Mario Vargas Llosa. Madrid, février 2003 (Miguel Gener)
Mario Vargas Llosa, l’« homme-plume », Prix Nobel de Littérature en 2010, est mort à Lima dimanche 13 avril 2025. Il avait 89 ans. Nous l’avions croisé un jour dans l’aéroport de Barajas à Madrid. Échange de sourires. Beaucoup d’articles dans la presse…
Je me souviens pourtant aujourd’hui du grand poète péruvien César Vallejo.
Il est né à Santiago de Chuco le 16 mars 1892. Il est mort à Paris le 15 avril 1938.
Il avait écrit dans Pierre noire sur une pierre blanche
Me moriré en París con aguacero, un día del cual tengo ya el recuerdo. Me moriré en París -y no me corro- tal vez un jueves, como es hoy de otoño.
Poemas humanos, 1939.
Pierre noire sur une pierre blanche
Je mourrai à Paris par temps de pluie, un jour dont j’ai déjà le souvenir. Je mourrai à Paris – pourquoi rougir – en automne, un jeudi, comme aujourd’hui.
Amada, en esta noche tú te has crucificado sobre los dos maderos curvados de mi beso; y tu pena me ha dicho que Jesús ha llorado y que hay un viernesanto más dulce que ese beso.
En esta noche rara que tanto me has mirado la Muerte ha estado alegre y ha cantado en su hueso En esta noche de Setiembre se ha oficiado mi segunda caída y el más humano beso.
Amada, moriremos los dos juntos, muy juntos; se irá secando a pausas nuestra excelsa amargura; y habrán tocado a sombra nuestros labios difuntos
Y ya no habrá reproches en tus ojos benditos ni volveré a ofenderte. Y en una sepultura los dos dormiremos, como dos hermanitos.
Los heraldos negros, 1918.
Le poète à son aimée
Aimée, cette nuit tu t’es crucifiée sur les deux madriers cintrés de mon baiser ; et ta peine m’a dit que Jésus avait pleuré et qu’il est un Vendredisaint plus doux que ce baiser.
En cette nuit étrange où tant tu m’as regardé , la Mort a été joyeuse et a sifflé dans son os. En cette nuit de Septembre on a célébré ma seconde chute et le plus humain des baisers.
Aimée, nous mourrons tous deux ensemble, très unis ; de loin en loin se desséchera notre suprême amertume ; et nos lèvres défuntes auront sonné un glas d’ombre.
Et il n’y aura plus de reproche dans tes yeux bénits ; et je ne t’offenserai plus. Et dans une même sépulture nous dormirons tous deux, comme frère et soeur.
Balzac (Auguste Rodin). Variante de l’étude finale. 1897. Plâtre. Paris, Musée Rodin. (CFA. Photo prise au Musée Bourdelle à Paris. Exposition Rodin / Bourdelle. Corps à corps)
Nathalie de Courson a publié le 27 décembre 2024 sur son blog (Patte de mouette) un texte qu’elle a intitulé Robes de chambre. J’ai relu peu de temps après le poème de Vallejo Dos niños anhelantes.
” Es la vida no más, de bata y yugo. ” Les traductions de François Maspero et de Gérard de Cortanze sont assez décevantes. La bata a disparu. Elle devient chemise et corsage. Je ne leur jette pas la pierre. César Vallejo est très difficile, sinon impossible à traduire. La meilleure version est, selon moi, celle de Nicole Réda-Euvremer. (Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009). Je ne l’ai pas sous la main en ce moment et je ne sais pas ce qu’elle propose.
Dos niños anhelantes (César Vallejo)
No. No tienen tamaño sus tobillos; no es su espuela suavísima, que da en las dos mejillas. Es la vida no más, de bata y yugo.
No. No tiene plural su carcajada, ni por haber salido de un molusco perpetuo, aglutinante, ni por haber entrado al mar descalza, es la que piensa y marcha, es la finita. Es la vida no más; sólo la vida.
Lo sé, lo intuyo cartesiano, autómata, moribundo, cordial, en fin, espléndido. Nada hay sobre la ceja cruel del esqueleto; nada, entre lo que dio y tomó con guante la paloma, y con guante, la eminente lombriz aristotélica; nada delante ni detrás del yugo; nada de mar en el océano y nada en el orgullo grave de la célula. Sólo la vida; así: cosa bravísima.
Plenitud inextensa, alcance abstracto, venturoso, de hecho, glacial y arrebatado, de la llama; freno del fondo, rabo de la forma. Pero aquello para lo cual nací ventilándome y crecí con afecto y drama propios, mi trabajo rehúsalo, mi sensación y mi arma lo involucran. Es la vida y no más, fundada, escénica.
Y por este rumbo, su serie de órganos extingue mi alma y por este indecible, endemoniado cielo, mi maquinaria da silbidos técnicos, paso la tarde en la mañana triste y me esfuerzo, palpito, tengo frío.
2 de noviembre de 1937.
Poemas humanos, 1939.
Ardents désirs de deux enfants
Non. Leurs chevilles n’ont pas d’épaisseur ; ce n’est pas leur éperon très doux, qui frappe les deux joues. C’est la vie, rien de plus, avec joug et chemise.
Non. Leur rire n’a pas de pluriel, même sorti d’un perpétuel, agglutinant mollusque, même entré dans la mer pieds nus, C’est un rire qui pense et qui marche, un rire fini. C’est la vie, rien de plus ; seulement la vie.
Cela je le sais, je le sens ; cartésien, automatique, moribond, cordial, splendide enfin. Il n’y a rien sur le cil cruel du squelette, rien entre ce qu’a donné et pris, avec un gant, la colombe, et un gant, encore, l’éminent lombric aristotélicien ; rien devant ni derrière le joug ; rien, ni mer ni océan, rien dans la fierté sévère de la cellule. Seulement la vie, telle qu’elle est ; âpre et belle.
Plénitude bornée, portée abstraite, bénéfique, en fait, glaciale et impétueuse, de la flamme ; mots du fond, queue de la forme. Mais ce pour quoi je suis né, emplissant mes poumons, et j’ai grandi entouré de tendresse et de drame, mon travail le refuse, mes sens et mon arme le figent. C’est la vie, rien de plus, solide, scénique.
Et sur ce chemin mon âme éteint sa série d’organes et sous ce ciel indicible possédé du démon, ma machinerie lance des sifflements techniques, je passe la soirée dans la matinée triste et je me débats, je palpite, j’ai froid.
2 novembre 1937.
Poèmes humains. Éditions du Seuil, 2011. Traduction François Maspero.
Deux enfants haletants
Non. Ses chevilles n’ont pas d’épaisseur ; ce n’est pas son éperon si doux, qui touche ses deux joues. C’est la vie, c’est tout, avec joug et corsage.
Non. Son éclat de rire n’a plus de pluriel, ni pour être sorti d’un mollusque perpétuel, agglutinant, ni pour être entré dans la mer déchaussée, elle est qui pense et qui marche, elle est finie. Elle est la vie, c’est tout ; rien que la vie.
Je le devine, par intuition, cartésien, automate, moribond, cordial, splendide enfin. Il n’y a rien sur le sourcil cruel du squelette ; rien, entre ce que donna et prit avec un gant la colombe, et avec un gant, l’éminent lombric aristotélicien ; rien devant ni derrière le joug ; rien de la mer dans l’océan et rien dans l’orgueil grave de la cellule. Rien que la vie ; ainsi : très dure.
Plénitude inétendue portée abstraite, heureuse, en fait, glaciale et emportée, de la flamme ; frein du fond, queue de la forme. Mais même cela Pourquoi je suis né en me ventilant et pourquoi je grandis avec mon affection et mon drame propres, mon travail le refuse, ma sensibilité et mon arme l’involucrent. C’est la vie, c’est tout, fondée et théâtrale.
Et en suivant cette direction mon âme éteint sa série d’organes et en suivant cet indicible, ciel démoniaque, ma machinerie lance des sifflements techniques, j’ai vu l’après-midi dans le matin triste et je m’évertue, je palpite, je grelotte.
2 novembre 1937.
Poésie complète. Traduction Gérard de Constanze. Flammarion, 1983.
Buste de César Vallejo Busto (Miguel Baca Rossi). Madrid. Parque del Oeste. Paseo del Pintor Rosales. (CFA)
Rafael Chirbes (1949-2015). Photo: Philippe Marsas.
Je lis le troisième tome du Journal de Rafael Chirbes (Diarios. A ratos perdidos 5 y 6. Anagrama, 2023). Le grand romancier de la crise espagnole est mort le 15 août 2014, à 66 ans, d’un cancer du poumon. Son importance avait été reconnue en Espagne avec la publication de Crematorio (Anagrama, 2007) et de En la orilla (Anagrama, 2007). Ces deux romans ont été publiés en français aux Éditions Rivages (Crémation, 2009 et Sur le rivage, 2015. Traduction de Denise Laroutis).
Il décrit la mort de son jeune chat : “Y aquello de Vallejo, tanto amor y no poder nada contra la muerte, lo que viene a decir ese poema que se dice “Masa”. Pero en el poema, al final, la solidaridad de todos los hombres consigue que el cadáver eche a andar, versión laica del Lázaro de los Evangelios. La gran máquina fraternal del comunismo. Pero eso no es verdad, no hay consuelo.” (pages 73-74)
Je me souviens que ce poème était chanté par Daniel Viglietti (1939-2017) dans son album Canciones para miAmérica, édité en 1968 par Le Chant du Monde (LDX 7-4362).
Le poème est daté du 10 novembre 1937, mais selon certains critiques il a pu être écrit en 1929 ou 1930. Tous les textes de España, aparta de mí este cáliz ont été réécrits. Le recueil a été publié de manière posthume à la fin de la guerre civile espagnole. Vallejo évoque l’agonie de l’Espagne républicaine, mais aussi celle du poète lui-même. On remarque les nombreuses allusions bibliques et la résurrection de Lazare.
Masa
Al fin de la batalla, y muerto el combatiente, vino hacia él un hombre y le dijo: «¡No mueras, te amo tanto!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Se le acercaron dos y repitiéronle: «¡No nos dejes! ¡Valor! ¡Vuelve a la vida!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Acudieron a él veinte, cien, mil, quinientos mil, clamando «¡Tanto amor y no poder nada contra la muerte!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Le rodearon millones de individuos, con un ruego común: «¡Quédate hermano!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Entonces todos los hombres de la tierra le rodearon; les vio el cadáver triste, emocionado; incorporóse lentamente, abrazó al primer hombre; echóse a andar…
(10 noviembre 1937)
España, aparta de mí este cáliz. Montserrat, Ediciones Literarias del Comisariado. Ejército del Este, 1939.
Masse
La bataille finie, et mort le combattant, est venu vers lui un homme qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t’aime tant ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent : « Ne nous quitte pas ! Courage! Reviens à la vie ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui clamant : « Tant d’amour et ne rien pouvoir contre la mort ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
L’entourèrent des millions d’individus, implorant d’une seule voix : « Reste, frère ! Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Alors, tous les hommes de la terre l’entourèrent; les vit le cadavre triste, ému ; il se releva lentement, serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher…
Le poète César Vallejo est né le 16 mars 1892 à Santiago de Chuco, petite ville située au nord du Pérou, à 3000 mètres d’altitude (département de La Libertad). C’était le dernier des onze enfants de Francisco de Paula Vallejo Benítez (1840- 1924) et de María de los Santos Mendoza Gurrionero (1850- 1918). Quand il est né, son père avait déjà 52 ans et sa mère 42.
Il a vécu au sein d’une famille métis, très croyante. Son grand-père paternel José Rufo Vallejo était un prêtre espagnol et son grand-père maternel, Sebastián Baltasar de Mendoza aussi. Ses parents auraient voulu qu’il devienne prêtre. Les références religieuses sont constantes dans son oeuvre.
Dans ses poèmes, il évoque souvent ses parents, ses frères et sa modeste maison natale. Enereida = Canto del mes de enero.
Los heraldos negros. Recueil publié en réalité en juillet 1919.
Enereida
Mi padre, apenas, en la mañana pajarina, pone sus setentiocho años, sus setentiocho ramos de invierno a solear. El cementerio de Santiago, untado en alegre año nuevo, está a la vista. Cuántas veces sus pasos cortaron hacia él, y tornaron de algún entierro humilde. Hoy hace mucho tiempo que mi padre no sale ! Una broma de niños se desbanda.
Otras veces le hablaba a mi madre de impresiones urbanas, de política ; y hoy, apoyado en su bastón ilustre que sonara mejor en los de la Gobernación, mi padre está desconocido, frágil, mi padre es una víspera. Lleva, trae, abstraído, reliquias, cosas, recuerdos, sugerencias. La mañana apacible le acompaña con sus alas blancas de hermana de caridad.
Día eterno es éste, día ingenuo, infante, coral, oracional ; se corona el tiempo de palomas, y el futuro se puebla de caravanas de inmortales rosas. Padre, aún sigue todo despertando; es Enero que canta, es tu amor que resonando va en la Eternidad. Aún reirás de tus pequeñuelos, y habrá bulla triunfal en los Vacíos.
Aún será año nuevo. Habrá empanadas ; y yo tendré hambre, cuando toque a misa en el beato campanario el buen ciego mélico con quien departieron mis sílabas escolares y frescas, mi inocencia rotunda. Y cuando la mañana llena de gracia, desde sus senos de tiempo, que son dos renuncias, dos avances de amor que se tienden y ruegan infinito, eterna vida, cante, y eche a volar Verbos plurales, girones de tu ser, a la borda de sus alas blancas de hermana de caridad ¡oh, padre mío !
1 de enero de 1919.
Los heraldos negros, 1919.
Santiago de Chuco (Pérou).
Énéréide
Mon père, tout juste, dans le matin oiselier, met ses soixante-six-huit années, ses soixante-six-huit rameaux d’hiver à chauffer au soleil. Le cimetière de Santiago, huilé d’allègre année nouvelle, est en vue. Combien de fois ses pas ont-ils coupé vers lui, et sont-ils revenus d’un humble enterrement. Aujourd’hui, il y a longtemps que mon père ne sort plus ! Un tumulte d’enfants se débande.
Autrefois, il parlait à ma mère d’impressions urbaines, de politique ; et aujourd’hui, appuyé sur son bâton illustre qui tintait plus fort en son temps de Gouverneur, mon père est méconnaissable, fragile, mon père est un hier. Il emporte, rapporte, absorbé, des reliques, des choses, des souvenirs, des suggestions. La matinée paisible l’accompagne de ses ailes blanches de sœur de charité.
C’est un jour éternel, un jour ingénu, enfant, choral, orant ; le temps se couronne de palombes, et l’avenir se peuple de caravanes d’immortelles roses. Père, tout encore s’éveille ; c’est Janvier qui chante, c’est ton amour qui entre en résonnant dans l’Éternité. Tu riras encore de tes tous petits, et il y aura un vacarme triomphal dans les Vides.
Ce sera encore le Nouvel An. Il y aura des pâtés ; et moi j’aurai faim, quand sonnera la messe au clocher dévot, le bon aveugle mélique avec qui devisèrent mes syllabes scolaires et fraîches, mon innocence éclatante. Et quand la matinée pleine de grâce, avec ses seins de temps, qui sont deux renoncements, deux avancées d’amour qui se rendent et requièrent l’infini, la vie éternelle, chantera et lancera dans l’air des Verbes pluriels, des lambeaux de ton être, sur le bordage de ses ailes blanches de sœur de charité, oh, mon cher père !
Lima. Distrito de San Borja. Biblioteca Nacional del Perú. 2006 ( Arquitectos : Guillermo Claux Alfaro, Franco Vella Zardín, Walter Morales Llanos y Augusta Estremadoyro de Vella)
La Bibliothèque Nationale du Pérou vient d’inaugurer officiellement le 29 septembre 2022 l’exposition Contra todas las contras: 100 años de Trilce ( Sala de Exposiciones Francisco Laso, Avenida de la Poesía, 160, distrito de San Borja, Lima). L’exposition est ouverte au public du 4 octobre 2022 au 22 décembre 2022.
Le premier livre de César Vallejo (1892-1938), Los heraldos negros, date de 1919. Dans ces poèmes, rédigés entre 1915 et 1918, on remarque encore l’influence du modernisme.
Le deuxième recueil de César Vallejo, Trilce, paraît en octobre 1922, il y a tout juste cent ans, à compte d’auteur (Talleres Tipográficos de la Penitenciaria). Tiré à deux cents exemplaires avec un prologue d’Antenor Orrego (1892-1960), ami du poète, il comporte 77 poèmes sans titre, numérotés de I à LXXVII. Ils furent écrits pendant une période particulièrement dramatique de la vie du poète. Sa mère meurt en août 1918. Il connaît une rupture amoureuse douloureuse (avec la très jeune Otilia Villanueva) en mai 1919. Son ami, l’écrivain Abraham Valdelomar, (1888-1919) meurt le 3 novembre 1919 après une chute accidentelle. Il perd son poste d’enseignant à la fin de 1919. Il est emprisonné à Trujillo pendant 112 jours (du 6 novembre 1920 au 26 février 1921), sous l’accusation infondée d’être un agitateur et d’avoir incendié une maison à Santiago de Chuco, sa ville natale, lors d’un conflit social. Il avait 28 ans. Cette expérience carcérale fut particulièrement marquante comme pour Cervantes ou Dostoïevski, Il s’exilera en France le 17 juin 1923 et arrivera à Paris le 13 juillet.
César et Georgette Vallejo. Versailles, été 1929.
Le mot Trilce est un mot inconnu. On demanda un jour à Vallejo ce qu’il signifiait. Il répondit : « Ah, mais ça ne veut rien dire. Je ne trouvais aucun mot qui ait la dignité d’un titre, alors je l’ai inventé : Trilce. Ce n’est pas un joli mot ? » («Ah, pues Trilce no quiere decir nada. No encontraba, en mi afán, ninguna palabra con dignidad de título, y entonces la inventé : Trilce. ¿No es una palabra hermosa ? ») D’autres explications ont été données. En espagnol, on entend d’abord deux états : Triste, Dulce. Triste et Doux.
Ce livre, publié la même année que l’Ulysse de James Joyce et La Terre vaine de T.S Eliot, est le sommet de l’oeuvre du poète péruvien et l’un des plus importants de la poésie en langue espagnole du XX ème siècle. Il est en avance sur toutes les avant-gardes. Beaucoup de ses poèmes sont difficiles et en apparence hermétiques. Ils relatent la dure expérience du malheur et de l’emprisonnement. On remarque une rupture avec Los heraldos negros. Les poèmes sont toujours marqués par le pessimisme, mais l’angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage, loin de toute influence. La langue se désarticule. La syntaxe disparaît parfois. Ce livre donne l’impression d’un monde chaotique et angoissant.
«El libro ha nacido en el mayor vacío. Soy responsable de él. Asumo toda la responsabilidad de su estética. Hoy, y más que nunca quizás, siento gravitar sobre mí una hasta ahora desconocida obligación sacratísima, de hombre y de artista: ¡la de ser libre! Si no he de ser hoy libre, no lo seré jamás. Siento que gana el arco de mi frente con su más imperativa curva de heroicidad. Me doy en la forma más libre que puedo y ésta es mi mayor cosecha artística. ¡Dios sabe hasta dónde es cierta y verdadera mi libertad! ¡Dios sabe cuánto he sufrido para que el ritmo no traspasara esa libertad y cayera en libertinaje! ¡Dios sabe hasta qué bordes espeluznantes me he asomado, colmado de miedo, temeroso de que todo se vaya a morir a fondo para que mi pobre ánima viva!» (Carta enviada a Antenor Orrego y citada por su amigo José Carlos Mariátegui. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. En El proceso de la literatura. Lima, 1928.)
Il fut publié en Espagne en 1930 (Compañia Ibero-Americana de Publicaciones) avec un prologue de José Bergamín et un poème de Gerardo Diego.
Première édition en Espagne, 1930.
XLI
La Muerte de rodillas mana su sangre blanca que no es sangre. Se huele a garantía. Pero ya me quiero reír.
Murmúrase algo por allí. Callan. Alguien silba valor de lado, y hasta se contaría en par veintitrés costillas que se echan de menos entre sí, a ambos costados; se contaría en par también, toda la fila de trapecios escoltas.
En tanto, el redoblante policial (otra vez me quiero reír) se desquita y nos tunde a palos, dale y dale de membrana a membrana tas con tas.
Trilce, 1922.
XLI
La mort à genoux laisse sourdre son sang blanc qui n’est pas du sang. Ça sent la garantie. Mais je veux en rire.
On murmure quelque chose par là. On se tait. Quelqu’un siffle courage de côté, et même on compterait par paires vingt-trois côtes qui se font défaut entre elles, de chaque côté ; on compterait par paires aussi tout le rang de trapèzes escortes.
Entre-temps le tambour policier (à nouveau je veux en rire) se venge et nous roue de coups, cogne et cogne de membrane à membrane, vlan et vlan.
Deux poèmes relus ce matin un peu par hasard et qui n’ont pas grand chose à voir. Deux traductions en français d’une qualité inégale. Ils m’aident pourtant à commencer la journée malgré la fatigue et les maux.
Medialuz (César Vallejo)
He soñado una fuga. Y he soñado tus encajes dispersos en la alcoba. A lo largo de un muelle, alguna madre; y sus quince años dando el seno a una hora.
He soñado una fuga. Un “para siempre” suspirado en la escala de una proa; he soñado una madre; unas frescas matitas de verdura, y el ajuar constelado de una aurora.
A lo largo de un muelle… Y a lo largo de un cuello que se ahoga!
Los heraldos negros, 1918.
Demijour
J’ai revé d’une fugue. Et j’ai revé de tes dentelles éparses dans l’alcôve. Tout au long d’un quai, une mère ; et ses quinze ans allaitant l’heure.
J’ai revé d’une fugue. D’un “ pour toujours ” soupiré sur l’échelle d’une proue ; j’ai rêvé d’une mère ; de fraîches petites touffes vertes, et du trousseau constellé d’une aurore;
Tout au long d’un quai… et tout au long d’un cou qui se noie !
Les hérauts noirs. In Poésie complète. Traduction Gérard de Constanze. Flammarion, 1983.
Lo perdido ( Jorge Luis Borges )
¿Dónde estará mi vida, la que pudo haber sido y no fue, la venturosa o la de triste horror, esa otra cosa que pudo ser la espada o el escudo
y que no fue? ¿Dónde estará el perdido antepasado persa o el noruego, dónde el azar de no quedarme ciego, dónde el ancla y el mar, dónde el olvido
de ser quien soy? ¿Dónde estará la pura noche que al rudo labrador confía el iletrado y laborioso día,
según lo quiere la literatura? Pienso también en esa compañera que me esperaba, y que tal vez me espera.
El oro de los tigres, 1972.
Ce qui est perdu
Où est-elle ma vie, celle qui put Avoir été et ne fut pas, la chanceuse Ou celle de l’horreur triste, cette autre chose Qui aurait pu être l’épée ou l’écu
Et ne fut pas ? Où est-il l’ancêtre Perdu perse ou le norvégien Où le hasard de ne pas devenir aveugle, Où l’ancre et la mer, où l’oubli
D’être qui je suis ? Où est-elle la pure Nuit qui au rude laboureur confie Le jour illettré et laborieux
Selon le vœu de la littérature ? Je pense aussi à cette compagne Qui m’attendait, et qui peut-être m’attend.
L’or des tigres, 1972. Gallimard, 2014. Traduction Silvia Baron Supervielle.
César Vallejo (Ricardo Ranz). Dessin réalisé pour le livre Tribu versus Trilce. Editorial Karima, 2017.
Le deuxième recueil de poèmes de César Vallejo, Trilce, a été publié en octobre 1922, il y a cent ans (Talleres Tipográficos de la Penitenciaria). Il a été tiré à deux cents exemplaires. 121 pages de textes et un prologue d’Antenor Orrego (1892-1960), ami du poète. Les 77 poèmes ne portent pas de titre. Ils sont dénombrés de I à LXXVII. La poésie dépasse toute anecdote.
Le premier livre de César Vallejo, Los heraldos negros, date de 1919. On sent encore dans ces poèmes, rédigés entre 1915 et 1918, l’influence du modernisme.
Le mot Trilce est un mot inconnu. On demanda un jour à Vallejo ce qu’il signifiait. Il répondit :« Ah, mais ça ne veut rien dire. Je ne trouvais aucun mot qui ait la dignité d’un titre, alors je l’ai inventé : Trilce. Ce n’est pas un joli mot ? » («Ah, pues Trilce no quiere decir nada. No encontraba, en mi afán, ninguna palabra con dignidad de título, y entonces la inventé: Trilce. ¿No es una palabra hermosa? ») D’autres explications ont été données. En espagnol, on entend d’abord deux états : Triste, Dulce. Triste et Doux.
Ces textes furent écrits pendant une période particulièrement dramatique de la vie du poète. Sa mère meurt en août 1918. Il connaît une rupture amoureuse douloureuse (avec la très jeune Otilia Villanueva) en mai 1919. Son ami, l’écrivain Abraham Valdelomar ,(1888-1919) meurt le 3 novembre 1919 après une chute accidentelle. Il perd son poste d’enseignant à la fin de 1919. Il est emprisonné à Trujillo pendant 112 jours (du 6 novembre 1920 au 26 février 1921), sous l’accusation d’être un agitateur et d’avoir incendié une maison à Santiago de Chuco, sa ville natale. Il s’exilera en France le 17 juin 1923 et arrivera à Paris le 13 juillet.
César Vallejo a commencé à écrire Trilce en 1918. La plupart des poèmes datent de 1919 et les deux derniers de 1922. Il s’agit du sommet de l’oeuvre du poète péruvien. Il est en avance sur toutes les avant-gardes. On remarque une rupture avec Los heraldos negros. Ses poèmes sont toujours marqués par le pessimisme, mais l’angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage poétique, loin de toute influence moderniste. La langue se désarticule. La syntaxe disparaît parfois. Ce livre donne l’impression d’un monde chaotique et angoissant. Il deviendra l’un des plus importants de la poésie en langue espagnole du XX ème siècle.
«El libro ha nacido en el mayor vacío. Soy responsable de él. Asumo toda la responsabilidad de su estética. Hoy, y más que nunca quizás, siento gravitar sobre mí una hasta ahora desconocida obligación sacratísima, de hombre y de artista: ¡la de ser libre! Si no he de ser hoy libre, no lo seré jamás. Siento que gana el arco de mi frente con su más imperativa curva de heroicidad. Me doy en la forma más libre que puedo y ésta es mi mayor cosecha artística. ¡Dios sabe hasta dónde es cierta y verdadera mi libertad! ¡Dios sabe cuánto he sufrido para que el ritmo no traspasara esa libertad y cayera en libertinaje! ¡Dios sabe hasta qué bordes espeluznantes me he asomado, colmado de miedo, temeroso de que todo se vaya a morir a fondo para que mi pobre ánima viva!» (Carta enviada a Antenor Orrego y citada por su amigo José Carlos Mariátegui. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. En El proceso de la literatura. Lima, 1928.)
En 1930, il fut publié en Espagne (Compañia Ibero-Americana de Publicaciones) avec un prologue de José Bergamín et un poème de Gerardo Diego.
III
Las personas mayores ¿a qué hora volverán? Da las seis el ciego Santiago, y ya está muy oscuro.
Madre dijo que no demoraría.
Aguedita, Nativa, Miguel, cuidado con ir por ahí, por donde acaban de pasar gangueando sus memorias dobladoras penas, hacia el silencioso corral, y por donde las gallinas que se están acostando todavía, se han espantado tanto. Mejor estemos aquí no más. Madre dijo que no demoraría.
Ya no tengamos pena. Vamos viendo los barcos ¡el mío es más bonito de todos! con los cuales jugamos todo el santo día, sin pelearnos, como debe de ser: han quedado en el pozo de agua, listos, fletados de dulces para mañana.
Aguardemos así, obedientes y sin más remedio, la vuelta, el desagravio de los mayores siempre delanteros dejándonos en casa a los pequeños, como si también nosotros no pudiésemos partir.
Aguedita, Nativa, Miguel? Llamo, busco al tanteo en la oscuridad. No me vayan a haber dejado solo, y el único recluso sea yo.
Trilce, 1922.
III
Les grandes personnes à quelle heure reviendront-elles ? L’aveugle Santiago sonne six heures et il fait déjà très sombre.
Mère a dit qu’elle ne tarderait pas.
Aguedita, Nativa, Miguel, attention à ne pas aller par là, par où viennent de passer en nasillant leurs souvenirs d’accablantes âmes en peine, vers la basse-cour silencieuse, et par où les poules qui, en sont encore à se coucher, se sont tant effrayées. Il vaut mieux que nous restions ici simplement. Mère a dit qu’elle ne tarderait pas.
N’ayons plus de peine. Allons voir les bateaux, le mien est le plus beau de tous ! Ceux avec quoi nous jouons toute la sainte journée, sans nous disputer, comme il se doit : ils sont restés dans le bassin, tout prêts, chargés de sucreries pour demain.
Attendons ici, obéissants et soumis le retour, le dédommagement des adultes qui toujours vont devant nous laissant à la maison, nous les petits, comme si nous ne pouvions partir aussi.
Aguedita, Nativa, Miguel ? J’appelle, je cherche à tâtons dans l’obscurité. Pourvu qu’ils ne m’aient pas abandonné et que le seul reclus ce soit moi.
César Vallejo à Paris. 1925 (Armando Maribona (1894 – 1964)
César Vallejo encore et toujours…
Quisiera hoy ser feliz de buena gana, ser feliz y portarme frondoso de preguntas, abrir por temperamento de par en par mi cuarto, como loco, y reclamar, en fin, en mi confianza física acostado, sólo por ver si quieren, sólo por ver si quieren probar de mi espontánea posición, reclamar, voy diciendo, por qué me dan así tanto en el alma.
Pues quisiera en sustancia ser dichoso, obrar sin bastón, laica humildad, ni burro negro. Así las sensaciones de este mundo, los cantos subjuntivos, el lápiz que perdí en mi cavidad y mis amados órganos de llanto.
Hermano persuasible, camarada, padre por la grandeza, hijo mortal, amigo y contendor, inmenso documento de Darwin: ¿a qué hora, pues, vendrán con mi retrato? ¿A los goces? ¿Acaso sobre goce amortajado? ¿Más temprano? ¿Quién sabe, a las porfías?
A las misericordias, camarada, hombre mío en rechazo y observación, vecino en cuyo cuello enorme sube y baja, al natural, sin hilo, mi esperanza…
Poemas humanos, 1939.
Je voudrais aujourd’hui être tout bonnement heureux, être heureux et porter une foison de questions, ouvrir en grand ma chambre par envie, tel un fou, et réclamer, enfin, couché sur ma confiance physique, seulement pour voir si on veut, seulement pour voir si on veut goûter de ma position spontanée, réclamer, dis-je, de savoir pourquoi on frappe tant mon âme ainsi.
Car je voudrais en résumé être heureux, agir sans bâton, laïque humilité, et sans âne noir. De même les sensations de ce monde, les chants subjonctifs, le crayon que j’ai perdu dans ma cavité et mes chers organes à pleurer.
Frère possible, camarade, père par la grandeur, fils mortel, ami et combattant, immense document de Darwin : à quelle heure, donc, viendra-t-on avec mon portrait ? à l’heure des jouissances ? Peut-être vers celle du plaisir enseveli ? Plus tôt ? Qui sait, à l’heure des acharnements ?
À celle des miséricordes, camarade, homme mon ami à distance et en observation, voisin au cou énorme où monte et descend, au naturel, sans fil, mon espérance…
Juan José Saer, La pesquisa, 1994 (L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
Le récit du manuscrit conservé précieusement dans les archives de Washington Noriega s’intitule Sous les tentes grecques/En las tiendas griegas. Il est postérieur à 1918 puisque le poète César Vallejo écrivit le poème éponyme cette année-là.
En las tiendas griegas (César Vallejo) Y el Alma se asustó a las cinco de aquella tarde azul desteñida. El labio entre los linos la imploró con pucheros de novio para su prometida.
El Pensamiento, el gran General se ciñó
de una lanza deicida.
El Corazón danzaba; mas, luego sollozó:
¿la bayadera esclava estaba herida?
Nada ! Fueron los tigres que la dan por correr
a apostarse en aquel rincón, y tristes ver
los ocasos, que llegan desde Atenas.
No habrá remedio para este hospital de nervios, para el gran campamento irritado de este atardecer! Y el General escruta volar siniestras penas allá ………………………….. en el desfiladero de mis nervios!
Los Heraldos Negros, 1918.
Dans les boutiques grecques
Et l’Âme prit peur à cinq heures de cette après-midi d’un bleu déteint. Les lèvres parmi les lins l’ont implorée avec des moues de fiancé à l’adresse de sa promise.
La Pensée, ce grand Général a ceint
une lance déicide.
Le Coeur dansait ; mais, ensuite il sanglota :
la bayadère esclave était-elle blessée ?
Mais non ! Ce furent les tigres qui aiment à courir allèrent
se poster dans ce coin, voir tristement
les crépuscules arrivant d’Athènes.
Il n’y aura pas de salut pour cet hôpital de nerfs,
pour le grand campement irrité de cette tombée du jour !
Et le Général scrute le vol de sinistres peines
là-bas………………………………………
dans le défilé de mes nerfs.
Ce poème me semble assez hermétique comme d’autres du recueil Los Heraldosnegros. La traduction de Gérard de Cortanze (Poésie complète, Paris, Flammarion, « Barroco », 1983) laisse beaucoup à désirer. Celle de Nicole Réda-Euvremer est meilleure, mais la difficulté de compréhension reste la même.
Madrid. Buste de César Vallejo en face de l’ambassade du Pérou. Paseo del Pintor Rosales.
César Vallejo. Berlin, Porte de Brandebourg, 1929.
Los nueve monstruos Y, desgraciadamente, el dolor crece en el mundo a cada rato, crece a treinta minutos por segundo, paso a paso, y la naturaleza del dolor, es el dolor dos veces y la condición del martirio, carnívora, voraz, es el dolor dos veces y la función de la yerba purísima, el dolor dos veces y el bien de ser, dolernos doblemente.
¡Jamás, hombres humanos, hubo tanto dolor en el pecho, en la solapa, en la cartera, en el vaso, en la carnicería, en la aritmética! Jamás tanto cariño doloroso, jamás tan cerca arremetió lo lejos, jamás el fuego nunca jugó mejor su rol de frío muerto! ¡Jamás, señor ministro de salud, fue la salud más mortal y la migraña extrajo tanta frente de la frente! Y el mueble tuvo en su cajón, dolor, el corazón, en su cajón, dolor, la lagartija, en su cajón, dolor.
Crece la desdicha, hermanos hombres, más pronto que la máquina, a diez máquinas, y crece con la res de Rousseau, con nuestras barbas; crece el mal por razones que ignoramos y es una inundación con propios líquidos, con propio barro y propia nube sólida! Invierte el sufrimiento posiciones, da función en que el humor acuoso es vertical al pavimento, el ojo es visto y esta oreja oída, y esta oreja da nueve campanadas a la hora del rayo, y nueve carcajadas a la hora del trigo, y nueve sones hembras a la hora del llanto, y nueve cánticos a la hora del hambre y nueve truenos y nueve látigos, menos un grito.
El dolor nos agarra, hermanos hombres, por detrás de perfíl, y nos aloca en los cinemas, nos clava en los gramófonos, nos desclava en los lechos, cae perpendicularmente a nuestros boletos, a nuestras cartas; y es muy grave sufrir, puede uno orar… Pues de resultas del dolor, hay algunos que nacen, otros crecen, otros mueren, y otros que nacen y no mueren, otros que sin haber nacido, mueren, y otros que no nacen ni mueren (son los más) y también de resultas del sufrimiento, estoy triste hasta la cabeza, y más triste hasta el tobillo, de ver al pan, crucificado, al nabo, ensangrentado, llorando, a la cebolla, al cereal, en general, harina, a la sal, hecha polvo, al agua, huyendo, al vino, un ecce-homo, tan pálida a la nieve, al sol tan ardio!. ¡Cómo, hermanos humanos, no deciros que ya no puedo y ya no puedo con tanto cajón, tanto minuto, tanta lagartija y tanta inversión, tanto lejos y tanta sed de sed! Señor Ministro de Salud: ¿qué hacer? ¡Ah! desgraciadamente, hombres humanos, hay, hermanos, muchísimo que hacer.
Poemas humanos, 1939.
Les neuf monstres
Et, malheureusement, la douleur grandit dans le monde à tout instant, grandit à trente minutes par seconde, pas à pas, et la nature de la douleur, c’est la douleur deux fois et la condition du martyre, carnivore, vorace, c’est la douleur deux fois et la fonction de l’herbe très pure, la douleur deux fois la vertu d’être, celle de souffrir doublement.
Jamais, hommes humains,
il n’y eut tant de douleur dans la poitrine, à la boutonnière, dans le portefeuille,
dans le verre, dans la boucherie, dans l’arithmétique!
Jamais tant de tendresse douloureuse,
jamais d’aussi près n’assaillit le lointain,
jamais le feu
ne joua jamais mieux son rôle de froid mort!
Jamais monsieur le ministre de la santé, la santé
ne fut plus mortelle
et la migraine n’arracha au front tant de front!
Et le meuble jamais n’eut dans son tiroir tant de douleur,
le coeur, dans son tiroir, tant de douleur,
le lézard, dans son tiroir, tant de douleur.
Le malheur grandit, frères hommes,
plus vite que la machine, à dix machines d’un coup, et grandit
avec la bête de Rousseau, avec notre barbe;
le mal grandit pour des raisons que nous ignorons
et c’est une inondation avec ses propres liquides,
sa propre fange et son propre nuage solide!
La souffrance inverse les positions, offre une scène
où l’humeur aqueuse est verticale
au pavé,
l’oeil est vu et cette oreille entendue,
et cette oreille fait entendre neuf coups de cloche à l’heure
de la foudre, et neuf éclats de rire
à l’heure du blé, et neuf sons femelles
à l’heure des larmes, et neuf cantiques
à l’heure de la faim et neuf coups de tonnerre
et neuf coups de fouet, mais pas un cri.
La douleur nous agrippe, frères hommes,
par derrière, de profil,
et nous rend fous dans les cinémas,
nous cloue sur les gramophones,
nous décloue sur nos lits, tombe perpendiculairement
à nos tickets, à nos lettres;
et c’est très grave de souffrir, l’on peut toujours prier…
Alors à cause
de la douleur, certains
naissent, d’autres grandissent, d’autres meurent,
d’autres naissent et ne meurent pas, d’autres
sans être nés meurent, et d’autres
ne naissent ni ne meurent (les plus nombreux).
Et aussi à cause
de la douleur, je suis triste
jusqu’à la tête, et plus triste jusqu’à la cheville,
de voir le pain, crucifié, le navet,
couvert de sang,
l’oignon, en sanglots,
les céréales, le plus souvent, farine,
le sel, réduit en poussière, l’eau, en fuite,
le vin, un ecce homo,
la neige si pâle, le soleil si brûlant!
Comment frères humains,
ne pas vous dire que je n’en peux plus et
que je n’en peux plus de tant de tiroirs,
tant de minutes, tant
de lézard et tant
d’inversion, tant de lointain et tant de soif de soif!
Monsieur le Ministre de la Santé, que faire?
Ah! Malheureusement, frères humains,
il y a, frères, tant et à faire.
Je n’ai retrouvé pour le moment que le début du poème traduit par Claude Esteban.
Les neuf monstres
Et, malheureusement la douleur
s’accroît à chaque instant parmi les choses,
à trente minutes par seconde, pas à pas,
et la nature de la douleur, c’est la douleur deux fois
et la condition du martyre, vorace, carnivore
c’est la douleur deux fois
et la fonction de l’herbe la plus pure, douleur deux fois
et le bien-être, nous blesser doublement.
Jamais, hommes humains,
il n’y eut tant de douleur dans la poitrine, au revers du veston, au portefeuille,
dans le verre, la boucherie, l’arithmétique!
jamais tant de tendresse douloureuse
jamais si près l’assaut du si lointain,
jamais le feu
n’a mieux tenu son rôle de froid mort!
(Traduction Claude Esteban) Poèmes humains in Claude Esteban, Poèmes parallèles, Galilée, 1980.