quien lozana juventud se fía;
mas ya mi corazón del postrer día
atiende el vuelo, sin mirar las alas.

¡Oh condición mortal! ¡Oh dura suerte!
¡Que no puedo querer vivir mañana,
sin la pensión de procurar mi muerte!

¡Cualquier instante de la vida humana
es nueva ejecución, con que me advierte
cuán frágil es, cuán mísera, cuán vana.

Psaume XIX

Entre mes mains oh ! comme tu ruisselles
mon âge, comme tu t’évanouis :
Oh ! froide mort, quels pas tu fais, sans bruit :
d’un pied muet, c’est tout que tu nivelles.

Féroce, au faible mur tu mets l’échelle
en qui la fraîche jeunesse se fie ;
pourtant mon coeur du dernier jour épie
déjà le vol, sans regarder ses ailes.

Oh ! condition mortelle ! oh ! âpre sort !
Car je ne puis vouloir vivre demain
sans le souci de rechercher ma mort !

Et chaque instant de cette vie humaine
est une exécution qui dit combien
elle est fragile et pauvre, et combien vaine.

Les furies et les peines. 102 sonnets. 2010. Traduction Jacques Ancet. Collection NRF Poésie/Gallimard. N°463.

Notes
Vers 1-2 : « Il est certain que l’homme, dès qu’il naît, commence à mourir, et que le pied nouveau-né qui ne peut faire un pas dans la vie, le fait dans la mort. » Providencia de Dios, cité par Juan Manuel Blecua dans Poemas escogidos. Clásicos Castalia, Madrid, 1989. Salmo XVIII : “Antes que sepa andar el pie, se mueve camino de la muerte…” ( ” Vient-il déjà le pied à naître à peine, qu’il marche vers la mort… “

Vers 14 : Cette idée, venue de Sénèque, Quevedo la répète souvent : « Omnia mors poscit. Lex est, non poena, perite. » (« La mort emporte tout. C’est une loi, non un châtiment, que de mourir. »)

Des prisonniers dans le patio du Couvent de San Marcos.

Rafael Alberti

Retrato de Rafael Alberti. (Gregorio Prieto) 1923. Valdepeñas (Ciudad Real) , Museo Gregorio Prieto.

Rafael Alberti est né le 16 décembre 1902 à El Puerto de Santa María (Cadix). Il est mort dans sa ville natale le 28 octobre 1999. Il fait partie de la génération de 1927. En 1917, sa famille s’installe à Madrid où son père est amené à travailler. Il doit s’éloigner avec regret de la baie de Cadix. Il se destine à la peinture, mais, à l’automne 1920, la maladie l’oblige à garder la chambre, puis à faire un séjour dans la Sierra de Guadarrama. Il découvre alors sa vocation poétique.  Il a 23 ans quand son premier recueil de poèmes, Marinero en tierra (Marin à terre), obtient le Prix national de Littérature. Dans le jury, figurent deux poètes : Antonio Machado et José Moreno Villa. Le montant du prix est de cinq mille pesetas. Une vraie fortune. Le recueil est publié à l’automne 1925 par la Biblioteca Nueva de Madrid. Juan Ramón Jiménez lui adresse une lettre enthousiaste le 31 mai 1925. (” Enhorabuena y gracias de su amigo y triple paisano: por tierra, mar y cielo del oeste andaluz, Juan Ramón. “) Il fréquente alors la Residencia de Estudiantes de Madrid et se lie d’amitié avec Federico García Lorca, Luis Buñuel, Pepín Bello et Salvador Dalí. Le premier cycle de sa poésie (Marinero en tierra, La amante, El alba del alhelí) se situe dans la tradition des recueils de chansons, mais sa position comme celle de Federico García Lorca, son ami et rival, est celle d’un poète d’avant-garde.

Sin título (Poniente). (Rafael Alberti). 1920. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

1

El mar. La mar.
El mar. ¡Sólo la mar!

¿Por qué me trajiste, padre,
a la ciudad?

¿Por qué me desenterraste
del mar?

En sueños, la marejada
me tira del corazón.
Se lo quisiera llevar.

Padre, ¿por qué me trajiste
acá?

Marinero en tierra, 1924.

1

La mer. La mer.
La mer. Rien que la mer !

Pourquoi m’avoir emmené, père,
à la ville ?

Pourquoi m’avoir arraché, père,
à la mer ?

La houle, dans mes songes,
me tire par le coeur
comme pour l’entraîner.

Ô père, pourquoi donc m’avoir
emmené ?

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

19

Desde alta mar

No quiero barca, corazón barquero,
quiero ir andando por la mar al puerto.

¡Qué dulce el agua salada
con su salitre hecho cielo!
¡No quiero sandalias, no!
Quiero ir descalzo, barquero

No quiero barca, corazón barquero,
quiero ir andando por la mar al puerto.

Marinero en tierra, 1924.

19

Haute mer

Pas de barque, mon coeur pilote :
je veux aller à pied sur la mer jusqu’au port.

Quelle douceur a l’eau salée
dont le salpêtre s’est fait ciel !
Pas de sandales, non, mon coeur !
Je veux aller pieds nus, pilote.

Pas de barque, mon coeur pilote :
je veux aller à pied sur la mer jusqu’au port.

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

21

Siempre que sueño las playas,
las sueño solas, mi vida.
…Acaso algún marinero…
quizás alguna velilla
de algún remoto velero…

Marinero en tierra, 1924.

21

Chaque fois que je rêve aux plages,
je les rêve seules, ma vie.
… Avec peut-être un matelot …
aussi peut-être un petit foc,
lointain, au-dessus d’une coque …

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

Sin título (Un sol de agrias notas). (Rafael Alberti). 1920. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía

31

A la sombra de una barca,
fuera de la mar, dormido.

Descalzo y el torso al aire.
Los hombros, contra la arena.

Y contra la arena el sueño,
a la sombra de una barca,
fuera de la mar, sin remos.

Marinero en tierra, 1924.

31

Á l’ombre d’une barque
hors de l’eau, endormi.

Pieds nus. Le torse au vent.
Épaules contre sable.

Contre sable, rêvant,
à l’ombre d’une barque,
hors de l’eau, et sans rames.

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

49

Murallas azules, olas,
del África, van y vienen.

Cuando van…
¡Ay, quién con ellas se fuera!

¡Ay, quién con ellas volviera!
Cuando vuelven…

Marinero en tierra, 1924.

49

Murailles bleues, les vagues,
d’Afrique, vont et viennent.

Quand elles vont…
Ah ! Qui ne les suivrait !

Ah ! Qui ne les suivrait !
Quand s’en reviennent…

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

60

Si yo nací campesino,
si yo nací marinero,
¿por qué me tenéis aquí,
si este aquí yo no lo quiero?

El mejor día, ciudad
a quien jamás he querido,
el mejor día -¡silencio! –
habré desaparecido.

Marinero en tierra, 1924.

60

Si je suis né homme des terres,
si je suis né homme de mer,
pourquoi me retenir ici,
si je n’aime pas cet ici ?

Mais un beau jour tu apprendras,
ville qui jamais ne m’as plu,
mais un beau jour tu apprendras
– silence ! – que j’ai disparu.

Marin à terre, L’Amante et L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.

Juan de la Cruz

Saint Jean de la Croix (Francisco Antonio Gijón ) 1675. Washington, National Gallery of Art.

(Á la mémoire de Bernard Gille)

J’ai pu me procurer ces jours derniers Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. La préface de José Ángel Valente ainsi que la présentation et la traduction de Jacques Ancet sont très éclairantes. Je pense que les deux meilleures traductions en français de ce poème en français sont celle de 1641 du R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, republiée par Paul Valéry en 1941, et celle de 1997 de Jacques Ancet. On en compterait plus de 70.

Présentation de Jacques Ancet. Celui qui parle :

” (…) L’activité traductrice est toujours, en son fond, re-traductrice. “

” Seule, peut-être, la célèbre version du Père Cyprien de la Nativité de la Vierge me paraît transmettre quelque chose ; mais ce qu’elle nous donne à entendre est si profondément étranger au texte original que cette distance justifiait à elle seule toutes les tentatives postérieures. “

” Il n’est nul besoin, pour lire ses poèmes, de connaissances théologiques. “

” Être fidèle (…), c’est traduire un texte au plus près de son sens sans en rien changer au nom d’une soi-disant élégance qui a conduit à tant de ” belles infidèles ” (…). Pour nous, être fidèle, ce sera donc (…) privilégier l’exactitude aux dépens d’une idée de la ” beauté ” qui n’a plus cours. “

” Être ” fidèle ” (au sens courant) c’est finalement, être infidèle. “

“Traduire, ce n’est pas faire passer, comme on le répète trop souvent, c’est faire se rencontrer. “

” Mon but n’était pas d’aller vers Jean de la Croix par un parti pris archaïque intenable, mais de le faire revenir vers nous : de le faire entendre à partir de notre XX ème siècle finissant. “

En septembre ou octobre 1567, Jean de la Croix rencontre Thérèse d’Avila  qui réforme le Carmel et souhaite créer une branche masculine. Il fonde la première communauté des carmes réformés (ou déchaussés), vouée à l’observance de la règle primitive. Il va s’attirer le mécontentement et même la haine des carmes mitigés de l’Observance. Jean de la Croix est arrêté à Ávila dans la nuit du 2 décembre 1577, brutalisé et séquestré à Tolède dans un cachot minuscule et sordide du couvent des Pères de l’Observance, carmes hostiles à la réforme. Il est soumis pendant huit mois et demi à une solitude absolue et à un traitement inhumain. Il y compose les trente premières strophes du Cantique spirituel. Dans la nuit du 14 au 15 août 1578, il réussit à s’évader et à se réfugier chez les soeurs réformées de Tolède. C’est à la fin de 1578 qu’il compose la Nuit obscure. Son oeuvre n’a été éditée en Espagne qu’en 1618 et encore dans une édition tronquée. On sent dans ce poème le climat de métissage culturel dans lequel vivait Jean de la Croix. Des témoignages rapportent son éblouissement devant la beauté du ciel nocturne qu’il contemplait pendant des heures de sa cellule, ce qui explique la double valeur négative et positive prise par le symbole de la nuit dans sa poésie (D’après la chronologie figurant dans le dossier).

Jacques Ancet : ” On est là devant une des manifestations majeures de ce que l’on a pu appeler l'” exil espagnol ” : exil de toute une Espagne hétérodoxe, ouverte aux multiples courants qui la fondèrent et que l’autre, l’Espagne de l’Inquisition, de l’intolérance et du pouvoir ascendant de l’orthodoxie, n’a jamais pu tolérer. “

Carlos Saura a tourné en 1989 La Nuit obscure (La noche oscura), film franco-espagnol centré sur cet épisode de la vie du poète mystique. Juan Diego en est l’interprète principal.

Édition de 1941.

Nuit Obscure
Chansons de l’âme qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle

Dans une nuit obscure
par un désir d’amour tout embrasée
oh joyeuse aventure
sortis sans me montrer
quand ma maison fut enfin apaisée

Dans l’obscur et très sûre
par la secrète échelle déguisée
oh joyeuse aventure,
dans l’obscur et cachée
quand ma maison fut enfin apaisée

Dans cette nuit de joie
secrètement car nul ne me voyait
ni mes yeux rien qui soit
sans lumière j’allais
autre que celle en mon cœur qui brûlait

Et elle me guidait
plus sûr que la lumière de midi
au lieu où m’attendait…
moi, je savais bien qui
en un endroit où nul ne paraissait

Oh nuit qui as conduit
nuit plus aimable que l’aube levée
oh nuit qui as uni
l’ami avec l’aimée
l’aimée en l’ami même transformée

Contre mon sein fleuri
qui tout entier pour lui seul se gardait
il resta endormi
moi je le caressais
de l’éventail des cèdres l’air venait

Du haut du créneau l’air
quand sous mes doigts ses cheveux s’écartaient
avec sa main légère
à mon cou me blessait
et chacun de mes sens me ravissait

En paix je m’oubliai
j’inclinai le visage sur l’ami
tout cessa je cédai
délaissant mon souci
entre les fleurs des lis parmi l’oubli.

Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes. Traduction Jacques Ancet. Poésie/Gallimard n°314. 1997.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/06/bernard-gille-juan-de-la-cruz/

Úbeda (Jaén-Andalousie). Couvent de San Miguel où il est mort le 14 décembre 1591. Oratoire. Reliquaire de Jean de la Croix.

Bernard Gille – Juan de la Cruz

Segovia. Paseo de San Juan de la Cruz. Monument à Juan de la Cruz (José María García Moro)

Christian P. m’annonce aujourd’hui le décès de notre professeur, Bernard Gille, agrégé d’espagnol, maître assistant à l’U.E.R. d’études ibériques de l’université de Paris-IV. Nous avons suivi ses cours à L’Institut Hispanique (31 rue Gay-Lussac, 75005-Paris). Il animait aussi le Théâtre Espagnol de la Sorbonne (TES) dans les années 70.

Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) , le 02 juillet 2023
Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de :

Monsieur Bernard GILLE
survenu le mardi 27 juin 2023 à l’âge de 88 ans.
Sa cérémonie aura lieu en l’Église Sainte-Thérèse de Boulogne-Billancourt (92100) le mardi 04 juillet 2023 à 10h30 .

Je me souviens particulièrement d’une magnifique explication de texte du poème Noche oscura del alma de Juan de la Cruz (Juan de Yepes Álvarez 1542-1591 ), le grand mystique espagnol du Siècle d’or. Thérèse d’Avila, réformatrice de l’ordre du Carmel, lui demanda de prendre en charge l’ordre masculin du Carmel. Il fonda l’ordre des Carmes déchaux. Il fut enfermé par les autorités de l’ordre qui refusaient sa réforme.

Extrait du poème La Nuit obscure faisant mention de la fuite le 17 août 1578 par l’escalier secret (plaque commémorative de la fondation du Carmel à Tolède).

Noche oscura del alma

En una noche oscura,
con ansias en amores inflamada
¡oh dichosa ventura!,
salí sin ser notada,
estando ya mi casa sosegada.

A escuras y segura
por la secreta escala, disfrazada,
¡oh dichosa ventura!
a oscuras y en celada,
estando ya mi casa sosegada.

En la noche dichosa
en secreto que nadie me veía,
ni yo miraba cosa
sin otra luz y guía
sino la que en el corazón ardía.

Aquésta me guiaba
más cierta que la luz de mediodía,
adonde me esperaba
quien yo bien me sabía,
en parte donde nadie parecía.

¡Oh noche, que guiaste!
¡Oh noche amable más que el alborada!
¡oh noche que juntaste
amado con amada,
amada en el amado transformada!

En mi pecho florido,
que entero para él solo se guardaba
allí quedó dormido
y yo le regalaba
y el ventalle de cedros aire daba.

El aire de la almena,
cuando ya sus cabellos esparcía,
con su mano serena ,
en mi cuello hería
y todos mis sentidos suspendía.

Quedéme y olvidéme,
el rostro recliné sobre el amado,
cesó todo y dejéme
dejando mi cuidado
entre las azucenas olvidado.

Chant de la nuit obscure de l’âme

Á l’ombre d’une obscure nuit,
D’angoisseux amour embrasée,
Õ l’heureux sort qui me conduit !
Je sortis sans être avisée,
Le calme tenant à propos ma maison en un doux repos.

Á l’obscur, mais hors de danger,
Par une échelle fort secrète,
Couverte d’un voile étranger,
je me dérobai en cachette,
(Heureux sort!) quand tant à propos ma maison était en repos.

En secret sous le manteau noir
De la nuit, sans être aperçue,
Ou que je pusse apercevoir aucun des objets de la vue,
N’ayant ni guide, ni lueur,
Que la lampe ardente en mon coeur.

Ce flambeau luisant me guidait,
Plus sûr que la torche allumée
Du plein midi où m’attendait
Celui que j’avais en pensée,
Là où nul vivant sous les Cieux ne se présentait à mes yeux.

Ô nuit que me conduis à point !
Nuit plus aimable que l’aurore,
Nuit heureuse qui as conjoint
L’aimée à l’aimé, mais encore
celle que l’amour a formée et en son Amant transformée.

Dans mon sein parsemé de fleurs
Qu’entier soigneuse je luy garde,
Il s’endort et, pour ses faveurs,
D’un chaste accueil je le mignarde,
Lors que l’éventail ondoyant d’un cèdre le va festoyant.

L’Aurore par ses doux zéphyrs
Ayant épars sa chevelure,
Mit sa main pleine de saphirs
Sur mon col, flattant ma blessure ;
Lors sa douceur tint en suspens l’entier usage de mes sens.

Je me tins coi et m’oubliai,
Penchant sur mon ami ma face,
Tout cessa, je m’abandonnai,
Remettant mes soins à sa grâce, comme étant tous ensevelis
Dans le beau parterre des lis.

Les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix (Traduction en vers français de R.P. Cyprien. 1641) Rouart, 1941.

Paul Valéry voit dans les poèmes de Jean de la Croix un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle (Cantiques spirituels, dans Variété, Bibliothèque de La Pléiade, tome I, 1957, p. 445 à 457). Il présente en ces termes cette traduction : ” Je propose aux amateurs des beautés de notre langage de considérer désormais l’un des plus parfaits poètes de France dans le R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaussé, jusqu’ici à peu près inconnu. ” André de Compans, en religion Cyprien de la Nativité de la Vierge, est né le 26 novembre 1605 à Paris et est mort le 16 décembre 1680 à Paris. C’est un prêtre carme déchaux parisien. Ses traductions concernent entre autres les œuvres fondamentales des réformateurs du Carmel, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila.

On ne peut déterminer avec précision la date de composition du poème : peut-être dans la prison de Tolède entre décembre 1577 et août 1578 ; peut-être quelques jours après l’évasion, à Jaén. Il a été commenté oralement et par écrit avant 1582. Le commentaire, fragmentaire, sert de base aux traités de la Montée du mont Carmel et de Nuit obscure de l’âme. (Notices et notes. Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF, Bibliothèque de la Pléiade. 1995) Selon Jacques Ancet, la Nuit obscure et le Cantique spirituel seraient redevables à la tradition hébraïque (celle notamment du Chant des chants, ou Cantique des cantiques), ainsi qu’à la tradition arabe. Juan de Yepes fut béatifié le 25 janvier 1675, canonisé le 27 décembre 1726. Il a été déclaré docteur de l’Eglise catholique le 24 août 1926.

Collection Poésie Gallimard n°314. 1997. Traduction : Jacques Ancet.

Blanca Varela

La revue Europe de juin-juillet-août 2023 (n° 1130-1131-1132) met en valeur trois grands écrivains hispano-américains : Rubén Darío (1867-1916), père du Modernisme, premier mouvement de la littérature hispanique à trouver son origine hors des frontières de l’Espagne ; Juan Rulfo (1917-1986) qui n’a pas écrit plus de 300 pages, mais dont l’influence a été considérable sur tous les écrivains latino-américains du “Boom” (Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa entre autres) ; Blanca Varela (1926-2009), poétesse péruvienne qui appartient à la génération dite de 50.

Blanca Varela.

La poétesse péruvienne Blanca Varela est une des grandes figures de la poésie latino-américaine du XX ème siècle. Elle a vécu longtemps en France avec son mari Fernando de Szyszlo (1925 – 2017), un des peintres péruviens contemporains les plus importants. C’est la première femme qui ait obtenu le Prix international de Poésie Federico García Lorca de la Ville de Grenade en 2006. Elle a aussi reçu le Prix de Poésie ibéroaméricaine Reina Sofía en 2007. Ses poèmes sont au programme de l’agrégation d’espagnol en 2023 et 2024.

Son oeuvre est dense et concise. Elle a publié 8 recueils :

Este puerto existe, 1959.

Luz de día, 1963.

Valses y otras falsas confesiones, 1971.

Canto villano, 1978.

Ejercicios materiales, 1993.

El libro de barro, 1994.

Concierto animal, 1999.

El falso teclado, 2000.

Puerto Supe (Province de Barranca). Pérou.

Puerto Supe

Á J.B.

Está mi infancia en esta costa,
bajo el cielo tan alto,
cielo como ninguno, cielo,
sombra veloz, nubes de espanto,
oscuro torbellino de alas,
azules casas en el horizonte.

Junto a la gran morada sin ventanas,
junto a las vacas ciegas,
junto al turbio licor y al pájaro carnívoro.

¡Oh, mar de todos los días,
mar montaña,
boca lluviosa de la costa fría!

Allí destruyo con brillantes piedras
la casa de mis padres,
allí destruyo la jaula de las aves pequeñas,
destapo las botellas y un humo negro
escapa y tiñe tiernamente el aire y sus jardines.

Están mis horas junto al río seco,
entre el polvo y sus hojas palpitantes,
en los ojos ardientes de esta tierra
adonde lanza el mar su blanco dardo.
Una sola estación,
un mismo tiempo de chorreantes dedos
y aliento de pescado.
Toda una larga noche entre la arena.
Amo la costa,
ese espejo muerto en donde el aire gira como loco,
esa ola de fuego que arrasa corredores,
círculos de sombra y cristales perfectos.

Aquí en la costa escalo un negro pozo,
voy de la noche hacia la noche honda,
voy hacia el viento que recorre
ciego pupilas luminosas y vacías,
o habito el interior de un fruto muerto,
esa asfixiante seda, ese pesado espacio
poblado de agua y pálidas corolas.
En esta costa soy el que despierta
entre el follaje de alas pardas,
el que ocupa esa rama vacía,
el que no quiere ver la noche.

Aquí en la costa tengo raíces,
manos imperfectas,
un lecho ardiente
en donde lloro a solas.

Ese puerto existe (1949-1959).

Puerto Supe

Á J.B.

Mon enfance est là sur cette côte,
Sous le ciel si haut,
ciel comme nul autre, ciel, ombre véloce,
nuages d’épouvante, obscur tourbillon d’ailes,
demeures bleues posées sur l’horizon.

Près de la grande maison sans fenêtres,
près des vaches avuegles,
près de la trouble liqueur et de l’oiseau carnivore.

Ah, océan de tous les jours,
océan montagne,
bouche pluvieuse de la côte froide !

Je détruis là par des pierres brillantes
la maison de mes parents,
je détruis là cette cage à oiseaux,
j’ouvre les bouteilles, une fumée noire s’échappe
et vient teindre tendrement l’air et ses jardins.

Là sont mes heures près du fleuve desséché,
dans sa poussière, ses feuilles qui palpitent,
au fond des yeux ardents de cette terre
où l’océan lance son dard très blanc.
Une seule saison, un même temps
de doigts mouillés, d’haleine de poisson.
Une longue nuit passée sur le sable.
J’aime la côte, j’aime ce miroir mort
où l’air vient tournoyer éperdument,
la vague de feu qui emporte des couloirs,
des cercles d’ombre et des cristaux parfaits.

Ici je gravis sur côte un puits noir,
je vais de la nuit vers la nuit profonde,
je vais vers le vent qui parcourt aveugle
les pupilles lumineuses et vides,
ou j’habite l’intérieur d’un fruit mort,
cette étouffante soie, cet espace pesant
envahi d’eau et de pâles corolles.
Je suis sur la côte celui qui s’éveille
parmi le feuillage d’ailes obscures,
celui qui occupe cette branche vide,
celui qui se refuse à voir la nuit.

Ici sur la côte j’ai mes racines
mes mains imparfaites,
ma couche ardente où je pleure solitaire.

Ce port existe. 1949-1959. Traduction Laurence Breysse-Chanet.

Morir cada día un poco más
recortarse las uñas
el pelo
los deseos
aprender a pensar en lo pequeño
y en lo inmenso
en las estrellas más lejanas
e inmóviles
en el cielo
manchado como un animal que huye
en el cielo
espantado por mi.

Concierto animal, 1999.

Mourir chaque jour un peu plus
couper ses ongles
ses cheveux
ses désirs
apprendre à penser à ce qui est petit
et à ce qui est immense
aux étoiles les plus lointaines
et immobiles
dans le ciel
taché comme un animal qui fuit
dans le ciel
effrayé à ma vue

Concert animal.

Nadie nos dice

Nadie nos dice cómo
voltear la cara contra la pared
y
morirnos sencillamente
así como lo hicieron el gato
o el perro de la casa
o el elefante
que caminó en pos de su agonía
como quien va
a una impostergable ceremonia
batiendo orejas
al compás
del cadencioso resuello
de su trompa

sólo en el reino animal
hay ejemplares de tal comportamiento
cambiar el paso
acercarse
y oler lo ya vivido
y dar la vuelta
sencillamente
dar la vuelta

El falso teclado, 2000.

Il n’y a personne pour nous dire

personne ne nous dit comment
tourner la tête contre le mur
et
mourir simplement
comme l’ont fait le chat
ou le chien de la maison
ou l’éléphant
qui allait en quête de son agonie
comme on se rend
à une cérémonie inéluctable
en battant des oreilles
au rythme
du souffle cadencé
de sa trompe

dans le règne animal seulement
l’on trouve des exemples d’un tel comportement
changer de pas
s’approcher
et renifler ce qui a été vécu
et se retourner
tout simplement
se retourner

Le faux clavier.

Octavio Paz, Destiempos, de Blanca Varela en Fundación y disidencia, Obras completas III, México, Fondo de Cultura Económica, 1997, p. 351.

“Y entre esos cantos, el canto solitario de una muchacha peruana: Blanca Varela. El más secreto y tímido, el más natural. (…) Es un poeta que no se complace en sus hallazgos ni se embriaga con su canto. Con el instinto del verdadero poeta, sabe callarse a tiempo. Su poesía no explica ni razona. Tampoco es una confidencia. Es un signo, un conjuro frente, contra y hacia el mundo, una piedra negra tatuada por el fuego y la sal, el amor, el tiempo y la soledad. Y, también, una exploración de la propia conciencia.”

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/05/08/blanca-varela-1926-2009/

César Vallejo

César Vallejo (Pablo Picasso) 9 juin 1938.

Le poète César Vallejo est né le 16 mars 1892 à Santiago de Chuco, petite ville située au nord du Pérou, à 3000 mètres d’altitude (département de La Libertad). C’était le dernier des onze enfants de Francisco de Paula Vallejo Benítez (1840- 1924) et de María de los Santos Mendoza Gurrionero (1850- 1918). Quand il est né, son père avait déjà 52 ans et sa mère 42.

Il a vécu au sein d’une famille métis, très croyante. Son grand-père paternel José Rufo Vallejo était un prêtre espagnol et son grand-père maternel, Sebastián Baltasar de Mendoza aussi. Ses parents auraient voulu qu’il devienne prêtre. Les références religieuses sont constantes dans son oeuvre.

Dans ses poèmes, il évoque souvent ses parents, ses frères et sa modeste maison natale. Enereida = Canto del mes de enero.

Los heraldos negros. Recueil publié en réalité en juillet 1919.

Enereida

Mi padre, apenas,
en la mañana pajarina, pone
sus setentiocho años, sus setentiocho
ramos de invierno a solear.
El cementerio de Santiago, untado
en alegre año nuevo, está a la vista.
Cuántas veces sus pasos cortaron hacia él,
y tornaron de algún entierro humilde.
Hoy hace mucho tiempo que mi padre no sale !
Una broma de niños se desbanda.

Otras veces le hablaba a mi madre
de impresiones urbanas, de política ;
y hoy, apoyado en su bastón ilustre
que sonara mejor en los de la Gobernación,
mi padre está desconocido, frágil,
mi padre es una víspera.
Lleva, trae, abstraído, reliquias, cosas,
recuerdos, sugerencias.
La mañana apacible le acompaña
con sus alas blancas de hermana de caridad.

Día eterno es éste, día ingenuo, infante,
coral, oracional ;
se corona el tiempo de palomas,
y el futuro se puebla
de caravanas de inmortales rosas.
Padre, aún sigue todo despertando;
es Enero que canta, es tu amor
que resonando va en la Eternidad.
Aún reirás de tus pequeñuelos,
y habrá bulla triunfal en los Vacíos.

Aún será año nuevo. Habrá empanadas ;
y yo tendré hambre, cuando toque a misa
en el beato campanario
el buen ciego mélico con quien
departieron mis sílabas escolares y frescas,
mi inocencia rotunda.
Y cuando la mañana llena de gracia,
desde sus senos de tiempo,
que son dos renuncias, dos avances de amor
que se tienden y ruegan infinito, eterna vida,
cante, y eche a volar Verbos plurales,
girones de tu ser,
a la borda de sus alas blancas
de hermana de caridad ¡oh, padre mío !

1 de enero de 1919.

Los heraldos negros, 1919.

Santiago de Chuco (Pérou).

Énéréide

Mon père, tout juste,
dans le matin oiselier, met
ses soixante-six-huit années, ses soixante-six-huit
rameaux d’hiver à chauffer au soleil.
Le cimetière de Santiago, huilé
d’allègre année nouvelle, est en vue.
Combien de fois ses pas ont-ils coupé vers lui,
et sont-ils revenus d’un humble enterrement.
Aujourd’hui, il y a longtemps que mon père ne sort plus !
Un tumulte d’enfants se débande.

Autrefois, il parlait à ma mère
d’impressions urbaines, de politique ;
et aujourd’hui, appuyé sur son bâton illustre
qui tintait plus fort en son temps de Gouverneur,
mon père est méconnaissable, fragile,
mon père est un hier.
Il emporte, rapporte, absorbé, des reliques, des choses,
des souvenirs, des suggestions.
La matinée paisible l’accompagne
de ses ailes blanches de sœur de charité.

C’est un jour éternel, un jour ingénu, enfant,
choral, orant ;
le temps se couronne de palombes,
et l’avenir se peuple
de caravanes d’immortelles roses.
Père, tout encore s’éveille ;
c’est Janvier qui chante, c’est ton amour
qui entre en résonnant dans l’Éternité.
Tu riras encore de tes tous petits,
et il y aura un vacarme triomphal dans les Vides.

Ce sera encore le Nouvel An. Il y aura des pâtés ;
et moi j’aurai faim, quand sonnera la messe
au clocher dévot,
le bon aveugle mélique avec qui
devisèrent mes syllabes scolaires et fraîches,
mon innocence éclatante.
Et quand la matinée pleine de grâce,
avec ses seins de temps,
qui sont deux renoncements, deux avancées d’amour
qui se rendent et requièrent l’infini, la vie éternelle,
chantera et lancera dans l’air des Verbes pluriels,
des lambeaux de ton être,
sur le bordage de ses ailes blanches
de sœur de charité, oh, mon cher père !

César Vallejo Poésie complète. 1919-1937. Flammarion, 2009. Traduction : Nicole Réda-Euvremer.

César Vallejo. Serie El escritor y la crítica. Taurus, 1974.