J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.
« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours. On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux. Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »
Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.
Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.
Ombre
Vous voilà de nouveau près de moi Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre L’olive du temps Souvenirs qui n’en faites plus qu’un Comme cent fourrures ne font qu’un manteau Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal Apparence impalpable et sombre qui avez pris La forme changeante de mon ombre Un Indien à l’affût pendant l’éternité Ombre vous rampez près de moi Mais vous ne m’entendez plus Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante Tandis que moi je vous entends je vous vois encore Destinées Ombre multiple que le soleil vous garde Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter Et qui dansez au soleil sans faire de poussière Ombre encre du soleil Écriture de ma lumière Caisson de regrets Un dieu qui s’humilie
Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.
L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.
J’ai un peu écouté hier en voiture Répliques sur France Culture, l’émission d’Alain Finkielkraut, puis tranquillement dans l’après-midi en podcast. ” La mort de la grand-mère dans la recherche du temps perdu. ”
Un peu déçu. Manque de dialogue réel entre Philippe Lançon et Antoine Compagnon. Deux mondes différents ? Une certain rancoeur semblait couver encore à cause d’ un article peu amène publié par le critique de Libération il y a peu : Nathalie Quintane à la recherche du sens perdu. (20 avril 2018)
J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre de souvenirs de Philippe Soupault (1897-1990) que j’avais bien aimé (Folio n°3165). L’évocation de Marcel Proust est assez belle et plutôt tendre.
Philippe Soupault, Profils perdus, Mercure de France, 1963.
Marcel Proust
« J’ai toujours aimé les gens que l’on qualifie d’extravagants. Dès mon enfance quand j’avais le plaisir de rencontrer des femmes et des hommes qu’on traite d’individus bizarres, je ne pouvais m’empêcher de leur adresser la parole alors que mes contemporains les évitent et les fuient. (…)
C’est à la même époque que je rencontrai pendant mes vacances à Cabourg un homme dont l’étrangeté m’attira et je voulus, selon ma coutume, faire sa connaissance. Un de mes amis, plus âgé que moi, me présenta à cet homme qui se promenait parfois le soir dans les salles du casino. Il se nommait Marcel Proust. J’éprouvais la même stupéfaction et la même sympathie que pour mon étrange amie du VIII e arrondissement.
Marcel Proust réussit toujours à m’étonner. Vers six heures du soir, au coucher du soleil, on apportait sur la terrasse du grand hôtel de Cabourg un fauteuil de rotin. Pendant quelques minutes, ce fauteuil restait vide.Le « personnel » attendait. Puis Marcel Proust s’approchait lentement, une ombrelle à la main. Il guettait sur le seuil de la porte vitrée la tombée de la nuit. Lorsqu’ils passaient près de son fauteuil, les grooms se parlaient par signes comme les sourds-muets. Puis les amis de Proust s’approchaient. Ils parlaient d’abord du temps et de la température. A cette époque – c’était en 1913 – Marcel Proust craignait ou semblait craindre le soleil. Mais c’est le bruit surtout qui lui faisait horreur.
Tous les habitants de l’hôtel racontaient que M.Proust avait loué cinq chambres au prix fort. L’une pour y habiter, les quatre autres pour y « enfermer » le silence.
Quand, fasciné, je m’approchais de lui pour le regarder, il m’adressait la parole parce qu’il avait appris que j’étais le fils d’une de ses jeunes filles en fleurs. Il me parlait souvent d’un cours de danse qui se donnait dans un appartement de la rue de Ville-l’Évêque.
– C’est là que j’ai rencontré votre mère, votre tante, elle s’appelait Louise, n’est-ce pas ? Je vois ses yeux, les seuls dont on pouvait dire qu’ils étaient violets.
Il parlait beaucoup de sa jeunesse, des coïncidences, des rencontres, des regrets. Son sourire était jeune, ses yeux profonds, son regard las, ses gestes lents. Bien sûr, j’ignorais qu’il écrivait. Il ne parlait jamais de son œuvre. C’est pourtant à cette époque qu’il écrivait À la recherche du temps perdu. Personne d’ailleurs ne semblait s’en douter. Il posait cependant beaucoup de questions. Je ne me souviens malheureusement que de quelques-unes. Elles me paraissaient puériles. Ainsi : À quelle époque exactement, demandait-il, à un garçon de café, fleurissent les cerisiers dans les vergers de Cabourg, pas les pommiers, les cerisiers ?
Un autre jour il fit venir un des cuisiniers de l’hôtel pour lui demander la recette des soles à la Mornay. Le cuisinier la récita. Marcel Proust lui glissa un billet de banque. Et le cuisinier empochant le pourboire partit en murmurant : «C’est trop, c’est trop !» Un autre jour il demanda quelle marque de cigares fumait le Prince de Galles qui était devenu Edouard VII. Qu’appelle-t-on un chapeau Cronstadt ?
Je n’en revenais pas. Je l’écoutais bouche bée.
Parfois on le retrouvait assis devant une grande table. Il offrait à ceux qui l’approchaient une coupe de champagne. Quand il réclamait des cigares pour ses amis, on savait que c’était le signal de son départ.
– Excusez-moi, disait-il, la fumée du cigare me fait tousser…
Et il se levait. Il semblait avoir hâte de retrouver sa chambre et le silence.
Je ne le revis que quelques années plus tard, après la guerre. Je savais qu’il était un écrivain puisqu’il avait eu la gentillesse de m’envoyer Du côté de chez Swann. On commençait à parler de lui. Mais il sortait de moins en moins. Je l’aperçus une nuit au Boeuf sur le Toit. Il avait terriblement changé. J’allai le saluer et m’assis en face de lui. Il était fiévreux, anxieux même. Il parlait à voix basse. Il me demanda si j’étais retourné à Cabourg. Petite tirade sur Cabourg. Mais il avait l’air si fatigué que je n’insistai pas. Il se retira sur la pointe des pieds.
Quelques mois plus tard, je lui envoyai Les Champs magnétiques qui venaient de paraître. J’habitais à cette époque dans l’île Saint-Louis, quai Bourbon, tout près de ses amis Bibesco. Un soir, à huit heures, on sonna à ma porte. Un chauffeur me demanda si j’accepterais de venir parler à M. Marcel Proust qui attendait dans sa voiture devant ma porte. J’acceptai, bien sûr. Pourtant, j’habitais à l’entresol. Qu’importe.
Marcel Proust, emmitouflé, était assis dans le fond d’un taxi. On voyait briller ses yeux, comme ceux d’un hibou. Il me remercia longuement, trop longuement à mon gré, d’avoir bien voulu me déranger.
– Je viens de chez les Bibesco qui sont vos voisins.
Il n’aurait pas voulu passer devant ma porte, me précisa-t-il, sans me remercier pour l’envoi d’un livre « capital » (Marcel Proust n’hésitait pas à employer les superlatifs).
– Je suis si fatigué que je ne puis vous remercier très longuement comme je le devrais et comme je n’étais pas sûr de vous trouver je vous ai écrit une lettre. La voici.
Il ferma soudain les yeux. Il paraissait épuisé. Jouait-il la comédie ? Je ne le crois pas. Je le remerciai et pris congé. Il avait, une fois de plus, réussi à m’étonner. Son extrême politesse, excessive, était peut-être de l’insolence.
Je voulus à mon tour le remercier de l’envoi d’un de ses livres mais il me fit dire par son chauffeur qu’il était trop fatigué pour recevoir mais qu’il me ferait signe un soir si je ne craignais pas de sortir après minuit.
Je crus, et ne fus pas le seul, qu’il se cachait et qu’il refusait de revoir ceux qu’il auraient pu lui rappeler des souvenirs dont il n’avait plus l’usage. En vérité, et je le compris aisément, il avait hâte de finir son œuvre qui d’ailleurs ne fut jamais finie bien qu’il ait cru nécessaire d’écrire le mot fin au bas d’une des feuilles de son manuscrit.