Julio Llamazares

Julio Llamazares.

Les posts de Léon-Marc Lévy et du Club de La Cause Littéraire m’ont incité à relire La lluvia amarilla de Julio Llamazares (Seix Barral 1988 ; La pluie jaune. Verdier, 1990 et Verdier/poche 2009, Traduction : Michèle Planel). Julio Llamazares est né en 1955 à Vegamián (province de León). La construction du barrage et du réservoir du Porma, oeuvre de l’ingénieur-écrivain Juan Benet (1927-1993), a englouti le village natal de l’auteur. Son père était l’instituteur du village. Les habitants ont dû l’abandonner en 1968. Julio Llamazares a passé son enfance à Olleros de Sabero (province de León). Le premier roman de ce poète et romancier espagnol fut Luna de lobos (Seix Barral, 1988 ; Lune de loups. Verdier, 1988 et Verdier/poche 2009, Traduction : Raphaël Carrasco et Claire Decaëns ). On pourrait le qualifier de roman historique puisqu’il évoque la vie de quelques anciens soldats républicains qui continuent de lutter contre les franquistes dans les montagnes des Asturies, supportant la vie rude et isolée des maquisards. Dans La lluvia amarilla, la dictature franquiste n’apparaît qu’en arrière-plan. Le narrateur n’en parle pas. Les données historiques sont évoquées de manière implicite. Il s’agit du monologue intérieur du dernier habitant d’Ainielle, village réel qui se trouve dans les Pyrénées aragonaises (province de Huesca). Le dernier habitant (José de Casa Rufo) en est parti en 1971. Le narrateur du livre, Andrés de Casa Sosas, raconte sa vie et celle de sa famille. Seul dans le village, il attend la mort. On est dans les années 1970. Peu de dates sont indiquées. La première est le dernier jour de 1961 (” Je me souviens qu’entrant dans la cuisine, je regardai le calendrier malgré moi, après tout ce temps. si ma mémoire était fidèle, c’était la dernière nuit de 1961 qui prenait fin. ” 3, page 40). Sabina, l’épouse du narrateur, s’est pendue peu de temps auparavant dans le moulin du village. Andrés de Casa Sosas a revu une photographie de sa femme prise “il y avait maintenant vingt-trois ans” (3, page 36) quand ils ont fait leurs adieux à leur fils Camilo en gare de Huesca. On peut situer ce moment en 1938. Camilo n’est jamais revenu de la guerre. C’est une des nombreuses personnes disparues au cours de ce conflit. “…Il est difficile de s’accoutumer à habiter avec un fantôme. il est difficile d’effacer de la mémoire les marques du passé quand le doute alimente le désir et sur du vide amasse des espérances.” (6, page 55). Andrés, l’autre fils du couple a émigré en Allemagne “un jour de février 1949, un jour gris et froid…” (6, page 53) Sara, leur fille, est morte à quatre ans, vingt ans avant le suicide de Sabina. C’est à dire vers 1941. Ces quatre dates ne sont pas sûres puisqu’elles reposent sur la mémoire défaillante du narrateur. L’écriture de Llamazares rappelle celle du chef d’oeuvre de Juan Rulfo, Pedro Páramo (1955. Gallimard, 1959. Traduction: Roger Lescot; nouvelle traduction: Gabriel Iaculli 2005. En collection Folio n°4872, 2009). Ainielle comme le Comala de Juan Rulfo est un cimetière peuplé de fantômes. L’État, l’administration sont totalement absents de la vie de ces paysans pauvres qui vivent dans une région isolée, marginalisée. La pluie jaune est la métaphore essentielle du livre. Elle fait d’abord référence à un phénomène naturel, la chute des feuilles des arbres en automne. C’est le cycle naturel de la vie de la flore. Cette pluie jaune obsède le narrateur et change peu à peu sa perception de la nature. Il se réfère aussi à l’eau et au ciel jaunes, au cercle jaune de la lune et à la fin le monde entier est jaune comme une photographie ancienne. La pluie jaune est également associée au personnage qui la perçoit. Elle est liée à l’oubli, à l’impossibilité d’effacer l’expérience traumatique du suicide de Sabina, à l’écoulement du temps. C’est la perception d’un vaincu qui vit dans la mélancolie et la douleur et qui s’affaiblit peu à peu. La mémoire est source de douleur, de souffrance. L’évolution psychique du narrateur pose problème. Pouvons-nous croire qu’il est sain d’esprit ? Le personnage tient un peu de don Quichotte : “Mais moi, Andrés de Casa Sosas, le dernier d’Ainielle, je ne suis pas fou, pas plus que je ne me sens condamné. Sauf si c’est folie de rester fidèle jusqu’à la mort à sa mémoire, à sa maison, sauf si on peut considérer comme une véritable condamnation l’oubli où ils m’ont tenu eux-mêmes. ” (17, page 132) La structure du roman est circulaire. Le chapitre final n° 20 renvoie au n° 1. La dernière phrase est magique: ” Et que la nuit aille à la nuit.” ( “La noche queda para quien es.”). Cette phrase ambiguë, mélange de castillan et de galicien (“A noite queda para quien es”) fut prononcée par une femme, María Brañas Vidal (María de Ruidelamas, hameau qui se trouve dans les montagnes séparant León et la Galice). L’auteur l’avait rencontrée lors d’un reportage de commande sur la vie dans les villages du centre de l’Espagne, isolés par les tempêtes de neige. Elle est décédée il y a peu, à plus de 101 ans. (“¿Para quién queda la noche: para los lobos, para el diablo, para los ladrones, para las almas en pena?”). L’écriture de l’ensemble du livre est très belle. N’oublions pas que Julio Llamazares s’est d’abord fait connaître par ses deux recueils de poèmes : La lentitud de los bueyes (Hiperión, 1979) et Memoria de la nieve (Hiperón, 1982). Ils ont été traduits en français par Bernard Lesfargues : La Lenteur des bœufs (suivi de) Mémoire de la neige, édition bilingue, Église-Neuve d’Issac, Fédérop, 1995.

Julio Llamazares écrit régulièrement dans la presse espagnole, particulièrement dans le journal El País.

La memoria histórica de un país es su literatura (El País, 14/02/2015)

“Saber que España es después de Camboya el país con más muertos en las cunetas debería hacernos pensar. Memoria histórica es una redundancia. La memoria histórica de un país es su literatura, y su arte. Se ha reducido a la Guerra Civil, pero memoria histórica también son los pantanos, la expulsión de los judíos… Estar en contra de la memoria es como estar en contra de pensar o de soñar. Te pueden obligar a todo menos a no recordar, o a recordar. La vida se resume en una lucha entre memoria y olvido, y el trabajo de los escritores es recuperar todo lo que puedas del peso del olvido.”

Federico García Lorca – Miguel Hernández

Federico García Lorca, 1925.

Je lis toujours la correspondance de Federico García Lorca. On n’y trouve qu’une seule lettre adressée à Miguel Hernández. Les deux grands poètes espagnols, qui moururent si tragiquement, se connaissaient, mais ne s’appréciaient guère. Perito en lunas, le premier recueil de Miguel Hernández, imprimé le 20 janvier 1933, connut un succès limité. Federico et Miguel se rencontrèrent pour la première fois à Murcie le 2 janvier 1933 chez Raimundo de los Reyes, éditeur et directeur du journal La Verdad de Murcia (Calle de la Merced número 2). Federico, déjà très célèbre, était alors en tournée dans cette région avec la troupe universitaire de La Barraca. Il apprécia certains poèmes de Perito en lunas. Les deux poètes échangèrent leurs adresses. Miguel Hernández écrivit une première lettre, le 10 avril 1933, se plaignant du manque d’écho que recevait son recueil. Federico lui répondit probablement à la fin du mois. C’est la seule lettre que nous connaissions de Federico à Miguel. Il lui promit son aide, mais émettait aussi certaines réserves. Il lui demanda d’être plus patient. Miguel lui répondit le 30 mai 1933. Il lui écrivit à nouveau en décembre 1934 et le 1 février 1935. Il lui faisait part de ses difficultés économiques. Federico ne l’aimait pas. Il ne répondit à aucune de ces lettres. Par la suite, il évitait de le rencontrer. En revanche, Vicente Aleixandre et Pablo Neruda établirent avec le poète d’Orihuela une très forte amitié. María Zambrano dans un chapitre de son livre, Andalucía, sueño y realidad, affirme: “Toda aquella pléyade de poetas lo acogió como mejor podía, con excepción de un poeta prometido al sacrificio en modo fulgurante, que experimentaba una especie de alergia por su presencia personal. Y de ello poco supe, pues Miguel acusaba la tristeza, mas no la causa.” On peut dire qu’aussi bien Federico García Lorca que Luis Cernuda, poètes raffinés et d’origine bourgeoise, supportaient mal la rudesse de Miguel Hernández, d’origine paysanne, portant toujours un pantalon de velours et des espadrilles. En 1937, néanmoins, dans Viento del pueblo, ce dernier publia un hommage au poète de Grenade : Elegía primera (A Federico García Lorca, poeta).

Federico García Lorca a Miguel Hernández

[abril de 1933]

Mi querido poeta:
No te he olvidado. Pero vivo mucho y la pluma de las cartas se me va de las manos.
Me acuerdo mucho de ti porque sé que sufres con esas gentes puercas que te rodean y me apeno de ver tu fuerza vital y luminosa encerrada en el corral y dándose topetazos por las paredes.
Pero así aprendes. Así aprenderás a superarte, en ese terrible aprendizaje que te está dando la vida. Tu libro está en el silencio, como todos los primeros libros, como mi primer libro, que tanto encanto y tanta fuerza tenía. Escribe, lee, estudia. ¡LUCHA! No seas vanidoso de tu obra. Tu libro es fuerte, tiene muchas cosas de interés y revela a los buenos ojos pasión de hombre, pero no tiene más cojones, como tú dices, que los de casi todos los poetas consagrados. Cálmate. Hoy se hace en España la más hermosa poesía de Europa. Pero por otra parte la gente es injusta. No se merece Perito en Lunas ese silencio estúpido, no. Merece la atención y el estímulo y el amor de los buenos. Ése lo tienes y lo tendrás porque tienes la sangre de poeta, y hasta cuando en tu carta protestas tienes en medio de cosas brutales (que me gustan) la ternura de tu luminoso y atormentado corazón. Yo quisiera que pudieras superarte de la obsesión de esa obsesión de poeta incomprendido por otra obsesión más generosa política y poética. Escríbeme. Yo quiero hablar con algunos amigos para ver si se ocupan de Perito en lunas.
Los libros de versos, querido Miguel, caminan muy lentamente.
Yo te comprendo perfectamente y te mando un abrazo mío fraternal, lleno de cariño y de camaradería.

Federico

(Escríbeme)
T/C/ Alcalá, 102.

Federico García Lorca a Miguel Hernández

[Première moitié de 1933]

Mon cher poète,

Je ne t’ai pas oublié. Mais je vis intensément et devant une feuille la plume me tombe des mains.
Je pense beaucoup à toi parce que je sais que tu souffres à cause des dégoûtants personnages qui t’entourent et je suis navré de voir ta lumineuse force vitale tenue captive et qui se cogne la tête aux murs.
Mais ainsi tu apprends. Tu apprends à te dépasser, dans ce terrible apprentissage que la vie t’impose. Ton livre est dans le silence, comme mon premier livre qui avait tant de charme et tant de force. Écris, lis, étudie. Lutte ! Ne sois pas vaniteux de ton œuvre. Ton livre est fort, intéressant en bien des endroits, et révèle aux yeux avertis une passion d’homme (des couilles, comme tu dis) mais pas plus que la majorité des poètes consacrés. Calme-toi. Aujourd’hui on écrit en Espagne la plus belle poésie d’Europe. Mais d’autre part les gens sont injustes. Ton Perito de Lunas ne mérite pas ce silence stupide, non. Il mérite l’attention, les encouragements et l’amour des meilleurs. Tu les as et tu les auras parce que tu es poète dans le sang, et même lorsque tu protestes dans ta lettre avec une brutalité – qui me plaît – on sent la tendresse de ton coeur lumineux et tourmenté.
J’aimerais que tu puisses dominer cette obsession de poète incompris au moyen d’une autre obsession plus généreuse, politique ou poétique. Écris-moi. Je vais demander à quelques amis de s’occuper de ton recueil.
Les livres de vers, mon cher Miguel, font leur chemin bien lentement. Je te comprends parfaitement et t’envoie une accolade fraternelle pleine d’affection et de camaraderie.

Federico.

(Écris-moi)
Rue d’Alcala, 102.

Federico García Lorca

Federico García Lorca.

Je continue ma lecture de la correspondance de Federico García Lorca. Elle a été publiée chez Cátedra en 1997 par Christopher Maurer et Andrew A.Anderson. André Belamich a présenté une sélection de lettres dans le tome I des Oeuvres complètes du poète andalou dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1981. Je ne trouve pas la traduction excellente. Le biographe Ian Gibson se plaint de la perte des lettres de García Lorca à Lorenzo Martínez Fuset, Emilio Aladrén et José María García Carrillo, qui ont peut-être été détruites par leurs familles respectives. C’est le cas aussi de la plus grande partie des lettres de Federico à Rafael Rodríguez Rapún et Adolfo Salazar ainsi que presque toutes celles qu’il a envoyées à Salvador Dalí. Les destructions de la guerre civile et l’exil des républicains sont aussi responsables de cet état de fait. Néanmoins, il en reste beaucoup et certaines sont très belles. je prendrai comme exemple celle que le chanteur de flamenco Miguel Poveda a chanté : Carta A Regino Sainz De La Maza (Adaptación).

https://www.youtube.com/watch?v=L8sUcoF1lbw

Carta de Federico García Lorca a Regino Sáinz de la Maza

[¿fragmento ?]

[Membrete:] Centro Artístico

Granada, 16 [¿septiembre? ¿1922?]

Por pereza y nada más que por pereza no he contestado a tu carta; soy, pues, un sinvergüenza y un mal amigo. Yo me levantaba todas las mañanas muy triste y me iba a dar un paseo por esta maravillosa Granada, volvía a comer, me ponía a estudiar y así me sorprendía la tarde. ¿Quién escribe a los amigos por la tarde…? Yo creo que esta disculpa es suficiente para un artista como tú pero ten la completa seguridad que te recuerdo con mucha alegría y tu fantasma va ligado a tres cosas absurdas, pero que yo me explico subconscientemente: una minúscula, unos tufos débiles, y unos bacilos de Koch en caricatura. Otro día te explicaré esto. Ahora he descubierto una cosa terrible (no se lo digas a nadie) Yo no he nacido todavía. El otro día observaba atentamente mi pasado (estaba sentado en la poltrona de mi abuelo) y ninguna de las horas muertas me pertenecían porque no era yo el que las había vivido, ni las horas de amor, ni las horas de odio, ni las horas de inspiración. Había mil Federicos Garcías Lorcas, tendidos para siempre en el desván del tiempo; y en el almacén del porvenir, contemplé otros mil Federicos Garcías Lorcas muy planchaditos, unos sobre otros, esperando que los llenasen de gas para volar sin dirección. Fue en ese momento un momento terrible de miedo, mi mamá Doña Muerte me había dado la llave del tiempo, y por un instante lo comprendí todo. Yo vivo de prestado, lo que tengo dentro no es mío, veremos a ver si nazco. Mi alma está absolutamente sin abrir. ¡Con razón creo algunas veces que tengo el corazón de lata! En resumen, querido Regino, ahora estoy muy triste y aburrido de mi interior postizo. Yo espero carta tuya enseguida y sin retintines, no te creo vengativo.

Un abrazo efusivo y enorme.

Federico.

Alcalde me dice ahora mismo que recibió carta tuya despidiéndote de los amigos ; a mí m da mucha tristeza el ver que no me nombras. Perdóname que no te haya escrito, pero te aseguro que te llevo tendido dentro de mi corazón. Contéstame, pues. No seas vengativo, te vuelvo a repetir. ¡Si vieras cómo está la sierra! Toda roja, y la vega que se divisa dsede estos balcones toda en sombra. Que estudies mucho y que no té estés donde la piltra.

Mi hermano te da sus cinco dedos de hombre fuerte desde aquí. Adiós, guitarrista. Acuérdate de mí.

Epistolario completo, Cátedra, 1997.

Regino Sáinz de la Maza (1896-1981) est un guitariste et musicien espagnol. il est né à Burgos et a connu García Lorca à la Residencia de Estudiantes de Madrid en 1920. La même année, le poète consacre au guitariste son premier “hommage” (Oeuvres complètes p. 803-805). Il lui dédie les “six caprices ” du Poema del cante jondo (p.161-163). Ils passent quelque temps ensemble à Cadaqués chez Salvador Dalí pendant l’été 1927. Plus tard, ils sont voisins à Madrid. Federico et son frère Francisco fréquentent régulièrement le domicile du musicien et de sa femme Josefina de la Serna y Espina, fille de la romancière Concha Espina (1869-1955), calle Ayala. Le musicien collabore avec de nombreux compositeurs comme Manuel de Falla et Joaquín Rodrigo. Celui-ci lui dédie son célèbre Concierto de Aranjuez que Regino Sáinz de la Maza créé avec grand succès à Barcelone le 9 novembre 1940 puis à Madrid quelques jours plus tard (11 décembre 1940). C’est encore lui qui en grave le premier enregistrement en 1948 sous la direction du chef d’orchestre Ataúlfo Argenta.

Muerte (Federico García Lorca). 1934.

A Regino Sáinz de la Maza

Centro Artístico

[Grenade, été 1921?]

C’est la paresse et rien que la paresse qui m’a retenu de répondre à ta lettre ; je suis donc une canaille et un mauvais ami. Je me levais chaque matin tout triste, j’allais faire un tour dans cette merveilleuse Grenade, je rentrais manger, je me mettais à étudier et le soir me surprenait ainsi. Or qui écrit à ses amis le soir ?… Je crois que cette excuse est suffisante pour un artiste comme toi, mais sois bien assuré que je me souviens de toi avec beaucoup de joie : ton fantôme est associé à trois choses absurdes, mais que je m’explique inconsciemment, une minuscule, de faibles exhalaisons et des bacilles de Koch en caricature. Un autre jour je t’expliquerai ça. J’ai découvert une chose terrible ( ne le dis à personne ). Je ne suis pas encore né. L’autre jour j’observais attentivement mon passé ( j’étais assis dans le fauteuil de mon grand-père ) et aucune des heures mortes ne m’appartenait parce que ce n’était pas Moi qui les avait vécues, ni les heures d’amour, ni les heures de haine, ni les heures d’inspiration. Il y avait mille Federico García Lorca étendus pour toujours dans le grenier du temps et l’entrepôt de l’avenir, je contemplai mille autres Federico García Lorca tout repassés, les uns sur les autres et qui attendaient qu’on les emplit de gaz pour s’envoler sans direction. Ce fut alors un moment terrible de peur, ma maman Madame la Mort m’avait donné la clé du temps et durant un instant je compris tout. Je vis par procuration, ce que j’ai en moi n’est pas à moi, nous verrons bien si je nais. Mon âme est absolument inéclose. J’ai raison de croire parfois que j’ai un coeur de fer-blanc ! En résumé, cher Regino, à présent je suis triste et ennuyé de mon intérieur postiche. J’attends ta lettre tout de suite et sans sous-entendus, je ne crois pas vindicatif.

Une énorme accolade pleine d’effusion.

Federico.

Alcalde me dit à l’instant qu’il a reçu une lettre de toi où tu salues les amis; je suis très triste de voir que tu ne me nommes pas. Pardonne-moi de ne t’avoir pas écrit, mais je t’assure que tu as une place dans mon coeur. Réponds-moi donc. Ne sois pas vindicatif, je te répète. Si tu voyais comme la montagne est belle ! Toute rouge et la Véga que l’on distingue de ces balcons toute dans l’ombre. Étudie beaucoup, ne reste pas au plumard – Grenade le 16. – Mon frère te donne ses cinq doigts d’homme fort. Au revoir, guitariste. Souviens-toi de moi.

Œuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF Gallimard. Traduction André Belamich.

Burgos. Buste de Regino Sáinz de Maza.

Federico García Lorca

Federico García Lorca resta à Cuba 3 mois, du 7 mars au 12 juin 1930, 98 jours exactement. Sa vie dans l’île fut si intense qu’il n’envoya à sa famille que deux lettres et une carte. Son séjour marqua un vrai tournant dans sa vie d’homme et d’écrivain. Il embarqua pour Cadix le 12 juin 2022. il dit alors à ses amis: “Yo hago falta en España” (On a besoin de moi en Espagne).

Federico García Lorca, Merienda, 1927.

Federico García Lorca. Epistolario completo, Cátedra, 1997.

A su familia

[Membrete :] Hotel La Unión de Francisco Suárez y Ca. Habana.

La Habana, 8 de marzo 1930

Queridísimos padres:
Como veréis por mis cables, ya me encuentro en La Habana dispuesto para actuar de conferenciante. Últimamente he trabajado mucho y me he descuidado unos días en escribiros. Pero ahora ya gracias a Dios lo hago con la gana y la alegría de siempre.
La llegada a La Habana ha sido un acontecimiento, ya que esta gente es exagerada como pocas. Pero La Habana es una maravilla, tanto la vieja como la moderna. Es una mezcla de Málaga y Cádiz, pero mucho más animada y relajada por el trópico. El ritmo de la ciudad es acariciador, suave, sensualísimo, y lleno de un encanto que es absolutamente español, mejor dicho, andaluz. Habana es fundamentalmente española, pero de lo más característico y más profundo de nuestra civilización. Yo naturalmente me encuentro como en mi casa. Ya vosotros sabéis lo que a mí me gusta Málaga, y esto es mucho más rico y variado. Por ahora no sé deciros más. A cada momento tengo la impresión de encontrarme a los amigos detrás de la esquina y a cada momento tengo que pensar que estoy en el mar Caribe, en las hermosísimas Antillas, para no hacerme en Vélez o en Motril. El mar es prodigioso de colores y luz. Se parece al Mediterráneo aunque es más violento de matices.
Yo he hecho el viaje por tren, y así que he atravesado los Estados Unidos, Norte y Sur Carolina, Georgia, Charleston y Florida. En Florida me he detenido un día con mi migo [Fernando] Belaúnde-[Terry], importante desterrado político del Perú que vive en Miami, y con un pianista Julián Decrey (?) americano y gran intérprete y especialista en Bach. Miami es un esfuerzo del hombre que solamente los americanos pueden conseguir. La playa es la más grande del mundo, naturalmente, y funciona principalmente en invierno, ya que la temperatura es siempre 20 grados. Ahora está llena de millonarios y el espectáculo de la playa llena de sombrillas de colores, automóviles y mujeres desnudas es una de las cosas de más lujo que se pueden ver. Al lado está ¡ Coral Gables !, la que conoceréis a través del imbécil [Haro] Molina que creo vive aquí. Yo me reía lo grande de pensar que estaba en Coral Gables, Córal Gueibls que pronuncian los americanos. Esta ciudad es una ciudad jardín que ha sido un desastre económico para su fundador, ya que está un poco alejada del mar y junto a Miami, que lo tiene todo. Yo comí en Coral con unos americanos. Miami es de un clima insospechado, sobre todo viniendo de New York ; del esfuerzo que aquí han hecho los americanos basta deciros que han construido 40 islas artificiales magníficas para hacer en ellas sus palacios, todas cruzadas de canales por donde corren yates blancos con las banderitas americanas.
A mi paso por Miami me vino a ver el presidente de la Universidad, y tuve por la tarde que dar una pequeña charla improvisada a los alumnos de español, donde no sé qué cosas dije, pero en Norteamérica da lo mismo decir una cosa que otra, ya que con ligeras excepciones son algo tontos.
En este momento he tenido en el cuarto del hotel una visita. Ya se ha ido y al sentarme recibo vuestro cable. Me ha producido una alegría muy grande saber que estáis buenos, gracias a Dios. Así se hace. Muy bien. ¡Son tantas las cosas que tengo que contaros! Mañana es mi primera conferencia, en el teatro de la Comedia. Será el público más numeroso de mi vida seguramente hasta ahora, pero estoy seguro de mi actuación.
Mañana escribiré anunciando cómo ha ido y mandando periódicos.

Estoy muy bien de salud. Yo espero que vosotros también.
Recibid besos y abrazos de vuestro hijo.

Federico (otra visita)

No tuve tiempo de escribiros desde New York, contando las noticias de mi recepción de Columbia University. Resultó admirablemente. Onís hizo un discurso y fue en suma muy agradable.
Yo pronuncié una conferenecia de las que tengo y cumplí mi cometido.
Os envío para que las guardáis dos invitaciones y el recorte del periódico de New York, La Prensa, que dirige el hermano de Zenobia [Camprubí] la de Juan Ramón [Jiménez].
Aunque algo retrasadas más vale tarde que nunca, y casi no quería enviaros esto por el retrato. El retrato está hecho por un fotógrafo amigo mío el día antes y es cosa pésima. Aparezco más feo de lo que soy en realidad. Ya veis : dos días antes de venirme de New York dio Sánchez Mejías una preciosa confrencia de toros y yo le presenté. Una señora (« vieja naturalmente », en New York no hay más que viejas) me dijo : «¡Qué guapo estaba usted, estaba vestido de smokin!, y en el retrato que os mando estoy feísimo…y no soy…soy algo…pero no demasiado.
También el día antes de venirme fui el padrino del hijo de Onís a quien bautizamos yo de compadre y la Argentinita de comadre. Una comadre graciosísima que iba con mantilla negra que era una monería.
El niño a quien bautizamos tiene dos años y medio, y cuando le echaron la sal dijo « está muy buena » y se relamía. Es un niño hermosísimo a quien le he puesto Juan Federico por mí y por su padre. Yo como es costumbre pagué el bautizo y ahora le compraré una medalla a mi nuevo ahijado.
La salida de New York ha sido sentida por mí porque ya tengo una sociedad de amigos verdaderamente encantadora.
En La Habana me he encontrado a [José María] Chacón y [Calvo] que, como sabéis, pertenece a una de las más linajudas familias de Cuba. Fue él quien me hizo poner el cable «que estaba con él», «para que tus padres sepan que estás aquí con viejas y verdaderas amistades.»
Abrazos, besos.

Federico

Dessin (Federico García Lorca), 1930.

A su familia

[Membrete :] Hotel La Unión de Francisco Suárez y Ca. Habana.

La Habana, 5 abril 1930

Queridísimos padres: Mis conferencias se están desarrollando con un éxito muy grande para mí. Mañana doy la del cante jondo con ilsutraciones de discos de gramófono. La de las canciones de cuna resultó un éxito enorme. Yo toqué el piano, y cantó de modo admirable la joven actriz española María Tubau, sobrina de la antigua de mismo nombre.
Para la del cante jondo hay mucha expectación. Mucha gente se ha hecho socia, y los que no, me han pedido invitaciones que me es imposible atender. He dado invitaciones a dos muchachos marineros nacidos en Sevilla que vinieron al hotel, y a una vendedora de lotería de Córdoba, vieja y antigua cantante de café. Yo he escrito une nueva conferencia sobre este tema que creo es muy sugestiva y muy polémica.
Yo he estado en dos pueblos de la isla, Sagua [la Grande] y Caibarién, donde asistí a una cacería de cocodrilos. Os estoy viendo con los ojos abiertos de par en par. Pero es así. Y pasé uno de los ratos mejores de mi vida…y un miedo bastante confortable, porque de todos modos la cosa tiene peligro. Vi cocodrilos de cuatro y seis metros de largo en cantidades fabulosas. La ciénaga de Zapata es un sitio cubierto por esta clase de animalitos. Hay fábricas de pieles y una industria del cocodrilo. Fue una excursión divertida y emocionante…emocionante porque si la barca se vira no lo contamos más. De todas formas, yo estuve muy bien y mis acompañantes elogiaron lo que ellos llamaban mi sangre fría.
Yo, siguiendo mi costumbre, no intervine en la cacería, sino que estuve de espectador. Y hubo un momento precioso cuando vi a cuarenta o cincuenta monstruos echarse asustados en el agua. Una bonita experiencia.
Ya os mandaré los periódicos, pero sólo el recortar las cosas que se han escrito y se están escribiendo tardaría tres o cuatro horas. Algunas cosas muy bien, y todas demasiado cariñosas. La prueba del éxito que he tenido es que hoy voy a dar más conferencias que lo que pensé.
Anteayer me ofrecieron un té las damas distinguidas de La Habana en un Lyceum Club. Allí vi las mujeres más hermosas del mundo. Esta isla tiene más bellezas femeninas de tipo original, debido a las gotas de sangre negra que llevan todos los cubanos. Y cuanto más negro, mejor. La mulata es la mujer superior aquí en belleza y en distinción y en delicadeza.

Esta isla es un paraíso. Cuba. Si yo me pierdo, que me busquen en Andalucía o en Cuba. El otro día entré en un gran patio colonial barroco, lleno de azulejos y fuentes, y me puse a conversar con unos niños negros muy pobres, a los que di monedas ; cuando me iba a retirar, la madre de estos niños, una negraza inmensa y bondadosa, me ofreció una taza de café que hube de aceptar y que bebí rodeado por toda la negrería. Ya supondréis lo agasajado que estoy siendo, pero yo dejo muchas veces a todos y me voy solo por La Habana hablando con la gente y viendo la vida de la ciudad. [José María] Chacón [y Calvo] se porta estupendamente conmigo. Él y dos amigos más me han acompañado a Sagua, y en Caibarién fue Chacón quien me presentó al público. No olvidéis vosotros que en América ser poeta es algo más que ser príncipe en Europa.
Sigo muy bien. Abrazos a todos. Besos a todos. Y para vosotros, besos también de vuestro hijo y hermano.

Federico

El Beso (Federico García Lorca), 1927.

A su familia

[al dorso de una fotografía]

[Cuba, primavera 1930]

Con este fondo admirable de caña bravas estoy ya, como dicen los periódicos de Cuba, «aplatanado». Mañana me dedicaré a recortar con tijeras los artículos para enviaros y las revistas. Todos los días leo la situación de España con gran interés. Aquello es un volcán. Estuve en casa del músico [Eduardo] Sánchez de Fuentes, que es autor de la habanera «Tú», que me cantabais de niño, «La palma que en el bosque se mece gentil», y dedicó un ejemplar para mamá.
Conservarse buenos. Yo lo estoy. Abrazos y besos de vuestro hijo y hermano.

Federico

¡Besos y abrazos a Manolo [Fernández-Montesinos].

Á sa famille

[Cuba, printemps 1930].

Sur ce fond admirable de cannes sauvages me voici, comme disent les journaux de Cuba, « créolisé ». Demain je m’emploierai à découper avec des ciseaux les articles pour vous les envoyer ainsi que les revues. Tous les jours je lis la situation de l’Espagne avec un grand intérêt. C’est un volcan. J’ai été chez le musicien Sánchez de Fuentes, qui est l’auteur de la habanera « Toi » que vous me chantiez quand j’étais petit : « La palme qui dans le bois se berce doucement », et il en a dédié un exemplaire pour maman. Conservez-vous en bonne santé. Moi je vais bien. Accolades et baisers de votre fils et frère, Federico.

Baisers et accolades à Manolo.

Œuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF Gallimard. Traduction André Belamich.

Rafael Cadenas

Rafael Cadenas (José Aymà)

Le poète Rafael Cadenas a obtenu le Prix Cervantès 2022. Il s’agit de la plus prestigieuse récompense littéraire en langue espagnole. C’est la première fois qu’un écrivain vénézuelien est primé.

Rafael Cadenas, poète, essayiste et professeur, est né le 8 avril 1930 à Barquisimeto (État de Lara – Vénezuela). Militant du Parti Communiste du Vénézuela, il a connu la prison à l’époque de la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958). Il a dû s’exiler à Trinidad de 1952 à 1957. Il a fait partie du groupe politique et culturel Tabla Redonda au début des années 60. Il a été professeur à l’Université Centrale du Venezuela. Ses recueils Cuadernos del destierro (1960) et Falsas maniobras (1966) ont été marquants dans son pays et en Amérique Latine.
Dans le second figure son poème le plus célèbre, Derrota, écrit en 1963. C’est le portrait de toute une génération d’intellectuels latino-américains engagés à gauche. Ses œuvres complètes (Obra entera: Poesia y prosa, 1958-1995 ) ont été publiées en 2000 au Mexique par El Fondo de Cultura Económica et en Espagne en 2007 par Pre-textos. Il s’est toujours montré critique face au régime instauré dans son pays par Hugo Chávez (1999-2013) et son successeur Nicolás Maduro. C’est un symbole vivant pour la société vénézuelienne démocratique. Cinq millions de vénézueliens ont choisi l’exil. Le poète est resté et vit toujours à Caracas. Il a toujours manifesté contre la répression du régime, en particulier en 2014 .

Prix national de littérature de son pays (1985)
Prix FIL des langues romanes de Guadalajara (Mexique) (2009)
Prix International de Poésie Ville de Grenade Federico García Lorca en Espagne (2015).
Prix Reina Sofía de Poesie Ibéroamericaine (2018)

Fracaso

Cuanto he tomado por victoria es sólo humo.

Fracaso, lenguaje del fondo, pista de otro espacio más exigente, difícil de entreleer es tu letra.

Cuando ponías tu marca en mi frente, jamás pensé en el mensaje que traías, más precioso que todos los triunfos.
Tu llameante rostro me ha perseguido y yo no supe que era para salvarme.
Por mi bien me has relegado a los rincones, me negaste fáciles éxitos, me has quitado salidas.
Era a mí a quien querías defender no otorgándome brillo.
De puro amor por mí has manejado el vacío que tantas noches me ha hecho hablar afiebrado a una ausente.
Por protegerme cediste el paso a otros, has hecho que una mujer prefiera a alguien más resuelto, me desplazaste de oficios suicidas.

Tú siempre has venido al quite.

Sí, tu cuerpo, escupido, odioso, me ha recibido en mi más pura forma para entregarme a la nitidez del desierto.
Por locura te maldije, te he maltratado, blasfemé contra ti.

Tú no existes.
Has sido inventado por la delirante soberbia.
¡Cuánto te debo!
Me levantaste a un nuevo rango limpiándome con una esponja áspera, lanzándome a mi verdadero campo de batalla, cediéndome las armas que el triunfo abandona.
Me has conducido de la mano a la única agua que me refleja.
Por ti yo no conozco la angustia de representar un papel, mantenerme a la fuerza en un escalón, trepar con esfuerzos propios, reñir por jerarquías, inflarme hasta reventar.
Me has hecho humilde, silencioso y rebelde.
Yo no te canto por lo que eres, sino por lo que no me has dejado ser. Por no darme otra vida. Por haberme ceñido.

Me has brindado sólo desnudez.

Cierto que me enseñaste con dureza ¡y tú mismo traías el cauterio!, pero también me diste la alegría de no temerte.

Gracias por quitarme espesor a cambio de una letra gruesa.
Gracias a ti que me has privado de hinchazones.
Gracias por la riqueza a que me has obligado.
Gracias por construir con barro mi morada.
Gracias por apartarme.
Gracias.

Falsas maniobras 1966.

Échec

Tout ce que j’ai cru victoire n’est que fumée.

Échec, langue de fond, piste d’un autre espace plus exigeant, difficile de lire entre tes lignes.

Quand tu mettais ta marque sur mon front, jamais je n’aurais imaginé que tu m’apportais un message plus précieux que tous les triomphes.
Ta face flamboyante m’a poursuivi et moi je n’ai pas su que c’était pour me sauver.
Pour mon bien tu m’as remisé dans les coins, refusé les succès faciles, fermé les issues.
C’est moi que tu voulais défendre en m’empêchant de briller.
Par pur amour pour moi tu as modelé le vide qui, durant des nuits enfiévrées, m’a fait parler à une absente.
Si tu as toujours donné priorité aux autres, si tu t’es arrangé pour qu’une femme me préfère un homme plus décidé, si tu m’as licencié de postes suicidaires, c’était pour me protéger.

Tu es toujours intervenu à temps.

Qui, ton corps couvert de plaies, de crachats, ton corps odieux m’a reçu dans ma plus simple forme pour me livrer à la transparence du désert.
C’est folie de t’avoir maudit, maltraité, de t’avoir blasphémé.

Tu n’existes pas.
Un orgueil délirant t’a inventé.
Je te dois tant !
En me nettoyant avec une éponge rêche, en me lançant sur mon vrai champ de bataille, en me donnant les armes que le triomphe dédaigne, tu m’as levé au dessus de la mêlée.
Tu m’as pris par la main et conduit à la seule eau qui puisse me refléter.
Grace à toi je ne connais pas l’angoisse de jouer un rôle, de m’accrocher à tout prix à un échelon, de me faire pistonner à la force du poignet, de me battre pour arriver plus haut, de me gonfler jusqu’à éclater.
Tu m’as fait humble, silencieux, rebelle.
Je ne te chante pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu ne m’ as pas laissé être. Pour ne m’avoir donné que cette vie-là. Pour m’ avoir restreint.

Tu m’as seulement offert la nudité.

Tu m’as élevé à la dure, c’est vrai. Mais toi-même apportais le cautère. Et le bonheur de ne pas te craindre.

Merci de m’ enlever de l’ épaisseur en l’ échangeant contre des caractères gras.
Merci à toi de m’avoir privé d’enflures.
Merci pour la richesse à laquelle tu m’as contraint.
Merci d’avoir construit ma demeure avec de la boue.
Merci de m’écarter.
Merci.

Fausses manœuvres. Anthologie personnelle. Traduction Daniel Bourdon. Fata Morgana, Montpellier, 2003.

Antonio Machado – Francisco Giner de los Ríos

Manuel et Antonio Machado (José Machado) . 1931.

( Je remercie la Fundación Española Antonio Machado Soria-Madrid)

Antonio Machado, professeur de français à Baeza (Andalousie) écrit le 21 février 1915 ce poème. Son maître, Francisco Giner de los Ríos, fondateur de l’Institution libre d’enseignement ( La Institución Libre de Enseñanza ) vient de mourir à Madrid le 17 février. Le poète a toujours été passionnée par la pédagogie comme on peut le voir dans Juan de Mairena, Sentencias, donaires, apuntes y recuerdos de un profesor apócrifo, publié en 1936 (Juan de Mairena, Sentences, Mots d’esprit, Notes et souvenirs d’un profeseur apocryphe. Gallimard, 1955). L’auteur du livre est censé être un professeur, Juan de Mairena, disciple d’un philosophe, Abel Martín. Il s’adresse à des étudiants qui tantôt écoutent, tantôt participent, avec plus ou moins de maladresse. Juan de Mairena, Abel Martín, sont des personnages imaginaires, des hétéronymes d’Antonio Machado. Cela permet à l’auteur de traiter de sujets divers avec humour et scepticisme. Le combat contre l’ignorance a toujours été une des priorités de sa vie.

Francisco Giner de los Ríos (1839-1915) a, lui, consacré toute sa vie à mettre en pratique les principes pédagogiques de La Institución Libre de Enseñanza qu’il a créée en 1876 : formation d’hommes utiles à la société, mais surtout d’hommes capables d’avoir un idéal ; éducation et reconnaissance explicite de la femme sur un pied d’égalité avec l’homme ; rationalisme, liberté d’éducation et de recherche, liberté de textes et suppression des examens ne supposant qu’un travail de mémorisation. Une école active, neutre et non dogmatique, reposant sur la méthode scientifique et visant à la formation d’hommes complets, ouverts à tous les domaines du savoir humain. Il a dû s’opposer à l’Église et à tous les conservatismes. La dictature franquiste s’est acharnée contre ses disciples.

Francisco Giner de los Ríos, 1881.

A Don Francisco Giner de los Ríos ( Antonio Machado )

Como se fue el maestro,
la luz de esta mañana
me dijo: Van tres días
que mi hermano Francisco no trabaja.
¿Murió? . . . Sólo sabemos
que se nos fue por una senda clara,
diciéndonos: Hacedme
un duelo de labores y esperanzas.
Sed buenos y no más, sed lo que he sido
entre vosotros: alma.
Vivid, la vida sigue,
los muertos mueren y las sombras pasan;
lleva quien deja y vive el que ha vivido.
¡Yunques, sonad; enmudeced, campanas!

Y hacia otra luz más pura
partió el hermano de la luz del alba,
del sol de los talleres,
el viejo alegre de la vida santa.
. . . Oh, sí, llevad, amigos,
su cuerpo a la montaña,
a los azules montes
del ancho Guadarrama.
Allí hay barrancos hondos
de pinos verdes donde el viento canta.
Su corazón repose
bajo una encina casta,
en tierra de tomillos, donde juegan
mariposas doradas . . .
Allí el maestro un día
soñaba un nuevo florecer de España.

Baeza, 21 febrero 1915

Campos de Castilla.

Rascafría. Arboreto Giner de los Ríos.

A Don Francisco Giner de los Ríos

Comme le maître s’en est allé,
la lumière de ce matin
m’a dit : voici trois jours
que mon frère François ne travaille plus.
Est-il mort ?…Nous savons seulement
qu’il nous a quittés par un clair sentier,
en nous disant : menez pour moi
un deuil de labeurs et d’espoirs.
Soyez bons, et c’est tout, soyez ce que je fus
parmi vous : une âme.
Vivez, la vie continue,
les morts se meurent et les ombres passent ;
qui laisse emporte et vit qui a vécu.
Enclumes, résonnez ; cloches, faites silence !

Et vers une autre lumière plus pure
est parti le frère de la lumière de l’aube,
du soleil des ateliers,
le vieillard joyeux à la sainte vie.
… Oh ! Oui, portez, mes amis,
son corps sur la montagne,
sur les monts bleus
du large Guadarrama.
Il y a là de profonds ravins
emplis de pins verts où chante le vent.
Que son coeur repose
sous un chaste chêne-vert,
parmi les champs de thym, où folâtrent
des papillons dorés…
c’est là qu’un jour le maître
rêvait d’un nouvel essor de l’Espagne.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 2004. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.

Rascafría.

La sierra de Guadarrama, massif montagneux entre Ségovie et Madrid, est longue d’environ 80 kilomètres. Elle sert de division naturelle entre les deux plateaux qui constituent le centre de la péninsule Ibérique (la Meseta central). Le pic de Peñalara s’élève à 2 430 mètres.

. Rascafría. Arboreto Giner de los Ríos. Source : https://todosobremadrid.com/

Le directeur de La Institución Libre de Enseñanza, Francisco Giner de los Ríos, et ses disciples Constancio Bernaldo de Quirós et Manuel Bartolomé Cossío ont contribué à la découverte de la sierra et à sa protection. En 1880 est fondée la Sociedad para el Estudio del Guadarrama. En 1883 commencent les premières excursions pédagogiques de l’Institution libre d’enseignement. En 1913 Constancio Bernaldo de Quirós fonde la société des amis de Peñalara et publie de nombreux livres sur ces montagnes. C’est ainsi que s’est développée chez les intellectuels espagnols de l’époque l’amour des montagnes. Antonio Machado consacre de nombreux poèmes à cette sierra de Guadarrama ainsi que Vicente Aleixandre, Rafael Alberti ou Leopoldo María Panero. Le parc national de la Sierra de Guadarrama a été créé en juin 2013. Il a une superficie de 339 km².

Rascafría.

Gisèle Freund – Luis Cernuda

Autoportrait chez elle. Vers 1975.

Nous avons vu samedi 29 octobre l’exposition Gisèle Freund Ce sud si lointain. Photographies d’Amérique latine.

Maison de l’Amérique latine, 217, Boulevard Saint-Germain. 75007 Paris.
Téléphone 00 33 1 49 54 75 00.

https://www.mal217.org/fr/expositions/gisele-freund

Commissaire Juan Álvarez Márquez. Conseiller spécial Juan Manuel Bonet.
(du 21 octobre 2022 au 07 janvier 2023)

Cette exposition est organisée en collaboration avec l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), installé à l’abbaye d’Ardenne (Calvados), près de Caen, où les archives de Gisèle Freund ont été déposées. Elle a été montrée une première fois en 2021 à Grenade (Espagne) au Centre José Guerrero sous le titre En el Sur tan distante, Gisèle Freund. Elle était présentée sous un format plus réduit (52 tirages posthumes).

Maison de l’Amérique latine, 217, Boulevard Saint-Germain. 75007 Paris.

La Maison de l’Amérique latine met en valeur 72 images, certaines inédites. Elles montrent ses voyages en Amérique latine, les paysages, la vie quotidienne dans les villages et sur les marchés, des scènes de la culture populaire, ses contacts avec des personnalités du monde de l’art, de la littérature, de la politique.

Sophie Gisela Freund est née à Berlin-Schöneberg le 19 décembre 1908. Son père lui offre un appareil Leica lorsqu’elle est adolescente. Elle étudie la sociologie à Francfort avec Norbert Elias. D’origine juive et membre d’un groupe communiste, elle fuit en mai 1933 l’Allemagne nazie. Elle poursuit ses études à la Sorbonne où elle présente, en 1936, sa thèse sur la sociologie de l’image La photographie en France au XIXe siècle. Elle est l’amie d’Adrienne Monnier, libraire-éditrice rue de l’Odéon, et de Sylvia Beach, créatrice de Shakespeare and Company et éditrice d’Ulysse de James Joyce en 1922. Elle côtoie et photographie de nombreux écrivains de l’époque. Elle devient française en 1936 grâce à un mariage blanc (elle divorcera après la guerre). A partir de 1937, Gisèle Freund se revendique comme journaliste reporter. En 1938, elle est l’une des premières à faire des clichés en couleur en utilisant les pellicules Agfacolor.

En 1940, Paris est occupée par les troupes nazies. Gisèle Freund fuit la capitale et se réfugie à Saint-Sozy dans le Lot. Invitée par Victoria Ocampo, la directrice de la revue Sur, elle quitte le midi de la France fin 1941 et embarque de Bilbao à bord d’un navire espagnol, Cabo de Buena Esperanza, à destination Buenos Aires. Elle établit là-bas des liens avec les écrivains proches de la revue. Depuis la capitale argentine, elle effectue plusieurs voyages en Patagonie et en Terre de Feu, en Uruguay, au Chili, au Pérou, en Bolivie, au Brésil et en Équateur, et surtout au Mexique en 1947, 1950 et 1952. Ce pays exercera toujours sur elle une grande fascination. Elle réalise aussi de nombreux reportages pour Time Magazine et Life, pour les journaux argentins La Nación et El Hogar, et mexicain Novedades. Elle fait partie de l’agence Magnum, créée par Robert Capa, de sa fondation de 1947 jusqu’en 1954.

En France, le ministère de la Culture lui décerne en 1980 le grand prix national des Arts pour la Photographie. Elle réalise en 1981 le portrait officiel du président François Mitterrand. En 1991, une grande rétrospective de son œuvre, intitulée Itinéraires, est organisée au Centre Georges-Pompidou.

Elle meurt à Paris le 30 mars 2000 à Paris. Elle est inhumée au cimetière du Montparnasse, tout près de sa maison atelier du 12, rue Lalande.

Femmes de Tehuantepec (Oaxaca-Mexique). 1950-52.

Quelques citations :

Gisèle Freund, Portrait. Entretiens avec Rauda Jamis. Des femmes, Antoinette Fouque. 1991.

« J’ai cru que la photographie était un moyen merveilleux pour que les peuples se connaissent entre eux. Je suis allée jusqu’à la terre de Feu pour photographier les derniers indiens alacalufes. J’ai cru à cette utopie : la connaissance des autres, de leurs différences, comme langage de paix entre les hommes. Car comment s’entre-tuer dès lors que l’autre n’est plus un inconnu ? Ma tâche était donc, pensais-je, de participer à la paix du monde à travers la photographie. »

« Je me souviens par exemple d’Alfonso Reyes, qui habitait une maison remplie de livres du sol au plafond et qui m’avait tout de suite dit : « Tout cela est à vous. » Vraiment les Mexicains étaient très chaleureux. D’ailleurs leur phrase de bienvenue était « Mi casa es tu casa » (« Chez moi c’est chez toi »).

« Les intellectuels mexicains ont une richesse culturelle infinie, beaucoup plus grande que chez les intellectuels français, par exemple. Les Mexicains ont des racines culturelles extraordinaires. Et puis, d’une certaine façon, ils sortent de leurs propres frontières pour accéder à notre culture classique, ce qui leur permet de se tenir au courant des créations et des textes du monde entier. J’ai connu au Mexique des gens extrêmement cultivés. Je n’ai eu aucun mal à en rencontrer qui connaissaient mieux que moi, sans conteste, la littérature française ou allemande. »

« Je ne sortais plus jamais sans mon appareil. Il était devenu mon troisième œil. »

« Je n’ai jamais cessé de vouloir comprendre ce qui se trouvait derrière un visage. »

« Il est rare de plaire à ceux que l’on photographie. C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas fait du « portrait » ma profession et que je n’ai jamais possédé de studio de photographe. »

« La culture pour un photographe est bien plus importante que la technique. »

« J’ai touché, au Mexique, le coeur de ce monde surnaturel, comme jamais auparavant sur le continent américain. »

L’exposition emprunte son nom à un vers du poème de Luis Cernuda intitulé Quisiera estar solo en el sur, tiré du recueil Un rio, un amor (1929) .

Quisiera estar solo en el sur

Quizá mis lentos ojos no verán más el sur
de ligeros paisajes dormidos en el aire,
con cuerpos a la sombra de ramas como flores
o huyendo en un galope de caballos furiosos.

El sur es un desierto que llora mientras canta,
y esa voz no se extingue como pájaro muerto;
hacia el mar encamina sus deseos amargos
abriendo un eco débil que vive lentamente.

En el sur tan distante quiero estar confundido.
La lluvia allí no es más que una rosa entreabierta;
su niebla misma ríe, risa blanca en el viento.
Su oscuridad, su luz son bellezas iguales.

Toulouse, 20 de abril de 1929.

Un río, un amor, 1929.

Je voudrais être seul dans le Sud

Peut-être mes yeux lents ne verront plus le Sud
Aux légers paysages endormis dans l’espace,
Aux corps comme des fleurs sous l’ombrage des branches
Ou fuyant au galop de chevaux furieux.

Le Sud est un désert qui pleure quand il chante,
Et comme l’oiseau mort, sa voix ne s’éteint pas ;
Vers la mer il dirige ses désirs amers
Ouvrant un faible écho qui vibre lentement.

À ce si lointain Sud je veux être mêlé.
La pluie là-bas n’est rien qu’une rose entr’ouverte ;
Son brouillard même rit, rire blanc dans le vent.
Son ombre, sa lumière ont d’égales beautés.

Un fleuve, un amour. Traduction Jacques Ancet.

Agustina González López, “la Zapatera”

Agustina González López, “la Zapatera” est née le 3 avril 1891 à Grenade dans le quartier de l’Albaicin, l’ancien quartier arabe. Cette écrivaine et activiste politique fit ses études au Real Colegio de Santo Domingo de la ville. Elle s’intéressait particulièrement à l’astronomie et à la médecine. Quand sa mère devint veuve, elle tomba à 13 ans sous le contrôle de ses frères aînés et de ses oncles paternels. Le conseil de famille lui permit la lecture, mais elle était strictement surveillée. Pour échapper à ce contrôle, elle commença à s’habiller en homme. On la considéra rapidement comme folle et hystérique. Elle voyageait seule et entrait dans les cafés et restaurants de la conservatrice et bourgeoise Grenade : “la peor burguesía de España” disait Federico García Lorca.

Elle publia en 1916 un essai Idearium Futurismo où elle prônait une simplification de l’orthographe et la suppresion de 7 lettres : y, c, h, q, v, x, z. « El sistema futurista de eskribir resuelbe las dificultades ortográfikas por lo mismo ke simplifika la ortografía. Este libro ba todo esckrito en futurismo… » (prologue)

En 1919, il y eut des manifestations contre les pratiques des caciques conservateurs locaux auxquelles participèrent Fernando de los Ríos, avocat et futur député socialiste, mais aussi deux groupes féministes la Juventud Universitaria Femenina (Milagro Almenara, pharmacienne fusillée le 2 novembre 1936 elle aussi entre Viznar et Alfacar) et la Agrupación Feminista Socialista (présidée par Agustina González López). Cette association regroupait 200 membres.

Á cette époque, Agustina González López fit la connaissance de Federico García Lorca qui vivait à 100 mètres de chez elle. Elle lui aurait inspiré le personnage de La zapatera prodigiosa (1930) et aussi par certains traits celui d’Amelia dans La casa de Bernarda Alba (1936). Agustina González utilisait le prénom Amelia pour signer certains de ses écrits.

En 1927 et 1928, elle publia deux autres essais Justificación et Las Leyes secretas. Membre de la franc-maçonnerie, elle exprimait sa liberté de pensée, sa conception théosophique de la vie et de la mort, ses idées féministes et progressistes. Elle publiait ses livres à compte d’auteur et les vendait dans son magasin de chaussures, calle de Mesones n°6.

Elle écrivit aussi deux pièces de théâtre Cuando la vida calla et Los prisioneros del espacio.

Elle souhaitait supprimer les frontières, créer une monnaie universelle et en finir avec les famines. Elle créa le Partido Entero Humanista et se présenta aux élections législatives de 1933. Elle obtint seulement 15 voix.

Après le coup d’état franquiste, elle fut emprisonnée, puis transférée à Viznar et fusillée avec deux autres femmes en août 1936. On ne connaît pas exactement la date de sa mort. La légende populaire affirme qu’elle mourut en contemplant les étoiles qu’elle avait tant étudiées. Le fasciste Juan Luis Trescastro Medina (1877 -1954), avocat et membre de la CEDA, se vantait après-guerre dans les bars de Grenade d’avoir tué Federico García Lorca (« le metí dos tiros en el culo, por maricón ») et d’avoir exécuté Agustina González (« por puta »). Elle fut condamnée a posteriori ( juillet 1941) par la justice franquiste et sa famille dut payer une amende de 8 000 pesetas.

Sources :
Enriqueta Barranco Castillo. Agustina González López (1891-1936). Espiritista, teósofa, escritora y política, Editorial Universidad de Granada. 2019.

Javier Arroyo. Kedan suprimidas por konpleto siete konsonantes del kastellano. El País, 17/12/2019.

Juan I. Pérez. Agustina González López, La Zapatera, fusilada por romper moldes. Blog Foro de la Memoria. El Independiente de Granada, 7/09/2019.

Marta Sánchez Gento. La Zapatera, una granaína cruelmente asesinada que inventó el lenguaje del chat en los años 20. La Voz del sur, 15/11/2021.

Manifestation à Grenade. Mai 1931. Agustina González, ‘la Zapatera’ se trouve au centre.

Pablo Neruda – Île de Pâques

Statue de Pablo Neruda (Lucy Lafuente). Valparaíso, Plaza Mena (o de los Poetas).

Le poète chilien Pablo Neruda a célébré l’île de Pâques dans Le Chant Général, son grand poème d’exil publié en 1950. Il l’ a visitée en 1971 pour filmer un documentaire pour la télévision chilienne, Historia y geografía de Pablo Neruda, avant de prendre son poste d’ambasadeur en France. Il a composé le recueil La rosa separada qui ne sera publié qu’après sa mort. Je relis ces poèmes le coeur serré après la destruction de nombreux moaïs lors de l’incendie du 1 octobre, particulièrement sur les flancs du volcan Rano Raraku parcourus en janvier 2018.

III La isla

Antigua Rapa Nui, patria sin voz,
perdónanos a nosotros los parlanchines del mundo:
hemos venido de todas partes a escupir en tu lava,
llegamos llenos de conflictos, de divergencias, de sangre,
de llanto y digestiones, de guerras y duraznos,
en pequeñas hileras de inamistad, de sonrisas
hipócritas, reunidos por los dados del cielo
sobre la mesa de tu silencio.

Una vez más llegamos a mancillarte.

Saludo primero al cráter, a Ranu Raraku, a sus párpados
de légamo, a sus viejos labios verdes:
es ancho, y altos muros lo circulan, lo encierran,
pero el agua allá abajo, mezquina, sucia, negra,
vive, se comunica con la muerte
como una iguana inmóvil, soñolienta, escondida.

Yo, aprendiz de volcanes, conocí,
infante aún, las lenguas de Aconcagua,
el vómito encendido del volcán Tronador,
en la noche espantosa vi caer
la luz del Villarrica fulminando las vacas,
torrencial, abrasando plantas y campamentos,
crepitar derribando peñascos en la hoguera.

Pero si aquí me hubiera dejado mi infancia,
en este volcán muerto hace mil años,
en este Ranu Raraku, ombligo de la muerte,
habría aullado de terror y habría obedecido:
habría deslizado mi vida al silencio,
hubiera caído al miedo verde, a la boca del cráter desdentado,
transformándome en légamo, en lenguas de la iguana.

Silencio depositado en la cuenca, terror
de la boca lunaria, hay un minuto, una hora
pesada como si el tiempo detenido
se fuera a convertir en piedra inmensa:
es un momento, pronto
también disuelve el tiempo su nueva estatua imposible
y queda el día inmóvil, como un encarcelado
dentro del cráter, dentro de la cárcel del cráter,
adentro de los ojos de la iguana del cráter.

La rosa separada, Losada, 1973.

III L’île

Antique Rapa Nui, patrie sans voix,
pardonne aux bavards de ce monde que nous sommes :
nous voici venus de partout pour cracher sur ta lave,
nous arrivons avec notre plein de conflits, d’oppositions, de sang,
de larmes et de digestions, de guerres, de brugnons,
en petits rangs d’inimitié, l’hypocrisie
dans nos sourires, réunis par les dés du ciel
sur l’échiquier de ton silence.

A nouveau revenus pour te souiller.

Je salue d’abord le cratère, Ranu Raraku, ses paupières
de glaise, le vert de ses lèvres anciennes :
spacieux, de hauts murs l’encerclent, l’enserrent,
mais l’eau d’en bas, mesquine, sale, noire,
vit, elle communique avec la mort
comme l’iguane qui ne bouge et somnole en sa cache.

Moi qui fus apprenti en volcans, j’ai connu,
encore enfant, les langues de l’Aconcagua,
la vomissure incandescente du mont Tronador,
une nuit de frayeur, j’ai vu s’abattre
la clarté du Villarrica, foudroyant boeufs et vaches,
son torrent embrasant les plantes, les abris,
crépiter, renversant rocs et rochers dans son brasier.

Pourtant, si mon enfance ici m’avait laissé,
dans ce volcan mort il y a mille ans,
dans ce Ranu Raraku, nombril de la mort,
en hurlant de terreur je me serais soumis :
j’aurais laissé glisser ma vie au milieu du silence,
j’aurais roulé dans la peur verte, la gueule édentée du cratère,
mué en argile, mué en langues de l’iguane.

Silence déposé au creux du creux, terreur
de la bouche lunaire, il est une minute, une heure
lourde comme si le temps arrêté
allait se transformer en pierre immense :
c’est un moment, soudain
le temps dissout sa nouvelle et impossible statue
et le jour demeure immobile, comme un prisonnier
dans le cratère, en cette geôle du cratère,
dans les yeux de l’iguane du cratère.

La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. Traduction de Claude Couffon.

Le mardi 4 octobre, deux incendies se sont déclenchés dans l’île de Pâques et ont causé des dommages irréparables à environ 80 moaïs. L’un menaçait les maisons, l’autre, des moaïs. L’équipe de six pompiers s’est concentrée sur l’extinction du premier, tandis que la Corporación Nacional Forestal (Conaf, l’ONF chilien) affrontait le second avec deux gardes forestiers et un camion.

Le feu a ravagé plus de 100 hectares. Il a atteint la zone du volcan Rano Raraku. L’ancienne civilisation indigène fabriquait ses statues dans cette carrière. Ce site abrite 416 de ces sculptures, à différents stades de fabrication.

L’île, aussi appelée Rapa Nui, est située à 3 500 km au large de la côte ouest du Chili. Elle compte 887 moaïs. Ils auraient été sculptées pour la première fois au 13e siècle par les premiers habitants de l’île. Leur taille varie de 2,5 à 9 mètres. Certains peuvent peser jusqu’à 80 tonnes.

Ariki Tepano, directeur de la communauté Ma’u Henua en charge de la gestion et de l’entretien du parc, a qualifié ces dégâts d’« irréparables ». « Les moaïs sont totalement carbonisés. »

Selon le maire de l’île, Pedro Edmunds Paoa, l’incendie ne serait « pas un accident », car « tous les incendies de Rapa Nui sont causés par des êtres humains ». Il a ajouté que « les dégâts causés par l’incendie ne peuvent pas être réparés. La fissuration d’une pierre originale et emblématique ne peut être récupérée, peu importe combien de millions d’euros ou de dollars y sont investis ».

« Cet incendie a été provoqué par les éleveurs de bétail pour les pâturages. Tout l’indique », a déclaré le ministre chilien de l’Agriculture, Esteban Valenzuela. Le total des dommages causés au site n’a pas encore été évalué.

Avant la pandémie, l’île, dont le tourisme est le principal moyen de subsistance, accueillait 160 000 visiteurs par an, à raison de deux vols par jour. Les mesures d’interdiction d’entrée, imposées il y a deux ans pour prévenir le Covid-19, avaient été levées à partir du lundi 1er août. Ces dernières années, le climat subtropical humide et doux de l’île a subi une grande évolution. L’île de Pâques est confrontée à des sécheresses sévères et récurrentes depuis cinq ans. Les précipitations sont de plus en plus rares. Selon l’Unesco, il s’agit de l’un des six sites au monde classé au patrimoine mondial les plus vulnérables au changement climatique et à ses conséquences.

https://www.youtube.com/watch?v=F5EM2ehDokg

Rano Raraku. Janvier 2018.

Luis García Montero – Carlos Castilla del Pino

Je lis régulièrement les chroniques qu’écrit le poète Luis García Montero dans les journaux espagnols El País et Infolibre. Directeur de l’Institut Cervantès depuis 2018, il était aussi le mari de la romancière Almudena Grandes, décédée le 27 novembre 2021.

Il a évoqué le 10 octobre dans El País le recueil d’aphorismes posthumes du psychiatre Carlos Castilla del Pino, Aflorismos Pensamientos póstumos. Tusquets, 2011. L’auteur présente 844 aphorismes, mais il n’utilise pas ce terme. Il préfère celui d’Aflorismos – le verbe aflorar veut dire affleurer, apparaître -. Cela convient mieux à ses pensées qui ne sont pas des propositions fermées.

https://elpais.com/opinion/2022-10-10/aflorismos.html?rel=buscador_noticias

Carlos Castilla del Pino chez lui. Castro del Río (Cordoue) (Julián Rojas) 2004.

Carlos Castilla del Pino est né à San Roque (Cadix) en 1922. Il est décédé dans la province de Cordoue en 2009. Il avait 86 ans. Il a exercé la psychiatrie à Cordoue de 1949 à 1987. Militant antifranquiste, il a écrit deux livres de mémoires : Pretérito imperfecto. Autobiografía (1922-1949) ( Tusquets, 1997) et Casa del olivo. Autobiografía (1949-2003) (Tusquets, 2004). Il était membre de l’Académie Espagnole.

J’ai choisi certains de ces aphorismes :

La felicidad —ya me entiendes— no se encuentra; se construye.

¿La vida? Una de dos: o nos la hacemos o nos la hacen.

No hay que vivir con miedo. Pero eso no quiere decir que haya que hacerse el valiente.

La compasión no mejora el mundo. La solidaridad, sí.

Se confunde al cobarde con el bueno. ¡Qué bueno es! Hasta deja que los demás hagan el mal.

El mundo no es tan estúpido como para tolerar que solo triunfen los malvados.

No hay muerte si no hay olvido.

Convivir, una forma de inteligencia.

Tratar de seguir vivo, es decir, estar en la vida: no solo vivir.

La vejez comienza donde no hay proyecto.

Con la cara se nace; el rostro se hace.

No hagas el mal, porque te lo haces.

No competir es la independencia.

También la desgracia tiene algo de positivo, pero hay que descubrirlo. Lo positivo de la desgracia nos protege de ser irremediablemente desgraciados.

Si tu trabajo te cansa, pero no te aburre, es el tuyo.

Seamos críticos con nosotros mismos. Tratemos de obtener el prestigio interior.

Es tolerable que haya miedo en el vivir, pero vivir con miedo exige tratamiento.

De vez en cuando hay que hacer una cura de abstinencia de la actualidad.

La muerte no es lo último. Lo último es la nada.

Una cosa es estar solos, otra quedarnos solos.

Vivir es el arte de aceptar la indeclinable derrota.

Saber qué no leer: la forma superior del leer.

Releer: la seguridad de no perder el tiempo.

Dios es -sólo- una palabra.

Ser actual, pero no ser moderno.

Uno sobrevive sólo en el recuerdo de los demás. Cuando estos desaparecen, uno ha desaparecido también. No hay inmortalidad: hay memoria.

La historia no la hacemos: nos la hacen.

Precaución: la estupidez no es inofensiva; a veces, hasta contagia.

¿Sabremos morir? ¿Sabremos morir perfectamente? Deberíamos saber morir.

Huyamos del estúpido. Después de aburrirnos nos deja irritados por no haberlo echado a patadas.

Proyecta hasta el último momento. El proyecto ayuda a vivir: distrae de la muerte y permite vivir más; y desde luego mejor.