Albert Camus – Pascal Pia

Carte de presse de Pascal Pia, directeur de Combat et d’Albert Camus, rédacteur en chef. Vers 1945.

Je viens de relire la Correspondance entre Albert Camus et Pascal Pia.

Pascal Pia et Albert Camus – Lyon 1940.

Pascal Pia (de son vrai nom Pierre Durand) est né le 15 août 1903 à Paris. Cet écrivain, journaliste, érudit et grand résistant français a laissé peu de place dans la littérature française du XXe siècle. Il connaissait pourtant à merveille la poésie de Baudelaire, Rimbaud et Jules Laforgue entre autres.
Il vient d’une famille modeste. Son père, Arthur-Émile Durand, était caissier, et sa mère Rosine Bertrand, employée aux Chemins de fer du Nord. Pendant la Première Guerre mondiale, le sergent-fourrier Durand est tué le 26 septembre 1915 sur le front de Champagne, aux abords de la ferme Navarin, le même lieu et le même jour où Blaise Cendrars a perdu son bras. En 1917, profondément révolté et individualiste, il quitte le domicile maternel, après le certificat d’études, pour vivre dans le Midi près de son grand-père maternel.
Il choisit le pseudonyme de Pascal Pia à dix-huit ans en souvenir de Félix Pyat, journaliste, créateur de la Société des gens de lettres et communard qui avait fondé en 1870 un journal baptisé… Le Combat !
Il revient à Paris dans les années 20 et fréquente les avant-gardes littéraires tout en restant farouchement indépendant. Il se lie dès 1920 avec André Malraux, autodidacte comme lui, qui lui dédiera Saturne, essai sur Goya (Gallimard, Collection Galerie de La Pléiade, 1950). À partir de 1921, il publie des poèmes en prose dans de nombreuses revues.
Avec son ami René Bonnel, il se lance en 1925 dans l’édition clandestine d’ouvrages érotiques : Les Onze Mille Verges et Les exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, Le Con d’Irène de Louis Aragon, Mademoiselle de Mustelle et ses amies de Pierre Mac Orlan, revêtu de la couverture de la Bibliothèque rose, Histoire de l’œil de Lord Auch (pseudonyme de Georges Bataille), illustré par André Masson. Il écrit aussi des textes et des poèmes, qu’il attribue faussement à Apollinaire (Cortège priapique en 1925, Le Verger des amours en 1927), Baudelaire (À une courtisane en 1925, Les années de Bruxelles) ou Radiguet.
Il épouse Suzanne Lonneux le 12 novembre 1927. ils auront une fille, Colette.
Il travaille deux ans au quotidien de Lyon Le Progrès, puis à Paris à l’hebdomadaire antifasciste La Lumière, et, comme chef des informations générales, au quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
Il arrive à Alger en août 1938 pour prendre la direction du quotidien du Front populaire Alger républicain qui commence à paraître le 6 octobre 1938. Albert Camus fait alors ses débuts dans le journalisme. Les deux hommes sympathisent. Ils ont une origine modeste et sont orphelins de guerre. Leur sensibilité politique, anarchisante et pacifiste, les rapproche aussi. Ensemble, ils publient de grandes enquêtes et assument en 1939 l’essentiel de la publication d’Alger républicain qui subit une censure répétée et connaît de grandes difficultés matérielles. Le journal défend une ligne antifasciste, mais aussi antimilitariste et ne manifeste pas d’hostilité au Mouvement nationaliste algérien. Sa position n’est donc pas assimilable à celle du Parti communiste algérien. Ils fondent ensuite un nouveau titre quotidien à partir du 17 septembre 1939, Le Soir républicain. Alger républicain est interdit le 28 octobre 1939 et Le Soir républicain le 10 janvier 1940 après seulement 117 numéros.
Pascal Pia revient en métropole le 8 février 1940. Il devient secrétaire de rédaction du journal ParisSoir, propriété de l’industriel Jean Prouvost, replié à Lyon de 1940 à 1942. Pia fait embaucher Camus à Paris-Soir. Ils essaient de lancer une revue, Prométhée, pour s’opposer aux intellectuels de la collaboration et à la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Pascal Pia est témoin à Lyon au mariage d’Albert Camus avec Francine Faure le 3 décembre 1940. Il utilise ses relations pour favoriser la carrière de son ami. Il envoie les manuscrits de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe à André Malraux, Francis Ponge et Jean Paulhan. Les deux livres paraissent le 15 juin et le 16 octobre 1942 sous la couverture des éditions Gallimard. Le second est dédié à Pascal Pia. Caligula sortira des presses en 1944.
Pia s’engage très tôt dans la Résistance, Il devient à Lyon chef régional adjoint du mouvement Combat sous le pseudonyme de Pontault, puis secrétaire régional des Mouvements unis de la Résistance (MUR). Rédacteur en chef du journal Combat depuis 1942, il participe à la création de la Fédération de la presse clandestine.
À la Libération, en 1944, il devient directeur gérant de Combat et Albert Camus, rédacteur en chef. C’est un journal détaché de tout parti et organisation politique ou financière. Le pluralisme de l’équipe rédactionnelle qui est un atout au début, devient avec le temps le point faible du journal, l’époque étant devenue terriblement manichéenne. Pascal Pia dit alors : « Nous allons tenter de faire un journal responsable. Et comme le monde est absurde, il va échouer. »
Il abandonne le journal le 31 mars 1947. Son amitié avec Camus prend fin en juin 1947. Pascal Pia n’a pas supporté les accusations selon lesquelles il aurait rejoint le mouvement gaulliste. Sa rancune à l’égard de l’équipe qui n’aurait pas suffisamment démenti cette rumeur – et en particulier à l’égard de Camus – est définitive.
Il rejoint pourtant la presse du RPF gaulliste (Agence Express et Le Rassemblement). Il collabore aussi à L’Aurore, à Paris-Presse, au Journal du Parlement, au Bulletin de Paris.
Le 19 mai 1949, Pascal Pia préface La Chasse spirituelle, censé être un manuscrit inédit très recherché d’Arthur Rimbaud, texte que Verlaine prétendait avoir oublié chez sa femme Mathilde au moment de l’ escapade des deux poètes en Belgique. Le journal Combat publie des extraits du recueil qui est édité quelques jours plus tard au Mercure de France. Mais André Breton dénonce rapidement l’imposture, et les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille reconnaissent être les auteurs de ce faux.
Le 11 mai 1953 il est élu Satrape du Collège de Pataphysique aux côtés de Raymond Queneau, Jacques Prévert et Max Ernst.
Dans les années 50 et 60, il écrit des chroniques littéraires dans Carrefour (1138 en tout), La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire. L’ensemble de ses chroniques a été réuni par l’IMEC et publié aux éditions Fayard en 1999 et 2000 sous le titre Feuilletons littéraires I et II.
Cet homme est aussi une véritable agence de renseignements littéraires dont bien des chercheurs, bibliographes ou universitaires ont profité. En 1978, prolongeant et développant les travaux de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, il publie en deux volumes une somme, qui fait toujours référence, sur les livres de l’enfer de la Bibliothèque nationale de France où sont rangés les ouvrages réputés ou considérés comme contraires aux bonnes mœurs, compilation de centaines de notices sur des ouvrages licencieux, dont certains sont absents de la Bibliothèque nationale : Les Livres de l’Enfer. Bibliographie critique des ouvrages érotiques dans leurs différentes éditions du XVIe siècle à nos jours. (1978, réédité en 1998).
À la fin de sa vie, il refuse qu’on parle de sa personne et interdit que l’on écrive sur lui après sa mort. Dans une interview accordée en 1978 à Nicole Zand, du Monde, il revendique en outre le droit au néant. Il meurt à Paris le 27 septembre 1979 des suites d’un cancer de la moelle épinière.

Pascal Pia.

Sources
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant. Collection L’un et l’autre, Gallimard, 1989.
Albert Camus – Pascal Pia Correspondance 1939-1947. Paris, Fayard-Gallimard, 2000.
Dictionnaire Albert Camus sous la direction de Jeanyves Guérin. Éditions Robert laffont. Collection Bouquins.

Albert Camus – Louis Guilloux

Je viens de lire L’ami Louis de Sylvie Le Bihan, Denoël, 2025. Le roman est assez décevant, mais son intérêt est de nous permettre de nous replonger dans l’oeuvre d’un des grands romanciers français du XXe siècle : Louis Guilloux (1899-1980).

Je renvoie à la recension de Gilles Cervera de cette nouveauté de ” la rentrée littéraire ” dans La Cause Littéraire :

https://www.lacauselitteraire.fr/sylvie-le-bihan-l-ami-louis-par-gilles-cervera

L’amitié entre Albert Camus et Louis Guilloux a été essentielle pour les deux auteurs. Le prix Nobel 1957 a fait une belle préface à La Maison du peuple, premier roman de son ami breton dont la première édition date de 1927.

Préface d’Albert Camus à La Maison du Peuple de Louis Guilloux. Caliban n°13, janvier 1948. Grasset, 1953. Les cahiers rouges, 2004.

Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. On peut d’ailleurs essayer d’expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu’on ignore finit par vous l’apprendre.

Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et, pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécue une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on traite souvent du prolétariat comme d’une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d’une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s’informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d’utiliser et de dégrader ce qu’on prétend vouloir défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j’admire et j’aime l’oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.

Ce grand écrivain, parce qu’il a fait ses classes à l’école de la nécessité, a appris à juger sans embarras de ce qu’est un homme. Il y a gagné du même coup une sorte de pudeur qui semble mal partagée dans le monde où nous vivons et qui l’empêchera toujours d’accepter que la misère d’autrui puisse être un marchepied, ni qu’elle puisse offrir un sujet de pittoresque pour lequel seul l’artiste n’aurait pas à payer. D.H.Lawrence rapportait souvent à sa naissance dans une famille de mineurs ce qu’il y avait de meilleur en lui-même et dans son oeuvre. Mais Lawrence et ceux qui lui ressemblent savent que, si l’on peut prêter une grandeur à la pauvreté, l’asservissement qui l’accompagne presque toujours ne se justifiera jamais. Par dessus eux-mêmes, leurs oeuvres portent condamnation, et les livres de Guilloux ne se soustraient pas à ce grand devoir. De La Maison du Peuple, son premier livre au Pain des rêves et au Jeu de Patience, ils témoignent tous d’une fidélité. L’enfance pauvre, avec ses rêves et ses révoltes, lui a fourni l’inspiration de son premier et de ses derniers livres. Rien n’est plus dangereux qu’un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur d’un artiste se mesure aux tentations qu’il a vaincues. Et Guilloux, qui n’idéalise rien, qui peint toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher l’amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet. Ce ton un et pur, cette voix un peu sourde qui est celle du souvenir témoigne pour celui qui raconte, vertus de style qui sont aussi celles de l’homme.

On mesure mieux encore la tentation vaincue en voyant Guilloux prendre pour sujet unique de Compagnons la mort d’un ouvrier. La pauvreté et la mort font ensemble un ménage si désespéré qu’il semblerait qu’on ne puisse en parler sans être Keats, si sensible, a-t-on dit, qu’il aurait pu toucher de ses mains la douleur elle-même. Il n’empêche que dans ce petit livre, qui a le ton des grandes nouvelles de Tolstoï (Ivan Ilitch, ici, est devenu maçon), Guilloux ne cesse de se maintenir à la hauteur exacte de son modèle, et surtout, oui, surtout, sans le majorer. Pas une seule fois le ton ne s’élève. Je défie pourtant qu’on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée. Guilloux sait comme tous qu’il y a un tarif de la mort dans nos belles entreprises municipales et que mourir est devenu un luxe qu’on ne peut vraiment plus se permettre. Mais ce n’est pas de cela qu’il parle ; on ne relèvera pas une plainte dans Compagnons. Jean Kernevel, au contraire, semble mourir heureux. Simplement, devant cette joie inexplicable qui lui vient quelques instants avant sa fin, il n’exprime qu’une sorte de gauche surprise, comme si cette joie n’était pas dans l’ordre. « Qu’est-ce que j’ai, dit-il alors, qu’est-ce que j’ai. » Pourquoi dire plus, en effet ? Le bonheur demande une disposition à laquelle la pauvreté prépare moins bien qu’à la mort silencieuse.

Ceci dit, je trahirais Guilloux si je laissais croire qu’il est seulement le romancier de la pauvreté. Un jour que nous parlions de la justice et de la condamnation : « La seule clé, me disait-il, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain. » Et il me citait un mot de Lénine, pendant le siège de Leningrad, alors qu’il voulait faire partciper au combat des prisonniers de droit commun : « Non, protestait un de ses compagnons, pas avec eux. – Pas avec eux, répondit Lénine, mais pour eux. » un autre jour Guilloux observait, à propos de l’humeur railleuse d’un de nos amis, que le sarcasme n’était pas forcément un signe de méchanceté. Je répondais qu’il ne pouvait passer, cependant, pour le signe de la bonté : « Non, dit Guilloux, mais de la douleur à quoi on ne songe jamais chez les autres. » J’ai retenu ces mots qui peignent bien leur auteur. Car Guilloux songe presque toujours à la douleur chez les autres, et c’est pourquoi il est avant tout, le romancier de la douleur. Les plus misérables créatures du Sang noir, aux yeux de leur auteur, ont une excuse dans la souffrance de vivre. On sent bien pourtant que douleur ne veut pas dire ici désespoir. Le Sang noir portait une bande désespérée : « La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé. » Et cependant ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir ou de l’espoir. Nous sommes avec lui au coeur de ces terres inconnues que les grands romanciers russes ont tenté d’explorer. En vérité est-il un seul grand artiste qui n’y ait abordé au moins une fois ? Les êtres y courent à leur fin, à la fois solitaires et confondus, identiques et irremplaçables. Placés au-delà de la justification, ils se détachent alors avec la puissance de la vie, assez semblables à nous pour que nous les reconnaissions, mais portés au-dessus de nous, agrandis par la souffrance qui fixe leurs attitudes dans leur mémoire et les rend, pour finir, exemplaires : ce sont les grandes images de la compassion. Voilà le grand art de Guilloux qui n’utilise la misère de tous les jours que pour mieux éclairer la douleur du monde. Il pousse ses personnages jusqu’au type universel, mais en les faisant d’abord passer par la réalité la plus humble. Je ne connais pas d’autre définition de l’art, et si tant d’écrivains aujourd’hui font mine de s’en écarter, c’est qu’il est plus facile d’étonner que de convaincre. Guilloux s’est privé de cette facilité. Son goût presque désordonné pour les êtres, la longue confrontation qu’il poursuit avec un monde intérieur grouillant de personnages l’ont porté comme naturellement à l’art le plus difficile. Pour moi, qui vient de reprendre tous ses livres, il ne fait aucun doute que cette œuvre ne se compare à aucune autre.

Mais je n’ai pas encore parlé de La Maison du peuple, le premier livre de Guilloux. Je n’ai jamais pu le lire sans un serrement de coeur : je le lis avec des souvenirs. Il me parle sans arrêt d’une vérité dont je sais, malgré les professeurs de philosophie et de tactique, qu’elle passe les empires et les jours : celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort : « Il savait, en écoutant le sifflet des locomotives, si le temps serait à la pluie. » J’ai si souvent relu ce livre que ce sont des phrases comme celle-là qui m’accompagnent, maintenant quand je l’ai refermé. Elles m’éclairent le personnage du père dont je connais par coeur les silences et les révoltes. Lui, si retranché, je le sens alors accordé au monde, comme au temps de sa jeunesse où il allait se baigner avec son meilleur ami. Cet ami lui-même a pris dans ma mémoire une place apparemment disproportionnée. Mais il vit en moi par son absence, et seulement parce qu’en une phrase Guilloux note que son père l’a perdu de vue après le régiment, sans que nous puissions savoir si cela a été dur ou non. Bel exemple de l’art indirect avec lequel Guilloux fait sentir combien la misère ôte de leurs forces aux passions qui lui sont étrangères.Un excès de pauvreté raccourcit la mémoire, détend l’élan des amitiés et des amours. Quinze mille francs par mois, la vie d’atelier, et Tristan n’a plus rien à dire à Yseult. L’amour aussi est luxe, voilà la condamnation.

Mais je ne veux pas refaire à gros traits ce qui est constamment suggéré par ce livre. Je voulais seulement dire que j’entretiens un long commerce avec lui et qu’il est de ceux qui se transforment dans le souvenir sans jamais s’épuiser. Voici plus de vingt ans, en tout cas, qu’il poursuit sa vie dans quelques coeurs, et qu’il y fait du bien, loin de son auteur qui ne le sait pas assez. De combien de livres, aujourd’hui, pourrais-je écrire ceci sans mentir, et lesquelles de nos œuvres donneront jamais une si pure occasion d’admirer leur art et d’aimer leur auteur ?

Albert Camus – Georges Séféris

Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2024/06/yannis-kiourtsakis-camus-et-s%C3%A9f%C3%A9ris-une-affaire-de-lumi%C3%A8re.html

La lumière, l’homme, l’amour

Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble.
Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :

Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».

Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »

C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»

Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »

______________________________________________________________________________

Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.

Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.

Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.

Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.

Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.

Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.

Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.

Bibliographie

Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.

Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.

Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.

Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.

Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.

Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.

Albert Camus – Marseille

Carnets Tome 1 : Mai 1935 – février 1942. Gallimard. Folio n° 5617.

Août 37
Dernier chapitre ? Paris Marseille. La descente vers la Méditerranée. Et il entra dans l’eau et il lava sur sa peau les images noires et grimaçantes qu’y avait laissées le monde. Soudain l’odeur de sa peau renaissait pour lui dans le jeu de ses muscles. Jamais peut-être il n’avait autant senti son accord avec le monde, sa course accordée à celle du soleil. À cette heure où la nuit débordait d’étoiles, ses gestes se dessinaient sur le grand visage muet du ciel. S’il bouge ce bras, il dessine l’espace qui sépare cet astre brillant de celui qui semble disparaître par moments, il entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, des traînes de nuées. Ainsi l’eau du ciel battue par son bras et, autour de lui, la ville comme un manteau de coquillages resplendissants…

Septembre
À Marseille, bonheur et tristesse – Tout au bout de moi-même. Ville vivante que j’aime. Mais, en même temps, ce goût amer de solitude.

8 septembre
Marseille, chambre d’hôtel. Grosses fleurs jaunes de la tapisserie à fond gris. Géographies de la crasse. Coins gras et boueux derrière le radiateur énorme. Lit à lamelles, commutateur brisé…. Cette sorte de liberté qui vous vient du douteux et de l’interlope.

Marseille, Jardin Missak Manouchian. Vieux-Port. Fort Saint-Jean.

Michael Lonsdale – Albert Camus

Michael Lonsdale. Paris, Mai 1988.

L’acteur franco-britannique Michael Lonsdale est décédé le 21 septembre 2020 à Paris, il avait 89 ans. Il avait lu en 2008 L’Etranger (1942), la première oeuvre d’Albert Camus parue en livre-audio chez Ecoutez Lire/Gallimard. Le début du roman peut être écouté gratuitement sur ce lien.

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Ecoutez-lire/L-Etranger3?fbclid=IwAR1rJ8QmJIV-kDLf59lexpNQtC3cA37u4AftGetbuzfLRNNRBP_IVSyz6I0

“Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.”

Paul Valéry – Jean Grenier – Albert Camus

Paul Valéry (Jacques-Emile Blanche) 1923.

Inspirations méditerranéennes est le titre d’une conférence que fit Paul Valéry à l’Université des Annales le 24 novembre 1933. Elle fut publiée dans Conférencia le 15 février 1934 et reprise dans Variété III en 1936. Jean Grenier reprit le titre, avec son accord, pour un recueil d’essais publié chez Gallimard en 1941. On retrouve les caractéristiques de cet essai chez Jean Grenier et son élève, du Lycée d’Alger, Albert Camus. Voir Noces (1938) et L’Été (1954).

Paul Valéry insiste particulièrement sur la sensualité de la nage.

Paul Valéry. Inspirations méditerranéennes. Éditions Fata Morgana -Musée Paul Valéry. 2020. Pages 24 à 27.

« Je m’accuse devant vous d’avoir connu une véritable folie de lumière, combinée avec la folie de l’eau.
Mon jeu, mon seul jeu, était le jeu le plus pur : la nage. J’en ai fait une manière de poème, un poème que j’appelle involontaire, car il n’a pas été jusqu’à se former et à s’achever en vers. Mon intention quand je l’ai fait, n’était pas chanter l’état de nage, mais de le décrire, – ce qui est fort différent, – et il n’a effleuré la forme poétique que parce que le sujet par lui-même, la nage toute seule, se soutient et se meut en pleine poésie. »

NAGE
” Il me semble que je me retrouve et me reconnaisse quand je reviens à cette eau universelle. Je ne connais rien aux moissons, aux vendanges. Rien pour moi dans les Géorgiques.
Mais se jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu’aux extrêmes, et de la nuque aux orteils ; se retourner dans cette pure et profonde substance ; boire et souffler la divine amertume, c’est pour mon être le jeu comparable à l’amour, l’action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main qui s’ouvre et se ferme, parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses possibles. Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité il l’aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. Par elle, je suis l’homme que je veux être. Mon corps devient l’instrument direct de l’esprit, et cependant l’auteur de toutes ses idées.

Tout s’éclaire pour moi. Je comprends à l’extrême ce que l’amour pourrait être. Excès du réel ! Les caresses sont connaissance. Les actes de l’amant seraient les modèles des oeuvres…
Donc, nage ! donne de la tête dans cette onde qui roule vers toi, avec toi, se rompt et te roule !

Pendant quelques instants, j’ai cru que je ne pourrais jamais ressortir de la mer. Elle me rejetait, reprenait dans son repli irrésistible. Le retrait de la vague roulait le sable avec moi. J’avais beau plonger mes bras dans ce sable, il descendait avec tout mon corps. Comme je luttais encore un peu, une vague beaucoup plus forte vint, qui me jeta comme une épave au bord de la région critique.
Je marche enfin sur l’immense plage, frissonnant et buvant le vent. C’est un coup de S.W. qui prend les vagues par le travers, les frise, les froisse, les couvre d’écailles, les charge d’un réseau d’ondes secondaires qu’elles transportent de l’horizon jusqu’à la barre de rupture et d’écume.
Homme heureux aux pieds nus, je marche ivre de marche sur le miroir sans cesse repoli par le flot infiniment mince. »

Jean Grenier, Inspirations méditerranéennes. 1941. Ouvrage republié dans la collection L’imaginaire n°384 en 1998.
« Il existe je ne sais quel composé de ciel, de terre et d’eau, variable avec chacun, qui fait notre climat. En approchant de lui, le pas devient moins lourd, le cœur s’épanouit. Il semble que la Nature silencieuse se mette tout d’un coup à chanter. Nous reconnaissons les choses. On parle du coup de foudre des amants, il est des paysages qui donnent des battements de cœur, des angoisses délicieuses, de longues voluptés. Il est des amitiés avec les pierres des quais, le clapotis de l’eau, la tiédeur des labours, les nuages du couchant.
Pour moi, ces paysages furent ceux de la Méditerranée. »

Albert Camus.

Albert Camus

Albert Camus dans son bureau au journal Combat. 1945.

« Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses, à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.»

La Peste. Gallimard, 1947.

René Char – Albert Camus. L’éternité à Lourmarin.

René Char (dit Capitaine Alexandre) à Céreste en 1944.

L’éternité à Lourmarin, 1960.

( Le manuscrit de ce texte figure dans une lettre de René Char à Jean-Paul Samson, créateur de la revue Témoins, où il fut originellement publié en 1960. Il est repris en 1962 dans La Parole en archipel)

“Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…

Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.”

Albert Camus René Char, Correspondance 1946-1959. Gallimard, 2007. Folio n°6274. 2017.

(J’ai déjà publié ce texte il y a un an. Albert Camus est mort le 4 janvier 1960, tué sur le coup dans un accident de voiture à Villeblevin, près de Montereau (Yonne). Mon père, J.F. est né le 4 janvier 1910 à Oran (Algérie).

Albert Camus

Albert Camus. New Yorl, 1946. (Cecil Beaton).

Albert Camus sera une des rares voix de protestation après l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima (6 mai 1945).

Combat, 8 août 1945. Éditorial.

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.

On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase: la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d’autres raisons d’accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu’on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

Actuelles. Chroniques 1944-1948, Œuvres complètes, tome II, Éditions Gallimard.

Une de Combat. 8 mai 1945.

Albert Camus – René Char

Aujourd’hui, Marc Bassets a publié dans Babelia, supplément culturel de El País un article intitulé Camus-Char, biografía de una amistad. Une nouvelle maison d’édition vient en effet de traduire en espagnol la correspondance entre Albert Camus et René Char Correspondencia 1946-1959, publiée par Gallimard en 2007.

Les deux hommes se sont rencontrés en 1946. A partir de 1954, ils habitent le même immeuble 4 rue de Chanaleilles, Paris VII. Ils se découvrent même un arrière-pays commun, selon René Char, une terre de patrie dont le paysage est celui des alentours de L’Isle-sur-le-Sorgue, et plus généralement le Vaucluse entre Ventoux et Luberon. En septembre 1958, Albert Camus achète une maison à Lourmarin. A sa mort, le 4 janvier, il est enterré dans le cimetière de ce village.

A ce moment-là, René Char ne voulut pas écrire dans la précipitation un texte pour son ami. L’hommage de la NRF commença dans le numéro du 1 février 1960 et continua dans le numéro entier du 1 mars 1960. Char composa, lui, seulement sept semaines plus tard, L’éternité à Lourmarin. Il forma avec Jean Grenier et Jean Bloch-Michel, autour de Francine Camus, un groupe pour prendre les premières décisions concernant l’oeuvre et les papiers personnels d’Albert Camus.

L’éternité à Lourmarin (René Char)

Albert Camus

Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.

La Parole en archipel, 1962.

Lourmarin. Tombe d’Albert Camus.