Primo Levi

Primo Levi. 1987.

Primo Levi est né le 31 juillet 1919 à Turin. Il est mort le 11 avril 1987 à Turin à la suite d’une chute dans l’escalier intérieur de son immeuble. Il se serait suicidé.

Issu d’une vieille famille juive libérale du Piémont, il obtient un doctorat en chimie, mais ne peut trouver d’emploi stable en raison des lois raciales de l’Italie fasciste de Mussolini.

Il est arrêté le 13 décembre 1943 en tant que membre du mouvement de résistance Giustizia e Libertà. Il est déporté ensuite comme juif à Auschwitz et y est détenu du 22 février 1944 à la libération du camp, le 27 janvier 1945 sous le matricule 174.517. De son convoi de 650 personnes, seulement 20 personnes survivront.

Il écrit Si c’est un homme (Se questo è un uomo) entre décembre 1945 et janvier 1947. Le manuscrit est refusé une première fois par Giulio Einaudi, Cesare Pavese, Natalia Ginzburg. Il est publié le 11 octobre 1947 à 2 500 exemplaires par la petite maison d’édition De Silva. Italo Calvino, dans le journal communiste L’Unità, estime que ces pages comptent « parmi les plus belles sur la ­littérature de la seconde guerre mondiale ». Le livre reste pourtant confidentiel jusqu’en 1963, année de la publication de La Trève (La Tregua) qui raconte le périple du retour de l’auteur en Italie.

Se questo è un uomo est alors vendu à près de cent mille exemplaires et est traduit en plusieurs langues, dont l’allemand. Le livre est un des grands témoignages sur l’horreur de la Shoah.

Si c’est un homme. Présentation de l’édition scolaire.

«Je serai heureux si je sais que ne serait-ce qu’un seul de mes nouveaux lecteurs a compris combien il est dangereux, le chemin qui part du fanatisme nationaliste et de l’abdication de la raison.»

Si c’est un homme (Se questo è un uomo). Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger. Julliard, 1987.

“Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter”

Rongé par la soif, l’auteur se saisit d’un bloc de glace qu’il espère pouvoir lécher:
«[…] je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. «Warum?», dis-je dans mon allemand hésitant. «Hier ist kein warum» [Ici, il n’y a pas de pourquoi]»

“Je suis juif parce que le sort a voulu que je naisse juif. Je n’en rougis pas et je ne m’en glorifie pas. Etre juif pour moi, c’est une question d’«identité», une «identité» à laquelle, je dois le préciser, je n’ai pas l’intention de renoncer”.

Couverture originale de Se questo è un uomo (1947) illustrée par un dessin de Goya.

Franz Kafka

Recueils, nouvelles et récits publiés en librairie. Nouvelles et récits. Oeuvres complètes, I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2018. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.


Désir de devenir un Indien
«Si seulement on était un Indien, tout de suite prêt, et que sur le cheval au galop, incliné en l’air, on était pris et repris par de brefs tremblements au-dessus du sol trépidant, jusqu’au moment où on lâchait les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, où on envoyait promener les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et où on voyait à peine la campagne devant soi, telle une lande tondue à ras, en ayant déjà plus d’encolure ni de tête de cheval.»
Publié en 1912 dans le recueil Betrachtung.

Franz Kafka, 1906.

Cesare Pavese 1908 – 1950

Cesare Pavese.

Fin de l’imagination

Ce corps ne revivra jamais plus. Quand on touche ses yeux,
on sent qu’une poignée de terre est plus vivante, car la terre,
même à l’aube, se tait, simplement, repliée sur elle-même.
Un cadavre au contraire, c’est le reste de trop nombreux éveils.

Nous avons cette seule vertu: commencer
chaque jour notre vie – devant la terre,
sous un ciel silencieux – dans l’attente d’un éveil.
Certains sont stupéfaits que l’aube soit si dure;
d’éveil en éveil un travail s’accomplit.
Mais nous vivons seulement pour un frisson d’où naît
notre travail futur, pour réveiller la terre une fois.
Ce qui arrive parfois. Puis elle se tait à nouveau comme nous.

Si la main effleurant ce visage n’était gauche
– main vivante qui sent au toucher ce qui vit -,
si ce froid n’était vraiment que le froid
de la terre, dans l’aube qui glace la terre,
peut-être serait-ce un éveil, et les choses qui se taisent
à l’approche de l’aube, parleraient encore. Mais ma main
est tremblante et plus qu’à tout ressemble à une main immobile.

D’autres fois s’éveiller en pleine aube, c’était
une douleur brutale, un spasme de lumière,
mais c’était malgré tout une libération. L’avare parole
de la terre était gaie, pendant un bref instant,
et mourir c’était encore y revenir. Le corps qui attend maintenant
n’est qu’un vestige d’éveils trop nombreux et il ne revient plus
à la terre. Et les lèvres durcies ne le disent même pas.

Travailler fatigue/La mort viendra et elle aura tes yeux. Poésie/ Gallimard (Traduction Gilles de Van). 1969.

Fine della fantasia

Questo corpo mai più ricomincia. A toccargli le occhiaie
uno sente che un mucchio di terra è più vivo,
ché la terra, anche all’alba, non fa che tacere in se stessa.
Ma un cadavere è un resto di troppi risvegli.

Non abbiamo che questa virtù: cominciare
ogni giorno la vita – davanti alla terra,
sotto un cielo che tace – attendendo un risveglio.
Si stupisce qualcuno che l’alba sia tanta fatica;
di risveglio in risveglio un lavoro è compiuto.
Ma viviamo soltanto per dare in un brivido
al lavoro futuro e svegliare una volta la terra.
E talvolta ci accade. Poi torna a tacere con noi.
Se a sfiorare quel volto la mano non fosse malferma
viva mano che sente la vita se tocca –
se davvero quel freddo non fosse che il freddo
della terra, nell’alba che gela la terra,
forse questo sarebbe un risveglio, e le cose che tacciono
sotto l’alba, direbbero ancora parole. Ma trema
la mia mano, e di tutte le cose somiglia alla mano
che non muove.

Altre volte svegliarsi nell’alba
era un secco dolore, uno strappo di luce,
ma era pure una liberazione. L’avara parola
della terra era gaia, in un rapido istante,
e morire era ancora tornarci. Ora, il corpo che attende
è un avanzo di troppi risvegli e alla terra non torna.
Non lo dicon nemmeno, le labbra indurite.

1933

Poesie del disamore (1934 – 1938)

Torino, Albergo Roma e Rocca Cavour. Piazza Carlo Felice, 60, Cesare Pavese s’est suicidé dans cet hôtel le 27 août 1950

Dante Alighieri

Portrait de Dante Alighieri, 1495. Genève, Collection particulière.

Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par un forêt obscure
car la voie droite était perdue.

Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée!

Elle est si amère que mort l’est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j’y trouvai,
je dirai des autres choses que j’y ai vues.

Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai,
tant j’étais plein de sommeil en ce point
où j’abandonnai la voie vraie.

Mais quand je fus venu au pied d’une colline
où finissait cette vallée
qui m’avait pénétré le cœur de peur,

Je regardai en haut et je vis ses épaules
vêtues déjà par les rayons de la planète
qui mène chacun droit par tous sentiers.

Alors la peur se tint un peu tranquille,
qui dans le lac du cœur m’avait duré
la nuit que je passai si plein de peine.

Et comme celui qui hors d’haleine,
sorti de la mer au rivage,
se retourne vers l’eau périlleuse et regarde,

Ainsi mon âme, qui fuyait encore,
se retourna pour regarder le pas
qui ne laissa jamais personne en vie.

La Divine comédie: L’Enfer, Chant I. (Traduction Jacqueline Risset, Édition Flammarion, 1985.)

Nel mezzo del commin di nostra vita
mi retrovai per una selva oscura
chè la diritta vía era smarrita

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura!

Tant’è amara che poco è più morte;
ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai,
dirò de l’altre cose ch’i’ v’ho scorte.

Io non so ben ridir com’i’ v’intrai,
tant’era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.

Ma poi ch’i’ fui al piè d’un colle giunto,
là dove terminava quella valle
che m’avea di paura il cor compunto,

guardai in alto, e vidi le sue spalle
vestite già de’ raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle.

Allor fu la paura un poco queta
che nel lago del cor m’era durata
la notte ch’i’ passai con tanta pieta.

E come quei che con lena affannata
uscito fuor del pelago a la riva
si volge a l’acqua perigliosa e guata,

così l’animo mio, ch’ancor fuggiva,
si volse a retro a rimirar lo passo
che non lasciò già mai persona viva.

” Pourquoi me démolissez-vous? ” de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante (Gustave Doré), vers 1860.

Marta Pessarrodona 1941

Marta Pesarrodona.

Nit trista de Sant Joan

No vam saltar ni l’última foguera.
Nit sense sorolls ni xiuxiueig de brases.
Nit de somnífer, letífera remor.

(¿Quant de temps ha calgut
per saber cobejar el corb
—aquest literari animalot
de color d’ala de mosca?)

Nit per no viure-la:
dolor adeu, adeu amor.
Ho havíem cremat ja tot.

La Fête de Saint-Jean (Jules Breton 1827-1906), 1875. Philadelphia Museum of Art

Joan Salvat-Papasseit 1894-1924

Joan Salvat-Papasseit.

Joan Salvat-Papasseit (1894-1924), est un écrivain et poète moderniste espagnol d’expression catalane. Influencé par Apollinaire et Marinetti, il est considéré comme le principal représentant du courant futuriste dans la littérature catalane. Il a écrit aussi de nombreux articles de critique sociale en castillan (Fumées d’usine) et en catalan.
Mort prématurément, il laisse une œuvre inclassable, empreinte d’idéalisme et formellement novatrice. Sa poésie est à la fois avant-gardiste et marquée par la tradition catalane. Son premier recueil, Poemes en ondes hertzianes (1919) est illustré par le peintre hispano-uruguayen Joaquín Torres García (1874-1949). Il publie ensuite La gesta dels estels (1922) et El poema de la rosa als llavis (1923).
La ville de Barcelone lui a rendu hommage en 1992 en érigeant sur le port, au Moll de Bosch i Alsina, une statue en bronze le représentant avec sur le socle, le poème Nocturn per a acordió. Ses poèmes ont été mis en musique et popularisés dans les années 60 par les chanteurs catalans de la Nova Cançó: Lluís Llach, Ovidi Montllor, Joan Manuel Serrat et Carles Andreu.
Joan Salvat-Papasseit est né à Barcelone le 16 mai 1894. Son père, Joan, disparaît en 1901 lors du naufrage du Montevideo, navire de la Compañía Trasatlántica Española qui faisait le trajet Barcelone-Cadix. Il doit travailler pour aider sa famille et suit des cours à l’école de la Llotja.
L’engagement politique de Salvat-Papasseit prend de plus en plus de place après la Semaine tragique de Barcelone (entre le 26 juillet et le 2 août 1909). Le pédagogue libertaire Francisco Ferrer (1859-1909) est fusillé le 13 octobre, après avoir été désigné comme le responsable de ces événements. Salvat-Papasseit se rapproche alors des milieux anarchistes et lit Nietzsche, Ibsen, Gorki, Tolstoi, Zola et Kropotkine. Il devient secrétaire général de l’Ateneo Enciclopédico Popular. Il sera aussi plus tard bibliothécaire de cet organisme. Ses plus proches amis sont alors Emilio Eroles, Joan Alavedra i Segurañas (1896-1981) et Antonio Palau y Dulcet (1867-1954). Ils forment en 1911 le groupe Col·lectors d’escopinyes i bolets. Ils composent des poèmes et des pamphlets qu’ils distribuent dans les rues de Barcelone. En 1912, il rencontre Carme Eleuterio i Ferrer, une couturière qui habite dans son quartier. Il l’épouse en 1918. En 1913, il devient ami de Daniel Cardona et se rapproche des cercles nationalistes radicaux. En 1914, il entre au comité de rédaction de la revue libertaire Los Miserables. Il y reste jusqu’en 1916 et signe ses articles sous le nom de Gorkiana. Il travaille aussi comme surveillant sur le port.
En 1916, il adhére à la Juventud socialista Barcelonesa et publie dans des revues socialistes. Il est condamné à une peine de deux mois et un jour de prison pour son article: Un pueblo:Portugal. Il travaille ensuite dans plusieurs librairies et est rédacteur en chef de la revue Un enemic del Poble (Un enemigo del Pueblo).
Pour soigner sa tuberculose, il doit fréquenter plusieurs sanatoriums. C’est pourtant un poète résolument optimiste qui a toujours cru en sa guérison: «Tout le secret de mon optimisme vient, et de cela seulement, de ce que j’ai beaucoup souffert». Sa première fille Salomé naît en 1919. Sa seconde fille, Núria, naît elle en 1922, mais ne vit que deux ans. Il se définissait lui-même comme un «poèteavantgardistecatalan».
Il est mort à Barcelone le 7 août 1924 à l’âge de 30 ans.

Statue à l’effigie de Joan Salvat-Papasseit (Robert Krier). Barcelone, Moll de la Fusta. 1992.

Fiestas de San Juan – Joan Salvat-Papasseit (1894-1924)

FESTES DE FOGUERES DE SANT JOAN 2019. ELX.

Festes Patronals en honor a Sant Joan Baptista al barri del Raval

El 24 de juny és el dia de Sant Joan, i en el seu honor se celebren les festes al barri del Raval. És tradicional la plantà d’una foguera gran i diverses petites als voltants de l’Església de Sant Joan. Són molts els veïns que acudeixen al recinte a gaudir dels típics sopar de cabasset, la banyaeta, actuacions, revetlles, etc., a més de les processons i actes religiosos, com ara el tridu i les serenates.

La nit de Sant Joan es procedeix a la cremà de les fogueres entre el goig dels més joves, que finalment acaben banyats per l’aigua amb la qual els bombers sufoquen el foc de les fogueres.

La plantà tindrà lloc el 21 de juny i la cremà el 24 de juny.

Vetlla, revetlla (Joan Salvat-Papasseit)

                     A Jaume Llongueres

Sant Joan
noça i bateig de sang!
Les noies riuen amb llur galant.

Quina vesprada
festa pel cor:
cada abraçada deixarà enyor,
cada besada un infant nou.

Pluja de ruda sobre els pitralls,
qui diu l’amada,
qui diu l’amant.

El càntir s’ompli
d’aigua amb anís,
que es vessi tota
sines endins.

No hi haurà festa si el foc no és alt,
si molt no es besa
y l’amor es plany.

A la fontada vinguen cançons
la matinada veurem el sol:

haurem menjada coca amb llardons.

La gesta dels estels (Mostra de poemes), 1922.

Veille et nuit de fête (Joan Salvat-Papasseit)

                                       A Jaume Llongueres

Á la Saint-Jean
noce et baptême de sang!
Les jeunes filles rient avec leurs galants.

Quelle soirée
fête pour le coeur:
chaque étreinte laissera des regrets,
chaque baiser un nouvel enfant.

Pluie d’asplenium sur les corps
qui dit l’aimée,
qui dit l’amant.

Le cruche se remplit
d’eau et d’anis,
qu’elle se déverse
sur les potrines.

Il n’y aura pas de fête si le feu n’est pas haut,
si l’on ne s’embrasse pas assez
et si l’amour se plaint.

Á la fontaine en fête que se succèdent les chansons
à l’aube nous verrons le soleil:

nous aurons mangé la tourte aux lardons.

(Traduit du catalan par Annie Andreu-Laroche et Carlos Andreu)

Epitalami d’unes noces de maig (Joan Salvat-Papasseit)

Amic, quin trot galant
si aquesta nit avances la nit de Sant Joan –
la nit de Sant Joan que és nit de meravella,
i és damunt cada bes que neixen les estrelles.

Digue-li al teu amor l’enveja que li hauran altres donzelles
i eixuga-li aquell crit——-mica de plor,
que és en la noia verge quan el seu cos floreix una rosella.

I para compte al goig del seu desmai.

Que Cupidell us furti
i no pugueu vestir-vos si feu curta l’empresa.

Óssa menor (Fi dels poemes d’avant-guarda), 1925

Epithalame pour noces de mai (Joan Salvat-Papasseit)

Ami quel trot galant
si cette nuit tu devances la Saint-Jean –
nuit de la Saint-Jean nuit de merveille
pour chaque baiser naît une étoile.

Dis à ton amour la jalousie qu’éprouveront les autres donzelles
étouffe ce cri pleur léger
qui sort de la jeune vierge quand son corps fait fleurir un coquelicot.

Sois attentif à la joie de son évanouissement.

Que Cupidon vous vole
et que vous ne puissiez vous vêtir à nouveau si vous écourtez votre étreinte.

Petite ourse (Fin des poèmes d’avant-garde), 1925

(Traduit du catalan par Annie Andreu-Laroche et Carlos Andreu)

Joan Salvat-Papasseit (1894-1924).

Cesare Pavese II 1908-1950

Cesare Pavese a pu écrire aussi certains poèmes plutôt optimistes.

Agonie

J’errerai dans les rues jusqu’à l’épuisement,
je saurai vivre seule et fixer dans les yeux
les visages qui passent tout en restant la même.
Cette fraîcheur qui monte et qui cherche mes veines
est un éveil que jamais au matin je n’avais ressenti
si réel: seulement, je me sens plus forte que mon corps,
et un frisson plus froid accompagne le matin.

Ils sont loin les matins où j’avais vingt ans.
Et demain vingt-et-un: demain je sortirai dans les rues,
j’en revois chaque pierre et les franges de ciel.
Les gens dès demain me verront à nouveau
et je marcherai droite, je pourrai m’arrêter,
me voir dans les vitrines. Les matins de jadis,
j’étais jeune et ne le savais pas, je ne savais pas même
que c’était moi qui passais – une femme, maîtresse
d’elle-même. L’enfant maigre que j’étais
s’est éveillé de pleurs qui ont duré des années:
Maintenant c’est comme si jamais ils n’avaient existé.

Je désire des couleurs et c’est tout. Les couleurs ne pleurent pas,
elles sont comme un éveil: dès demain les couleurs
reviendront. Chaque femme sortira dans la rue,
chaque corps une couleur – et même les enfants.
Ce corps vêtu d’un rouge clair
après tant de pâleur retrouvera sa vie.
Je sentirai glisser les regards près de moi,
je saurai que j’existe en jetant un coup d’œil,
je me verrai dans la foule. Chaque nouveau matin,
je sortirai dans les rues en cherchant les couleurs.

Travailler fatigue (Traduction de Gilles de Van) 1969. NRF Poésie/Gallimard.

Agonia

Girerò per le strade finché non sarò stanca morta
saprò vivere sola e fissare negli occhi
ogni volto che passa e restare la stessa.
Questo fresco che sale a cercarmi le vene
è un risveglio che mai nel mattino ho provato
così vero: soltanto, mi sento più forte
che il mio corpo, e un tremore più freddo
accompagna il mattino.
Son lontani i mattini che avevo vent’anni.

E domani, ventuno: domani uscirò per le strade,
ne ricordo ogni sasso e le strisce di cielo.
Da domani la gente riprende a vedermi
e sarò ritta in piedi e potrò soffermarmi
e specchiarmi in vetrine. I mattini di un tempo,
ero giovane e non lo sapevo, e nemmeno sapevo
di esser io che passavo-una donna, padrona
di se stessa. La magra bambina che fui
si è svegliata da un pianto durato per anni
ora è come quel pianto non fosse mai stato.

E desidero solo colori. I colori non piangono,
sono come un risveglio: domani i colori
torneranno. Ciascuna uscirà per la strada,
ogni corpo un colore-perfino i bambini.
Questo corpo vestito di rosso leggero
dopo tanto pallore riavrà la sua vita.
Sentirò intorno a me scivolare gli sguardi
e saprò d’esser io: gettando un’occhiata,
mi vedrò tra la gente. Ogni nuovo mattino,
uscirò per le strade cercando i colori.

1933.

Lavorare stanca, Florence 1936.

Cesare Pavese.

Cesare Pavese I 1908 – 1950

Cesare Pavese.

Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano Belbo (Province de Coni, dans le Piémont). Il partage les premières années de son enfance entre Turin et les collines piémontaises, les Langhe, vallées étroites et difficiles d’accès. C’est aussi la région d’un auteur italien que j’aime beaucoup, Beppe Fenoglio (1922-1963) (La Guerre sur les collinesIl partigiano Johnny, 1968; roman traduit chez Gallimard en 1973) Il a six ans quand son père, modeste greffier auprès du tribunal de Turin, meurt d’une tumeur cérébrale. Il est élevé par une mère seule, autoritaire et puritaine. Il se lie d’amitié au lycée Massimo d’Azeglio de Turin avec Giulio Einaudi (1912-1999), Leone Ginzburg (1909-1944), Massimo Mila (1910-1988). Il étudie la littérature anglaise à Turin et écrit une thèse sur le poète américain Walt Whitman en 1930. Il traduit magnifiquement en italien Moby Dick d’Herman Melville en 1932 et aussi des œuvres de John Dos Passos, Sherwood Anderson, Gertrude Stein, William Faulkner, Daniel Defoe, James Joyce ou Charles Dickens.

Il collabore dès 1930 à la revue La Cultura, éditée par Einaudi. Il publie des articles sur la littérature américaine et en 1936 son recueil de poèmes Travailler fatigue (Laborare stanca), année où il devient professeur d’anglais.

Il s’inscrit de 1932 à 1935 au Parti national fasciste, sous la pression, selon lui, des membres de sa famille. En conformité avec le régime, il est choisi en 1934 comme directeur de la revue La Cultura, qui est devenu la tribune de ses amis de Giustizia e Libertà, groupe anti-fasciste. Pavese est arrêté le 15 mai 1935 pour activités anti-fascistes. Il est exclu du parti et relégué en Calabre à Brancaleone, petit village au bord de la mer Ionenne du 4 août 1935 au 15 mars 1936. A partir de 1936, il devient l’un des principaux collaborateurs de la maison d’édition Einaudi, fondée le 15 novembre 1933. En 1939, il écrit le récit Le Bel Été qui ne paraît qu’en 1949, accompagné de deux autres textes: Le Diable sur les collines et Entre femmes seules. Ce livre obtient le Prix Strega et sera adapté librement au cinéma par Michelangelo Antonioni en 1955 (Femmes entre elles – Le Amiche)

Cesare Pavese adhère au Parti communiste italien en novembre 1945 et écrit régulièrement dans L’ Unità. Il s’établit à Serralunga di Crea (province d’Alexandrie, dans le Piémont), puis à Rome, à Milan et finalement à Turin. Il travaille toujours pour les éditions Einaudi et ne cesse d’écrire durant ces années-là. En 1949 paraît son roman, La Lune et les Feux, souvenir de l’enfance et du monde.
Il connaît un amour malheureux pour l’actrice américaine Doris Dowling (1923-2004), rencontrée à Rome en 1950. Cesare Pavese se suicide dans la nuit du 26 au 27 août 1950, en absorbant une vingtaine de cachets de somnifère dans une chambre de l’hôtel Roma, place Carlo-Felice à Turin, laissant sur sa table un mot: «Je pardonne à tout le monde et à tout le monde, je demande pardon. Ça va? Ne faites pas trop de commérages.» Il laisse aussi un dernier recueil de poèmes, La mort viendra et elle aura tes yeux, lequel se termine par:«Assez de mots. Un acte!». Il allait avoir 42 ans.
Il a aussi tenu un journal intime (1935-1950), paru en 1952, sous le titre Le Métier de vivre. Il l’achève le 18 août 1950 par ces mots: “La chose le plus secrètement redoutée arrive toujours. J’écris: ô Toi, aie pitié. Et puis? Il suffit d’un peu de courage. Plus la douleur est déterminée et précise, plus l’instinct de la vie se débat, et l’idée du suicide tombe. Quand j’y pensais, cela semblait facile. Et pourtant de pauvres petites femmes l’ont fait. Il faut de l’humilité, non de l’orgueil. Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus.”
Ce journal permet de mesurer la profondeur et la constance de son état dépressif.

Natalia Ginzburg (1916-1991) écrit dans Portrait d’un ami, publié en 1957, mais repris dans Les petites vertus (Ypsilon. Éditeur, 2018). Voir le blog à la date du 26 décembre 2018:
«Parler avec lui, d’autre part, n’était jamais facile, même lorsqu’il était de bonne humeur; mais un entretien avec lui, même fait de peu de mots, pouvait être plus tonique et stimulant qu’avec quiconque. En sa compagnie, nous devenions bien plus intelligents, nous nous sentions poussés à mettre dans les mots ce que nous avions en nous de meilleur et de plus sérieux, nous rejetions les lieux communs, les idées imprécises, les paroles confuses.»

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa. Hétéronymes.

XXI

Si je pouvais croquer la terre entière
Et lui trouver un goût,
Et si la terre était une chose à croquer,
J’en serais plus heureux un instant…
Mais moi ce n’est pas toujours que je veux être heureux.
Il faut bien être de temps à autre malheureux
Afin de pouvoir être naturel…
Ce n’est pas tous les jours qu’il fait soleil,
Et la pluie, quand elle manque beaucoup, on la demande.
C’est pourquoi je prends le malheur avec le bonheur
Naturellement, comme qui ne s’étonne point
Qu’il y ait montagnes et plaines
Ainsi qu’herbes et rochers…

Ce qu’il faut c’est être naturel et calme
Dans le bonheur comme dans le malheur,
Sentir comme l’on voit,
Penser comme l’on marche,
et, lorsqu’on va mourir, se rappeler que le jour meurt,
Et que le couchant est beau et belle la nuit qui se fait…
Et que si ainsi sont les choses, c’est que les choses sont ainsi.

Daté du 7 mars 1914, publié dans Åtica, 1946

Alberto Caeiro, Le Gardeur de Troupeaux.
Traduction Patrick Quillier et Maria Antonia Câmara Manuel.

Fernando Pessoa. Oeuvre poétiques. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard.

XXI

Se eu pudesse trincar a terra toda
E sentir-lhe um paladar,
E se a terra fosse uma coisa para trincar
Seria mais feliz um momento…
Mas eu nem sempre quero ser feliz.
É preciso ser de vez em quando infeliz
Para se poder ser natural…

Nem tudo é dias de sol,
E a chuva, quando falta muito, pede-se.
Por isso tomo a infelicidade com a felicidade
Naturalmente, como quem não estranha
Que haja montanhas e planícies
E que haja rochedos e erva…

O que é preciso é ser-se natural e calmo
Na felicidade ou na infelicidade,
Sentir como quem olha,
Pensar como quem anda,
E quando se vai morrer, lembrar-se de que o dia morre,
E que o poente é belo e é bela a noite que fica…
Assim é e assim seja…

Alberto Caeiro, O Guardador de Rebanhos.