Michel de Montaigne – De la solitude

Paris V. Rue des Ecoles. Statue de Montaigne, 1934 (Paul Landowski 1896-1961)

Michel de Montaigne, Essais I, 39. De la solitude.

« Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d’en vivre plus à loisir et à son aise; mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées: il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier; où que l’âme soit empêchée, elle y est toute; et, pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie:

ratio et prudentia curas,

Non locus effusi late maris arbiter, aufert. (1)

L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée.

Et post equitem sedet atra cura.(2)

Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent:

hoeret lateri letalis arundo. (3)

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage: «Je le crois bien, dit-il; il s’était emporté avec soi.» (4)

Quid terras alio calentes

Sole mutamus? Patria quis exul

Se quoque fugit? (5)

Si on ne se décharge premièrement et son âme, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empêchent moins, quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple; ce n’est pas assez de changer de place: il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Rupi jam vincula dicas:

Nam luctata canis nodum arripit; attanem illi

Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae. (6)

Nous emportons nos fers quand et nous: ce n’est pas une entière liberté; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantaisie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quoe proelia nobis

Atque pericula tunc ingratis insunuandum?

Quantoe conscindunt hominem cuppedinis acres

Sollicitum curoe, quantique perinde timores?

Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas

Efficiunt clades? Quid luxux desidiesque? (7)

Notre mal nous tient en l’âme: or, elle ne se peut échapper à elle-même,

In culpa est animus, qui se non effugit unquam. (8)

Ains il la faut ramener et retirer en soi: c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois; mais elle se jouit plus commodément à part.

Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

1. Horace, Épîtres, livre 1, épître 2: «C’est la raison et la sagesse qui ôtent les tourments, non le site d’où l’on découvre une vaste étendue de mer.»

2. Horace, livre III des Odes, I: «Le noir souci monte en croupe derrière le cavalier.»

3. Virgile, Énéide. Chant IV: «Le roseau mortel reste planté dans son flanc.»

4. Souvenir de Sénèque. Lettre 104 dont Montaigne s’inspire pour tout ce passage.

5. Horace, Odes, livre II, ode XVI: «Pourquoi chercher des terres chauffées par un autre soleil? Qui donc , exilé de sa patrie, se fuit aussi lui-même?»

6. Perse. Satire V. «J’ai rompu mes liens, dirais-tu: oui comme le chien brise sa chaîne après maints efforts; cependant, en fuyant, il en traîne un long bout à son cou.»

7. Lucrèce, De Natura Rerum. Chant V; « Si le coeur n’a pas été purgé de ces vices, quels combats et quels dangers nous faut-il affronter, nous qui sommes insatiables! Quels soucis pénétrants déchirent l’homme tourmenté par la passion! Que de craintes! Combien de catastrophes entraînent l’orgueil, la luxure, la colère! Combien aussi, l’amour du luxe et l’oisiveté!

8. Horace, Épîtres, livre 1, épître XIV. «Elle est en faute, l’âme qui n’échappe jamais à elle-même.»

Michel Eyquem de Montaigne

Portrait présumé de Montaigne par un auteur anonyme (anciennement attribué à Dumonstier) repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608. Chantilly, Musée Condé.

Des cannibales

(…) Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que leur feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda à leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable;ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de ­commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.

Je parlai à l’un deux fort longtemps; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient Roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre; de combien d’hommes il était suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.

Tout cela ne va pas trop mal: mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses!

Essais, I, 31, 1580-1592. Orthographe modernisée, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade.

Michel de Montaigne

Portrait présumé de Michel de Montaigne par un auteur anonyme (anciennement attribué à Dumonstier) repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608.

Essais, Livre III, chapitre IX : « Sur la vanité », « L’art de voyager» (extrait), translation en français moderne par A. Lanly, Honoré Champion (2002).

«Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal. S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval, je m’arrête. En faisant ainsi, je ne vois en vérité rien qui ne soit aussi agréable et aussi confortable que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue et que je remarque de la gêne même dans le raffinement et dans l’abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace [à l’avance] aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je pas à l’endroit où je vais ce que l’on m’avait dit ? Comme il arrive souvent que les jugements des autres ne s’accordent pas avec les miens et que je les ai trouvés le plus souvent faux, je ne regrette pas ma peine : j’ai appris que ce qu’on disait n’y est pas.
J’ai une constitution physique qui se plie à tout et un goût qui accepte tout, autant qu’homme au monde. La diversité des usages d’un peuple à l’autre ne m’affecte que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison [d’être]. Que ce soient des assiettes d’étain, de bois ou de terre cuite, [que ce soit] du bouilli ou du roti, du beurre ou de l’huile de noix ou d’olive, [que ce soit] du chaud ou du froid, tout est un pour moi et si un que, vieillissant, je blame cette aptitude [qui me vient] d’une riche nature et que j’aurais besoin que la délicatesse [du goût] et le choix arrêtassent le manque de mesure de mon appétit et parfois soulageassent mon estomac. Quand je me suis trouvé ailleurs qu’en France et que, pour me faire une politesse, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et je me suis toujours précipité vers les tables les plus garnies d’étrangers.
J’ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s’effaroucher des manières contraires aux leurs: il leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie? ils fêtent cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu’elles ne sont pas françaises ? Et encore ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart d’entre eux ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés en eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d’un air inconnu.
Ce que je dis de ceux-là me rappelle, dans un domaine semblable, ce que j’ai parfois observé chez quelques-uns de nos jeunes courtisans. Ils ne s’attachent qu’aux hommes de leur sorte, et nous regardent comme des gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens sur les mystères de la cour, ils sont hors de leur [seul] domaine, aussi niais pour nous, et malhabiles, que nous [le sommes pour eux. On dit bien vrai [quand on affirme] qu’un « honnête homme », c’est un« homme mêlé ».
Au rebours [de nos compatriotes], je voyage fatigué de nos façons de vivre, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai laissé assez au pays); je cherche plutot des Grecs, et des Persans: c’est ceux-là que j’aborde, que j’observe; c’est à cela que je me prête et que je m’emploie. Et qui plus est : il me semble que je n’ai guère rencontré de manières qui ne vaillent pas les nôtres.»