Shelby Foote (1916-2005)

Shelby Foote 

“Shelby FOOTE est à la fois l’un des génies de la littérature américaine et l’un des moins connus. Son oeuvre, enracinée dans le Sud, constitue un univers souvent proche de l’univers faulknérien. Ses chefs-d’oeuvre romanesques (Tourbillon, Shiloh, L’amour en saison sèche, Septembre en noir et blanc), ses nouvelles (L’enfant de la fièvre), sa monumentale histoire de la Guerre Civile américaine en 3 tomes, en font une figure majeure du XXème siècle sudiste. Il est mort le 27 juin 2005.” Léon-Marc Lévy, Le Club de la Cause Littéraire.

Il a consacré sa vie à «dire le Sud», à tenter d’y trouver la vérité : «Pour la trouver, il faut parler, se souvenir. Il faut que tout soit révélé, coûte que coûte», y compris ses fautes, ses crises, bref son humanité.

Samuel Beckett (1906-1989) – Nancy Cunard (1896-1965)

Samuel Beckett

Paris, juin 1930. Samuel Beckett loge rue d’Ulm et est lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure depuis novembre 1928. Il quittera ce poste à la rentrée d’octobre. Il a une bourse de troisième cycle pour rédiger une thèse sur Pierre Jean Jouve

Il apprend le jour même de la date limite fixée pour le dépôt des textes, qu’un concours pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps, a été proposé par Richard Aldington et Nancy Cunard qui dirigent à Paris les éditions en langue anglaise Hours Press. En quelques heures, il écrit Whoroscope, poème de quatre-vingt-dix-huit vers sur la vie de Descartes, telle qu’elle fut décrite en 1691 par Adrien Baillet. Il achève ce poème en pleine nuit, va le glisser dans la boîte à lettres de la boutique de Nancy Cunard (15, rue Guénégaud) avant l’aube. Il remporte le concours. Whoroscope sera publié en septembre 1930 sous forme de plaquette , tirée à 300 exemplaires. C’est la première publication séparée d’une œuvre de Samuel Beckett.  Nancy Cunard fera tout pour l’aider et Aldington le conseille et incite son ami Charles Prentice, directeur des éditions Chatto et Windus, à lui commander un livre sur Proust, publié en 1931.

Peste soit de l’horoscope (Samuel Beckett) Extrait

Qu’est-ce là?
Un oeuf?
Foi de frères Boot, il pue le frais.
Qu’on donne cela à Gillot.

Salutations à Galilée
et ses tierces consécutives!
Ce vieux copernicien abject, cet adepte du fil à plomb, ce fils d’un mercanti!
Nous sommes en mouvement, disait-il, en avant toute, Porca Madonna!
comme le dirait un quartier-maître ou, bouffi et ventripotent, un Prétendant au trône.
Ce n’est point là vaguer, mais divaguer.

Qu’est-ce là?
Une menue friture verdissante et couverte de moisissures?
Deux ovaires battus avec du jambon de charme?
Combien de temps les a t-elle couvés l’emplumée?
Trois jours et quatre nuits?
Qu’on donne cela à Gillot.
Faulhaber, Beckman et Pierre le Rouge,
approchez maintenant en votre avalanche
nébuleuse, ou portés par le rougeoyant parhélie d’une comète cirstalline de Gassendi
et je résoudrai pour vous vos devinettes mathématiques élémentaires
ou, sous la courtepointe à la mi-temps du jour, je polirai une lentille.

Dire que Pierre le Brutal était mon propre frère
et que nul syllogisme ne lui est dû
comme si en lui Père avait survécu.
Holà! Qu’on me passe la menue monnaie
gagnée à la suave sueur de mes humeurs ardentes!
Quelle belle époque celle où je demeurais assis dans mon poêle expulsant les Jésuites par ma tabatière.

Qui est-ce? Hals?
Qu’il attende.

Ma mie, mon adorable bigleuse!
Au jeu, c’était moi qui me cachais, moi qui me cherchais.
Et ma Francine, précieuse éclosion d’un foetus ancillaire!
Quelle desquamation!
Son délicat épiderme, écorché, gris, et ses amygdales écarlates!
Mon unique enfant
atteinte par une fièvre qui s’attaque au sang trouble et stagnant-
le sang! (…)

(Traduit par Edith Fournier)

Whoroscope

What’s that?
An egg?
By the brother Boot it stinks fresh.
Give it to Gillot

Galileo how are you
and his consecutive thirds!
The vile old Copernican lead-swinging son of a sutler!
We’re moving he said we’re off – Porca Madonna!
the way a boatswain would be, or a sack-of-potatoey
charging Pretender
That’s not moving, that’s moving.

What’s that?
A little green fry or a mushroomy one?
Two lashed ovaries with prosciutto?
How long did she womb it, the feathery one?
Three days and four nights?
Give it to Gillot

Faulhaber, Beeckmann and Peter the Red,
come now in the cloudy avalanche or Gassendi’s
sun-red crystally cloud
and I’ll pebble you all your hen-and-a-half ones
or I’ll pebble a lens under the quilt in the midst of day
To think he was my own brother, Peter the Bruiser,
and not a syllogism out of him
no more than if Pa were still in it.

Hey! Pass over those coppers
sweet milled sweat of my burning liver!
Them were the days I sat in the hot-cupboard
throwing Jesus out of the skylight.

Who’s that? Hals?
Let him wait.

My squinty doaty!
I hid and you sook.
And Francine my precious fruit of a
house-and-parlour foetus!
What an exfoliation!
Her little grey flayed epidermis and scarlet tonsils!
My one child
Scourged by a fever to stagnant murky blood-
Blood! (…)

 

John Cornford 2

John Cornford 1934.

L’évocation du poète anglais John Cornford me renvoie à la petite collection Maspéro, éditée par les Éditions Maspero entre 1967 et 1982, date de vente de la maison d’édition. Cette collection fut essentielle dans notre formation après 1968. J’en possède une vingtaine de titres. Leur couverture pastel les rend immédiatement identifiables. Je tiens particulièrement aux deux tomes du Romancero de la résistance espagnole. Ce sont deux recueils en édition bilingue, publiés par Dario Puccini en Italie en 1960 et en 1967 en France. On y trouve, entre autres, un poème de John Cornford.

To Margot Heinemann (John Cornford)

Heart of the heartless world,
Dear heart, the thought of you
Is the pain at my side,
The shadow that chills my view.

The wind rises in the evening,
Reminds that autumn’s near.
I am afraid to lose you,
I am afraid of my fear.

On the last mile to Huesca,
The last fence for our pride,
Think so kindly, dear, that I
Sense you at my side.

And if bad luck should lay my strength
Into the shallow grave,
Remember all the good you can;
Don’t forget my love.

A Margot Heinemann

Coeur du monde sans coeur,
cher coeur, la pensée de toi
est l’épine à mon flanc,
l’ombre qui glace ma vue.

Le vent se lève dans le soir,
rappelant l’automne proche.
J’ai peur de te perdre,
j’ai peur de ma peur.

Au dernier mile avant Huesca,
dernière barrière à notre orgueil,
songe, mon amour, avec tant de douceur
que je te sente auprès de moi.

Et si la malchance couchait ma force
en la tombe peu profonde,
rappelle-toi tout le bien possible;
n’oublie pas mon amour.

(Traduit par Michèle Mangin)

A Margot Heinemann

Alma del mundo desalmado,
alma mía, tu recuerdo
es el dolor que siento en mi costado,
la sombra que ensombrece cuanto veo.

Al atardecer se alza el viento
a recordarnos que el otoño viene,
yo, yo tengo miedo a perderte,
y tengo miedo a mi miedo.

Camino de Huesca, en el último tramo,
última barrera para nuestro honor,
tan tiernamente pienso en ti, mi amor,
como si tú estuvieras a mi lado.

Y si la suerte acaba con mi vida
dentro de una fosa mal cavada,
acuérdate de toda nuestra dicha;
no olvides que yo te amaba.

(Traduction de José Agustín Goytisolo)

La traduction espagnole me semble meilleure que la française.

L’historien Eric Hobsbawm (1917-2012) écrit que Margot Heinemann (1913-1992) fut la personne qui eut le plus d’influence sur lui.

La municipalité de Lopera, dans la province de Jaén en Andalousie, a inauguré en 1999 un Jardín de los poetas ingleses où se trouve un monument en hommage à Ralph Fox, John Cornford et aux brigadistes morts lors de la bataille de décembre 1936.

Lopera (Jaén) Jardín de los Poetas Ingleses Monumento dedicado a los brigadistas (Jacobo Gálvez) 1999

John Cornford 1

J’ai acheté cette semaine chez Gibert le roman de Javier Reverte, Banderas en la niebla. J’avais lu avec interêt il y quelque temps El tiempo de los héroes (2013), qui évoquait la figure du général républicain espagnol, Juan Modesto (1906-1969). Ce nouveau roman traite des combats sur le front d’Andalousie pendant la Guerre Civile espagnole et bien sûr de la bataille de Lopera (Jaén) qui se déroula du 27 au 29 décembre 1936. Des centaines de brigadistes de la XIV Brigade Internationale moururent alors. Parmi eux se trouvaient les poètes anglais Ralph Fox (1900-1936) et John Cornford (1915-1936). Dans son épilogue, Javier Reverte nous dit que plusieurs poèmes ont été écrits en mémoire du jeune poète John Cornford, arrière-petit-fils de Charles Darwin. Il se réfère surtout à un poème de José María Valverde (1926-1996) qui aurait situé la bataille de Lopera dans la province de Cordoue et non dans celle de Jaén. Il commet lui-même une erreur puisqu’il confond José María Valverde et un poète bien plus important, José Ángel Valente (1929-2000) qui fait partie de la Génération de 1950.

John Cornford, 1936 (José Ángel Valente)

                           Only in constant action was his constant certainty found.
                           He will throw a longer shadow as time recedes.

John Cornford, veintiún años
ametrallados sobre el aire
en que han nacido estas palabras.

El corazón de los fusiles
siguió latiendo inútilmente
cuando ya nunca alcanzaría
el rastro claro tu sangre.

Esto fue en Córdoba, en diciembre
en las montañas, combatiendo.

Después cayó, como dijiste,
la noche larga sobre Europa.
Los poetas retrocedieron
a su pasión consolatoria
y aquellas horas de amistad
en un ejército del pueblo
fueron borradas con la cola
subrepticia de la tristeza
en el tumulto repentino.

Así pasó, en efecto, todo.
Los años treinta en estampida
with the unnemployed demonstrators
carring «the coffin» to the Station.
Palidecieron los retratos.
Cedió el viento y se fue el público
y cundió la desesperanza.

Otros cayeron,
Entre el humo
de las ruinas y otras cosas
no apaciguadas por el tiempo
se levanta tu cuerpo joven.
De tú a tú puedes hablarnos
John Cornford, hermano nuestro,
de tú a tú como se hablan
en la verdad los hombres vivos.

Al rehacer aquella hora
cuento despacio tus palabras.
La inteligencia aún se pasea
en tren de lujo por los versos
mientras espera que otros caigan
para sentir horror de pronto.

Mas para ti solo fue uno
el camino de la certeza.
No quisiste huir de la vida
con el disfraz del pensamiento.

Así estás igual a ti mismo
con la pasión que aquí te trajo.
Un solo acto de vida y muerte,
la fe y el verso un solo acto.
Ametrallados, no vencidos,
Veintiún años, en diciembre,
Córdoba sola, un solo acto
tu juventud y la esperanza.

Obra poética 1. Punto cero (1953-1976)

José Ángel Valente en su casa de Almería.

Jean-Jacques Lebel l’outrepasseur

Happening : « 120 minutes dédiées au Divin Marquis », avril 1966 (Jean-Jacques Lebel paré de sa perruque bleue).

Vu lundi 11 juin au Centre Pompidou l’exposition Jean-Jacques Lebel l’outrepasseur.

J’ y suis allé avec une certaine curiosité. J’avais beaucoup apprécié les pièces que Jean-Jacques Lebel avait présentées dans les expositions collectives, 1917 (Centre Pompidou-Metz, 2013) et Les Désastres de la Guerre (Louvre-Lens, 2014).

Dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé La poésie de la Beat Generation (Textes traduits et présentés par Jean-Jacques Lebel. Denoël, 1965) et La Double vue de Robert Lebel (Deyrolle éditeur, 1993 (1ère édition, collection «Le Soleil Noir», 1964). Robert Lebel (1901-1986), son père, historien d’art s’exila à New York en 1939. Il participa aux activités et publications des surréalistes et fut, en 1959, l’auteur de la première monographie consacrée à Marcel Duchamp.

Jean-Jacques Lebel est né à Paris en 1936. Installé à New York avec sa famille pendant la Seconde Guerre Mondiale, il a rencontré, très jeune, Billie Holliday en 1948, mais aussi André Breton, Benjamin Péret,  Max Ernst, Claude Lévi-Strauss, Marcel Duchamp.

Breton l’a aidé à trouver sa place. “Mes parents ne savaient plus quoi faire de moi, Breton est le premier à m’avoir dit : “Vous tenez le bon bout.” Et nous avons commencé à aller aux Puces ensemble, où je cherchais des objets de dépaysement comme ces douilles sculptées par des poilus pendant la Première Guerre mondiale.”

J’ai retrouvé dans les vitrines du Centre Pompidou certains des livres de Jean-Jacques Lebel que je connaissais, par exemple L’Internationale Hallucinex, ensemble de documents dépliants in-8°, sous boîte carton imprimée rouge vif. (Paris, Le Soleil Noir, 1970). Cet ensemble contient des textes de Burroughs, Pélieu, Weissner, Nuttal, Sanders, Goutier, Kahn qui ont eu leur importance dans l’effervescence post-1968.

Jean-Jacques Lebel n’aime pas le mot «exposition». Il préfère le terme  de«montrage», concept inventé par le peintre et réalisateur Robert Lapoujade (1921-1993). On retrouve à Beaubourg une partie de son activité des années 1950-60. Exclu du mouvement surréaliste en 1960 avec Alain Jouffroy, à la même époque, il traduit en français et publie William Burroughs, Allen Ginsberg, Michael McClure, Lawrence Ferlinghetti et Gregory Corso.

En 1960, il sera  l’auteur, à Venise, de L’Enterrement de « La Chose » de Tinguely, sculpture jetée dans la lagune, ce qui est considéré comme le premier happening européen. Il a publié le premier essai critique en français sur ce type d’actions. En 1979, il lance le festival pluridisciplinaire Polyphonix, mêlant arts plastiques, vidéo, musique, performance, poésie, festival qui existe encore aujourd’hui.

En 1961, il prend l’initiative du Grand Tableau Antifasciste collectif, dont le sujet est la torture pendant la Guerre d’Algérie et sera sequestré par la Questura de Milan pendant 23 ans.

En 1968, Jean-Jacques Lebel prend part aux activités du « Mouvement du 22 mars », puis du Groupe anarchiste « Noir et Rouge » et à « Informations et correspondances ouvrières ». Il suit l’enseignement de Gilles Deleuze à la faculté de Vincennes et sera l’ami de Félix Guattari.

En 2016, Jean-Jacques Lebel a été co-commissaire de l’exposition rétrospective consacrée à la Beat Generation au Musée national d’Art moderne / Centre Georges Pompidou, Paris.

“Ce que l’on demande au regardeur, en somme, c’est de participer à l’insurrection de l’art et de cesser d’être un voyeur, un témoin passif, un consommateur résigné.” (1966)

“La seule chose nécessaire aujourd’hui, c’est de faire irruption dans le monde de l’art pour déciller les yeux, pour ouvrir les regards.”

L’exposition commence assez significativement par un Hommage à Billie Holliday (1959, Collection particulière). Elle est intéressante, mais m’a semblé d’une qualité un peu irrégulière.

J’ai écouté ensuite avec plaisir en podcast l’émission L’Heure bleue de Laure Adler sur France Inter: Jean-Jacques Lebel, engagé, 53’.

https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-30-mai-2018

Jean-Jacques Lebel explique son parcours et écoute les archives proposées par Laure Adler:

Archive Ina de 1954 (au micro d’Emmanuel Berl et Maurice Clavel): Georges Bataille parle de son enfance. Lebel insiste sur l’importance qu’a eu Georges Bataille sur lui. Il évoque aussi la figure de Simone Weil évoquée dans Le Bleu du ciel.
Archive du 13 janvier 1947: Antonin Artaud. Conférence au Vieux Colombier.
Archive Ina du 22 mars 1996: Allen Ginsberg lit un de ses poèmes.

Hommage à Billie Holliday. 1959. Collection particulière.

Franz Kafka (1883-1924)

Franz Kafka

Franz Kafka est mort le 3 juin 1924.

Hommage de Milena Jesenská (Narodini listy, 7 juin 1924-Journal tchèque publié à Prague de 1861 à 1941):
” Avant-hier est mort au sanatorium de Kierling près de Klosterneuburg, à côté de Vienne, le Dr. Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. Peu de gens le connaissaient ici, car il allait seul son chemin, plein de vérité, effrayé par le monde ; depuis bien des années, il souffrait d’une maladie des poumons, et s’il la soignait, il la nourrissait aussi consciemment et l’entretenait dans sa pensée.  Lorsque l’âme et le cœur ne peuvent plus supporter leur fardeau, le poumon prend sur lui la moitié de la charge, ainsi la charge est au moins également répartie, a-t-il écrit une fois dans une lettre, et sa maladie était de cette espèce. Elle lui conférait une fragilité presque incroyable et un raffinement intellectuel sans compromis presque terrifiant ; mais lui, en tant qu’homme, avait déposé toute son angoisse intellectuelle sur les épaules de sa maladie. Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont des êtres beaux et nobles, qui sont incapables d’engager le combat avec la peur qu’ils ont de l’incompréhension, de l’absence de bonté, du mensonge intellectuel, parce qu’ils savent d’avance que ce combat est vain et que l’ennemi vaincu couvre encore de honte son vainqueur. Il connaissait les hommes, comme seul peut les connaître quelqu’un de grande sensibilité nerveuse, quelqu’un qui est solitaire et qui reconnaît autrui à un simple éclair dans son regard. Il connaissait le monde d’une manière insolite et profonde, lui-même était un monde insolite et profond. Il a écrit les livres les plus importants de toute la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont vrais, nus et douloureux, si bien que, presque naturalistes. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir, s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher recours dans les diverses erreurs de la raison et de l’inconscient, même les plus nobles. Franz Kafka a écrit le fragment Le Soutier (paru en tchèque dans Cernen, chez Neumann), le Verdict, conflit de deux générations, La Métamorphose, le livre le plus fort de la littérature allemande moderne, La Colonie pénitentiaire et les esquisses Regard et Médecin de Campagne. Le dernier roman, Devant la loi, attend depuis des années en manuscrit. C’est un de ces livres qui, quand on les a lus jusqu’au bout, laissent l’impression d’un monde si parfaitement compris qu’il rend inutile le moindre commentaire. Tous ses livres décrivent l’horreur de l’incompréhension, de la faute innocente parmi les hommes. C’était un artiste et un homme d’une conscience si sensible qu’il entendait encore là où les sourds se croyaient faussement en sûreté. ”

Milena Jesenská.

Milena Jesenská est née le 10 août 1896 à Prague. Journaliste, écrivaine et traductrice tchèque, elle fut déportée au camp de concentration de Ravensbrück (Allemagne) en 1940 pour faits de résistance.  Elle y est morte le 17 mai 1944.

Kafka a rencontré Milena à Prague, au café Arco, sans
doute en septembre 1919. Après cette rencontre, elle lui a écrit pour lui
proposer de traduire en tchèque le premier chapitre, (« Der
Heizer » – « Le Chauffeur ») de ce qui allait devenir L’Amérique.  149 lettres et cartes postales de Franz Kafka à Milena Jesenská ont été conservées. 140 d’entre elles ont été écrites pendant une période d’environ dix mois, au rythme parfois de plusieurs par jour, de mars à décembre 1920. Les dernières datent de 1922 et 1923. Leurs amours restent essentiellement épistolaires.
Aucune des lettres de Milena n’est parvenue jusqu’à nous. On ne sait pas si elles ont été brûlées ou ont disparu lorsque les troupes allemandes sont entrées à Prague en mars 1939.

Franz Kafka, Lettres à Milena.

Prague, printemps 1922

«Écrire des lettres c’est se dénuder devant des fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas jusqu’à destination, mais les fantômes les boivent sur les chemins jusqu’à la dernière goutte. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis.»

Si nous durions sans fin… (Bertolt Brecht)

Bertolt Brecht.

Si nous durions sans fin…(Bertolt Brecht)

Si nous durions sans fin
Tout changerait sans fin
Or, nos jours sont comptés
Et peu de choses changent.

1956

DAUERTEN WIR UNENDLICH…

Dauerten wir unendlich
So wandelte sich alles
Da wir aber endlich sind
Bleibt vieles beim Alten.

1956

Heinrich von Kleist (1777-1811)

Heinrich von Kleist. 1801.

La vision du film de Jean-Paul Civeyrac Des filles en noir où il est question de suicide partagé et d’ Heinrich von Kleist m’ a poussé à parcourir à nouveau l’oeuvre de ce poète romantique allemand qui a profondément marqué des écrivains tels que Friedrich Nietzsche, Stefan Zweig, André Breton, Julien Gracq, Michel Tournier, Louis-René des Forêts et même des cinéastes tels qu’ Eric Rohmer et Marco Bellocchio.

Heinrich von Kleist est né le 18 octobre 1777 à Francfort-sur-l’Oder dans une famille de l’aristocratie militaire prussienne, modeste mais farouchement attachée aux valeurs de la caste des Junkers.

Son oeuvre comprend huit pièces :
Trois tragédies: – La Famille Schroffentsein (1802),
Robert Guiscard, duc des Normands (dont il brûlera le manuscrit en 1803),
Penthésilée (1805/1807).
Deux comédies: – La Cruche cassée (1806),
Amphitryon (d’après Molière, 1805-07).
Deux drames : – La Bataille d’Arminius (1809),
Le Prince de Hombourg (1811).
Un grand drame historique médiéval: – La Petite Catherine de Heilbronn (1808-10).

Il a écrit aussi huit nouvelles (Michael Kohlhaas, La Marquise d’O…, Le Tremblement de terre du Chili, Fiançailles à Saint-Domingue, La Mendiante de Locarno, L’Enfant trouvé, Sainte Cécile ou la Puissance de la musique, Le Duel), des poèmes (certains patriotiques), des écrits politiques (Le Catéchisme des Allemands ), des essais (L’Élaboration progressive de la pensée par la parole; Sur le théâtre de marionnettes) et de nombreux articles pour une revue nationaliste prussienne (Germania), une revue littéraire (Phebus) ou un journal (Die berliner Abendblätter), qu’il a lui-même fondés.

Les lectures d’Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau l’ont profondément marqué.

Comme pour les romantiques allemands de sa génération, l’adhésion de Kleist aux idées émancipatrices des Lumières s’est transformé en haine du despotisme napoléonien. Il était tiraillé entre le désir d’action et la certitude que tout effort de la volonté est vain, toute expérience du réel illusoire et lacunaire. Il voulait égaler Goethe et n’a eu que des échecs de son vivant.

Ce désespoir de la conscience poussera Kleist à préparer méticuleusement son suicide, le 21 novembre 1811, en compagnie d’Adolfine Vogel (qu’il rebaptisera Henriette), femme mariée et atteinte d’un cancer qui accepta de partager sa mort près de l’auberge Stimmung au bord du Petit Wannsee, lac des environs de Berlin. Armé d’un pistolet, il tuera son amie avant de diriger l’arme contre lui. On retrouvera Henriette, les yeux grands ouverts, le corsage taché de sang. Kleist était à genoux devant elle, serrant entre ses dents le pistolet. Il avait 34 ans.

On peut lire sur la tombe un vers tiré du Prince de Hombourg: «Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein» (Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi!)

Henriette Vogel (1777-1811) v 1800.

Lettre de Heinrich von Kleist à sa cousine Marie von Kleist

Berlin, le 19 novembre 1811

Ma très chère Marie,

Au milieu du chant triomphal qu’entonne mon âme à l’approche du dernier instant, je pense à toi plus que jamais et j’éprouve le besoin de m’ouvrir à toi autant que je le pourrai, à toi qui est le seul dont le sentiment et le jugement m’importent. Car j’ai chassé tout le reste de mon coeur, tout ce qui est sur la terre, en détail et en bloc. Oui, c’est vrai, je t’ai trompée, ou plus exactement je me suis trompé moi-même. Et certes je t’avais juré mille fois que si je venais à te tromper, je n’y survivrais pas. Mais justement je vais mourir bientôt, et ceci est une lettre d’adieux. Pendant que tu étais à Berlin, je t’ai abandonnée pour une autre, mais si cela peut diminuer ta peine, sache que cette nouvelle amie se propose non pas de vivre, mais de mourir avec moi, et sois persuadée que si elle prétendait vivre avec moi, je lui serais aussi peu fidèle que je le suis à toi. Je ne peux t’en dire davantage sur cette jeune femme, mes relations avce elle me l’interdisent. Tout ce que je peux encore te dire, c’est qu’au simple contact de son âme, mon âme a mûri tout à coup, et qu’elle est désormais prête pour la mort. C’est que son coeur m’a fait mesurer tout à coup toute la noblesse du coeur humain; c’est que je meurs parce qu’il ne me reste sur la terre plus rien à apprendre ni à acquérir. Adieu! Tu es le seul être au monde que je souhaite retrouver dans l’au-delà. Ma sœur Ulrike? Oui, non, non, oui. Cela dépend de ses propres sentiments. Elle n’a pas encore compris, il me semble, que le comble de la félicité sur la terre, et ce en quoi le ciel doit consister s’il existe, c’est le sacrifice total de soi-même à la personne qu’on aime. Adieu! Considère également que j’ai trouvé une amie dont l’âme plane dans les hauteurs comme un jeune aigle. Elle a bien compris que ma tristesse était un mal supérieur, profondément enraciné, incurable, et elle a décidé de mourir avec moi , bien qu’elle dispose des moyens de me rendre heureux ici-bas. Elle m’a donné la joie inouïe de s’offrir à moi avec la simplicité d’une violette qu’on cueille dans les herbes. Elle abandonne pour moi un père qui l’adore, un mari assez généreux pour accepter de s’effacer devant moi, et un enfant, une petite fille belle comme le soleil du matin. Tu dois comprendre que ma seule joyeuse préoccupation n’est désormais que de trouver une tombe assez profonde pour m’y laisser glisser avec elle. Adieu pour la dernière fois.

Dans le tome IV de la correspondance de Samuel Beckett, on apprend qu’ Emil Cioran sachant que l’écrivain irlandais allait à Berlin, le pressa de se rendre à Wannsee afin de fouler la terre où le poète Kleist et son amie Henriette se sont suicidés. (Lettres IV, 1966-89)

Lettre de Heinrich von Kleist à sa cousine Marie von Kleist

Auberge Stimming, 21 novembre 1811

Si tu savais, ma très chère Marie, de quelles fleurs célestes et terrestres l’Amour et la Mort se couronnent l’un l’autre pendant ces derniers moments de ma vie, je suis sûr que tu me verrais mourir sans te révolter. Ah, je te le jure, je suis totalement bienheureux. Matin et soir, je tombe à genoux, comme je n’avais jamais pu le faire auparavant, et je prie Dieu. Maintenant, oui, je peux lui rendre grâce de cette vie – la plus tourmentée qu’un homme vécût jamais – parce que Dieu l’a compensée par la plus magnifique et la plus voluptueuse des morts. Ah que ne puis-je faire quelque chose pour adoucir l’âpre souffrance que je vais te causer! J’avais d’abord pensé faire faire mon portrait à ton intention, et puis l’idée m’est venue que j’avais trop de torts à ton égard pour pouvoir supposer que mon image pût te donner quelque joie. Trouveras-tu quelque consolation dans ce que je vais te dire maintenant: jamais je ne t’aurais abandonnée pour suivre cette amie qui va mourir avec moi si elle n’avait aspiré qu’à vivre simplement avec moi. Je te le jure, je t’aime tellement, tu as tant de prix à mes yeux que j’ose à peine dire que j’aime cette amie plus que toi. Mais la résolution de mourir avec moi qui s’est formée dans son âme m’a attiré dans ses bras avec une violence plus ineffable, plus irrésistible que je ne saurais le dire. Est-ce que tu te souviens que je t’ai demandé plusieurs fois si tu acceptais de mourir avec moi? Mais tu m’as toujours répondu non. Je suis emporté par une fidélité tumultueuse que je n’avais jamais éprouvée, et je ne peux nier que la tombe de cette femme m’attire davantage que le lit de toutes les impératrices du monde.
Ah, ma très chère Marie, puisse Dieu t’appeler bientôt dans ce monde meilleur où l’amour des anges nous réunira tous dans une même étreinte! Adieu!

Wannsee. Tombes d’Heinrich von Kleist et d’Henriette Vogel.

Robert Walser (1878-1956)

Robert Walser à Berlin.

Philippe Lançon dans sa chronique de Charlie Hebdo (Dans le jacuzzi des ondes)  cite cette semaine une partie de ce texte de  l’écrivain suisse de langue allemande, Robert Walser:

«A côté de mon engagement proprement dit, je peins, comme tu le fais ou pourrais le faire en poésie, d’après nature. Je sors à l’air libre, je me remplis les yeux du divin spectacle de la nature, je rapporte à la maison quelque impression profonde, ou un projet de tableau ou de canevas, afin de mener à bien ma réflexion en chambre, en sorte que ma peinture est moins une peinture d’après nature qu’une peinture après nature. La nature, mon cher frère, est grande d’une façon tellement mystérieuse et tellement inépuisable qu’au moment même où l’on s’en réjouit, on en souffre déjà ; mais je m’aperçois qu’il faut bien se résoudre à ce qu’il n’y ait peut-être aucun bonheur au monde où il n’entre quelques atomes de douleur, bref, je veux te dire et me dire par là, simplement, que je mène un dur combat. Des mélodies se marient aux couleurs que l’on voit dans toute la nature environnante. Et viennent encore s’y ajouter nos pensées.

En outre, tu voudras bien garder à l’esprit que tout varie sans cesse, à chaque heure du jour, matin, midi et soir, et que l’air en soi est déjà quelque chose de très singulier, d’étrange, de fluide, qui baigne toutes choses, qui revêt n’importe quel objet d’une foule d’aspects déconcertants, et qui métamorphose les formes comme par enchantement. Imagine à présent le pinceau et la palette, toute la lenteur de l’outil, du labeur artisanal grâce auxquels le peintre impétueux, impatient, est censé happer les mille beautés singulières, vagues, éparpillées ici et là et qui souvent ne font qu’effleurer le regard, afin de les enfermer dans quelque chose de solide, de durable, de les recréer en images vivantes, fulgurantes, jaillissant avec puissance du plus profond de l’âme du tableau : alors tu comprendras ce combat, alors tu comprendras qu’il y ait tremblement!

Ah, s’il suffisait de l’amour que nous ressentons, s’il suffisait de la joie, de l’idée satisfaite, séduisante, et d’une simple aspiration, s’il suffisait de désirer ardemment, de bon cœur, s’il suffisait d’une pure et béate contemplation. Laisse-moi t’embrasser, et porte-toi bien. Une chose est sûre : à l’un et à l’autre, à toi, le poète à tant qu’à moi, le peintre, il nous faut de la patience, du courage, de la force et de la persévérance. Vingt fois, trente fois encore, porte-toi bien, garde-toi des rages de dents, reste à peu près solvable et écris-moi une lettre si longue qu’il me faudra toute une nuit pour la lire.»

Lettre d’un peintre à un poète in Vie de poète, 1917.

Robert Walser est né le 15 avril 1878, à Bienne (Suisse) dans le canton de Berne. Il est mort le 25 décembre 1956 à Herisau (Suisse).

Il vient d’une famille de 8 enfants. Il quitte l’école à 14 ans et le domicile familial à 17. Il exerce toutes sortes de métiers. Il publie ses premiers poèmes à 20 ans en 1898 et commence une vie nomade. À Berlin, il écrit, entre 1906 et 1909, trois romans Les Enfants Tanner (1907), Le Commis (1908), et L’Institut Benjamenta (1909) que remarquent Franz Kafka, Robert Musil et Walter Benjamin, mais n’ont pas de succès public. Il loge à Berlin chez son frère, le peintre Karl Walser. Il se replie ensuite sur ce qu’il nomme ses” petites proses “, textes destinés à des journaux ou des revues. Il en écrira plus de mille. De ce maître de la forme brève, Stefan Zweig disait qu’il était ” un original du genre le plus profond et le plus étrange “. Il fuit Berlin en 1913 et se réfugie à Bienne. Il souffre de dépression et a besoin de calme et de sérénité pour écrire. Il s’installe à Berne en 1921. En 1929, Robert Walser entre dans la clinique psychiatrique de la Waldau, à Berne. Il cesse d’écrire en 1933, après avoir été transféré contre son gré dans la clinique psychiatrique d’Herisau dans le demi-canton des Appenzell Rhodes-Extérieures où il séjournera jusqu’au jour de Noël 1956. Il quitte alors la clinique pour sa promenade quotidienne dans la neige. Il marche jusqu’à l’épuisement et la mort. Son dernier roman, Le Brigand, écrit 1925, ne sera publié qu’ en 1972 à titre posthume .

Il se qualifiait de poète et de ” vagabond vagabondant “. Il voyageait à pied, aimait muser et musarder, vivre et amasser impressions et sensations dont il tirait ensuite un texte. Il avait choisi de se faire petit (“La sensibilité rend petit “). Il écrivait au crayon effaçable afin de laisser un minimum de traces sur des supports divers: papiers d’emballage, feuilles de calendrier, enveloppes… Son écriture était si minuscule qu’elle était quasiment illisible. Il faudra plus de vingt ans de décryptage pour pouvoir publier ces textes.

Robert Walser mort dans la neige le jour de Noël 1956.

Philip Roth

Philip Roth et sa mère 1935.

« Mais combien de temps l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance » La Tache (The Human Stain ) (USA:2000; France 2002).

Le romancier américain Philip Roth, né le 19 mars 1933 à Newark (New Jersey), est mort le 22 mai 2018 à Manhattan, New York.

Dès qu’un de ses livres sortait, je me précipitais pour l’acheter dans une librairie, le plus souvent à la Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, Paris V. C’était fini depuis 2012. Il n’écrivait plus, ne publiait plus. Il est décédé à 85 ans.

Ses grands-parents faisait partie de l’immigration juive venue de Galicie polonaise vers 1900. Son grand-père se destinait au rabbinat, mais en Amérique, il devint ouvrier dans une fabrique de chapeaux. Son père, Herman Roth (1901 – 1989), était courtier en assurances, puis responsable d’une agence. Son «grand frère», Sanford (Sandy) (1927-2009), fera des études de graphisme publicitaire. Philip Roth grandit sous F.D.Roosevelt, connut une enfance heureuse, patriote et démocrate, dans son quartier de Weequahic. Il pensa devenir avocat, puis fit des études de lettres. En 1955, il partit enseigner la littérature à Chicago. Il y rencontra sa première femme Maggie Williams, un peu plus âgée que lui, divorcée, mère de deux enfants, d’un milieu ouvrier du Michigan. C’était une protestante aux longs cheveux blonds, aux yeux bleus. Cette histoire d’amour romanesque et toxique, un des épisodes clés de sa vie, va influencer toute son œuvre.

Philip Roth, ses parents et son frère Sandy, à Newark.