Philippe Jaccottet

Oeuvres. Éditions Gallimard, 2014. Bibliothèque de la Pléiade. P. 1331-1332.

Le texte qui s’appelle Des morts a d’abord été publié avec deux autres proses : Deux mères et Couleur de terre (alors intitulé Chemins) dans la revue Europe n° 955-956, novembre-décembre 2008, p. 30-33, qui a consacré un dossier à Philippe Jaccottet.

Des morts

« …Je pourrais écrire une liste de prénoms et de noms comme on en trace sur des monuments de pierre ou de marbre après les guerres : note bien celui-ci, et n’oublie pas, pour être équitable, pour que la liste soit constamment « à jour », et encore celui-ci du mois dernier, et cet autre, du commencement de la semaine, écris plus vite, parce que tout semble s’accélérer, comme quand la pente se fait plus forte, mais quoi de plus beau qu’une cascade, de plus vivant, de plus lumineux quand le soleil la traverse ? Alors que toutes ces chutes dans le noir…

On n’enterre plus guère, aujourd’hui, on brûle ; non pas à la vue de tous comme en Inde et dans une sorte de fête, mais de façon cachée, furtive – il faut surtout ne pas choquer -, cela glisse sans aucun bruit sur des rails invisibles, l’affaire expédiée en quelques minutes et même la vue de la fumée qui ne peut pas s’élever de là épargnée aux survivants. Le plus souvent, des paroles embarrassées, mises ensemble tant bien que mal, des musiques empruntées ajoutent encore leurs ornements en toc, leurs oripeaux inutiles ; comme on tirerait au plus vite un rideau haillonneux dans un théâtre de fortune, sur une pièce ratée.

…Toutes ces chutes dans le noir, les unes après les autres, et pour nous qui vieillissons, de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Pendant que les verdures s’accroissent encore, comme en chaque mois de mai qu’on aura vécu.

Que signifie avoir vu cela, puis avoir dit, ou écrit, qu’on l’a vu ? Et l’écrire alors que la glissade, serait-elle même presque indolore, continue, et que la pente s’aggrave ; et quand, avant nous, le même mouvement – qui est celui du temps -, les mêmes successions d’épanouissement, d’usure et de disparition, n’avaient produit aucune parole, comme si tout, alors, pendant des millions d’années, s’était produit dans un monde fermé, alors qu’avec nous commencerait, aurait commencé un entrebâillement, tout de même, en fin de compte, prodigieux ? Une espèce de souffrance, mais aussi de joie, une espèce de combat, d’odyssée inimaginables avant cela ; toutes nos histoires, innombrables, à cause d’un regard enfin ouvert et d’une bouche enfin ouverte pour parler de ce qui commence à être vu.

*

(Un seul poème, pour peu qu’on en fût encore capable, suffirait à annuler ce flot de réflexions vagues et sans doute vaines.)

On ne peut pas porter sur ses épaules tout le fardeau de la douleur du monde. Suffit (?) qu’on n’aggrave pas celui des proches et en soulage une petite part quand cela se peut. Suffit (?) qu’on essaie au moins de porter seul le sien. Mais on peut, mais sûrement on doit porter le non-fardeau des moindres éclaircies encore aperçues, le contre-fardeau des lueurs pour les encore vivants.

C’était tout de même très beau, ce temps où l’on allumait quelques cierges, ou ne fût-ce qu’une seule bougie, dans la chambre du mort ou de la morte ; cela ne les ferait pas revenir à la vie, cela ne les accompagnerait peut-être même pas dans l’inconnaissable où ils venaient de glisser, mais c’était comme attester quelque chose en dépit de leur chute, tout à côté d’eux commençant à se décomposer dans leur boîte cadenassée, quelque chose concernant la lumière que rien ne pouvait faire qu’ils ne l’eussent vue aussi luire quelquefois autour d’eux, quand ils marchaient entre deux rangs de trembles et en tant d’autres occasions – dans l’incompréhensible et miraculeux intervalle entre deux nuits pires que des nuits.) »

Giuseppe Ungaretti 1888 – 1970

Philippe Jaccottet.

Je choisis un autre poème tiré de l’anthologie des poètes européens du XX ème siècle, un poème de Giuseppe Ungaretti.

Philippe Jaccottet. D’autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du XX ème siècle. Domaine étranger. La Dogana, Genève, octobre 2005.

Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti se rencontrent pour la première fois en septembre 1946 à Rome. ils ont 37 ans de différence d’âge. Leur correspondance sera pourtant abondante. (Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti, Correspondance 1946-1970. Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2008). Philippe Jaccottet sera un des traducteurs du poète italien.  Avant la Première Guerre mondiale, Giuseppe Ungaretti a étudié deux ans à la Sorbonne, et, y étant retourné, a connu Jeanne Dupoix, qui est devenue sa femme en 1920. Il parle le français presque sans accent et l’écrit couramment. Les deux poètes qui sont de générations différentes sont deux ” passeurs “. Ungaretti est traducteur de Shakespeare, Góngora, Racine, Blake, Mallarmé, Saint-John Perse, notamment.

Nostalgia

Quando
la notte è a svanire
poco prima di primavera
e di rado
qualcuno passa

Su Parigi s’addensa
un oscuro colore
di pianto

In un canto
di ponte
contemplo
l’illimitato silenzio
di una ragazza tenue

Le nostre
malattie
si fondono

E come portati via
si rimane.

Locvizza il 28 settembre 1916.

Vita di un uomo, Tutte e poesie.

Nostalgie

Quand la nuit
est au point de finir
au temps que le printemps est proche
et que rarement
quelqu’un passe

Sur Paris se condense
une obscure couleur
de larme

Au coin
d’un pont
je contemple
le silence sans limite
d’une fille
ténue

Nos deux
maladies
se confondent

Et comme emportés
on demeure

Locvizza, 28 septembre 1916.

Vie d’un homme. Poésie, 1914-1970. NRF Poésie / Éditions de Minuit – Gallimard, 1973. Traduction Jean Lescure. Poésie/Gallimard n°147, 1981.

Plaque 5 rue des Carmes (Paris, V) où a vécu Giuseppe Ungaretti.

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet, décembre 1990 (Despatin et Gobeli).

Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont la brume sur les lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.

La seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l’invisible terre fît germer
un blé inépuisable ?

A la lumière d’hiver, Gallimard, 1977. NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 2014. Page 579.

(Poème relu sur Twitter)

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/philippe-jaccottet-2/

Collection Poésie/Gallimard (n° 277), Gallimard, 1994.

Philippe Jaccottet 1925 -2021

Philippe Jaccottet.

Hommage au poète et traducteur suisse, décédé le 24 février 2021 à 95 ans.

Il est né le 30 juin 1925 à Moudon, petite ville du canton de Vaud, en Suisse romande. Il vivait à Grignan dans la Drôme depuis 1953 avec sa femme peintre, Anne-Marie Haesler. Il a traduit Goethe, Friedrich Hölderlin (Hypérion), Giacomo Leopardi (Canti), Robert Musil (L’Homme sans qualités) , Rainer Maria Rilke (Elégies de Duino) , Thomas Mann (La Mort à Venise), Ingeborg Bachmann (Malina) Giuseppe Ungaretti (Vie d’un homme, Poésie 1914-1970), Carlo Cassola (La Coupe de bois), Luis de Góngora (Les solitudes), Ossip Mandelstam (Simple promesse) mais aussi l’Odyssée d’Homère en vers de quatorze syllabes. Il a consacré beaucoup de d’énergie à la traduction, cette « transaction secrète ». Il a reçu le Grand Prix national de traduction en 1987.

On peut se reporter à ses Œuvres publiées dans la Pléiade de son vivant en 2014.

L’ignorant apparaît sur ce blog le 12 janvier 2019. Il faut aussi relire Que la fin nous illumine.

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :

«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

L’ignorant, poèmes 1952-1956. Éditions Gallimard, 1957.

Que la fin nous illumine

Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.

Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.

Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées.

L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable.

L’ignorant, poèmes 1952-1956. Éditions Gallimard, 1957.

Philippe Jaccottet : “La certitude est la chose au monde qui m’est la plus étrangère”

On peut réécouter cette émission de France Culture du 21 février 2014.

https://www.franceculture.fr/emissions/du-jour-au-lendemain/philippe-jaccottet

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet.

L’ignorant

Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :

« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »

(L’ignorant 1952-1956, Editions Gallimard, 1957)