Charles Baudelaire (1821-1867) – Victor Hugo (1802-1885)

Portrait de Baudelaire (Émile Deroy 1820-1846). Versailles Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. (CFA)

Les relations entre ces deux grands poètes français du XIX siècle ont varié selon les époques. Adolescent, Baudelaire se passionne pour Hugo et pour son théâtre. Il lui écrit une longue lettre le 25 février 1840 après avoir vu Marion de Lorme au théâtre de la Porte Saint-Martin.

« Pourtant, si vous saviez combien notre amour, à nous autres jeunes gens, est sincère et vrai – il me semble (peut-être est-ce bien de l’orgueil) que je comprends tous vos ouvrages. Je vous aime comme j’aime vos livres ; (…) je vous aime comme on aime un héros, un livre, comme on aime purement et sans intérêt toute belle chose. »

Plus tard, il se montre plutôt critique envers son aîné :

« M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu’inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d’alignement et de contrastes uniformes. L’excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l’antithèse, toutes les tricheries de l’apposition. C’est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M. Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l’Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d’une voix prophétique : « Tu seras de l’Académie ! » (Salon de 1846)

« – Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. Puis, l’hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que, par un fiat de la Providence, Sainte-Hélène a pris la place de Jersey.

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Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire.

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Hugo-Sacerdoce, a toujours le front penché ; — trop penché pour rien voir, excepté son nombril. »
(Fusées. 22 feuillets parus en 1887 dans les Oeuvres posthumes ; écrits, semble-t-il, entre 1855 et 1862.

Autoportrait sous l’influence du haschich (Charles Baudelaire). Vers 1842-45. Collection particulière.

Le 25 juin 1857, le recueil Les Fleurs du Mal est mis en vente. Le 20 août 1857 dans la matinée, se tient devant la sixième chambre correctionnelle de la Seine le procès du poète et de ses éditeurs. Le réquisitoire est prononcé par le substitut Ernest Pinard qui a déjà requis contre Madame Bovary le 29 janvier précédent. Le recueil est condamné pour ” délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs “, en raison de ” passages ou expressions obscènes et immorales “. Les éditeurs devront payer 100 francs d’amende et Baudelaire 300 francs. Le tribunal ordonne la suppression de six poèmes ayant plus particulièrement porté atteinte à la morale publique

Victor Hugo envoie très rapidement une belle lettre de solidarité à Baudelaire.

Lettre à Charles Baudelaire
Hauteville House, dimanche 30 août 1857
J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.
Je vous serre la main, poëte.
Victor Hugo

Baudelaire lui dédie ensuite trois poèmes (Le Cygne, Les Sept Vieillards, Les Petites Vieilles) qui figurent dans la section Tableaux parisiens de la seconde édition des Fleurs du Mal, mise en vente au début de février 1861.

En juin 1861, Baudelaire publie dans la Revue fantaisiste, sous le titre Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, neuf notices littéraires destinées à l’anthologie Les Poètes français (1861-1862) d’Eugène Crépet (1827-1892). La première présente l’oeuvre de Victor Hugo : « L’excessif, l’immense sont le domaine naturel de Hugo ; il s’y meut dans son atmosphère natale. » Il évoque La légende des siècles où l’auteur « a créé le seul poème épique qui pût être créé par un homme de son temps pour des lecteurs de son temps ».

En octobre 1859, il obtient avec un peu de flatterie que Victor Hugo écrive une lettre-préface à sa plaquette sur Théophile Gautier. ” J’ai besoin de vous. J’ai besoin d’une voix plus haute que la mienne et que celle de Théophile Gautier, – de votre voix dictatoriale. “

L’agressivité de Baudelaire réapparaît dans les dernières années, après la publication des Misérables (1862). Il multiplie lettres, sarcasmes et attaques contre le livre et la personne de Hugo, jugé bête et sot. Il ne supporte pas son humanitarisme républicain. Ce grand reproche apparaît clairement dans une lettre à son ami, le peintre Édouard Manet en 1865.

Hommage à Delacroix (Henri Fantin-Latour). 1864. Manet et Baudelaire, à droite, côte à côte.

« Et Victor Hugo ! Il ne peut pas se passer de moi, dites-vous. Il m’a un peu fait la cour. Mais il fait sa cour à tout le monde et traite de poète le dernier ou premier venu. Mon cher ami, il y a dans votre phrase un peu de la correspondance Stevens ; trois espions du genre humain qui font concurrence à la correspondance Havas.
[Hugo avait écrit sur le volume : à Charles Baudelaire, junc/anius dextras.] Cela, je crois, ne veut pas dire seulement : donnons-nous une mutuelle poignée de main. Je connais les sous-entendus du latin de Victor Hugo. Cela veut dire aussi : unissons nos mains, POUR SAUVER LE GENRE HUMAIN. Mais je me fous du genre humain, et il ne s’en est pas aperçu. (Lettre du 28 octobre 1865)

Baudelaire meurt le 31 août 1867 à 11 heures du matin. A son ami fidèle, Charles Asselineau (1820-1874), Victor Hugo écrit en 1869 :

Hauteville-House, mars 1869.

Mon cher et cordial confrère,

Votre étude sur Charles Baudelaire est un livre, un vrai livre. L’homme y est ; et non seulement l’homme, mais vous. J’ai rencontré plutôt que connu Baudelaire. Il m’a souvent choqué et j’ai dû le heurter souvent ; j’en voudrais causer avec vous. Je pense tous vos éloges, avec quelques réserves. Le jour où je le vis pour la dernière fois, en octobre 1865, il m’apporta un article écrit par lui sur la Légende des Siècles, imprimé en 1859, que vous retrouverez aisément, et où il me semble adhérer profondément à l’idéal qui est une conscience littéraire, comme le progrès est une conscience politique. Il me dit en me remettant ces pages : Vous reconnaîtrez que je suis avec vous. Je partais. Nous nous sommes quittés, je ne l’ai plus revu. C’est un des hommes que je regrette. Votre livre sur lui est cet exquis travail d’embaumement. Heureuse une mémoire qui est en vos mains ! La profonde fraternité du poëte est dans tout ce que vous écrivez. De là le charme. Vous êtes un cœur qui a beaucoup d’esprit. Merci pour ce précieux et bon livre, et recevez mon serrement de main.

Victor Hugo

Victor Hugo à Bruxelles (Charles Albert d’Arnoux, dit Bertall. 1820-1882). 1866.

Victor Hugo – Mario Vargas Llosa – Robert Desnos – Louis Aragon

Je relis Victor Hugo et des écrivains qui ont publié sur son oeuvre :

Jusqu’à ce que mort s’ensuive (Sur une page des Misérables) d’Olivier Rolin. Gallimard, Collection blanche. 2024. Folio n°7580. 2025

La tentación de lo imposible de Mario Vargas Llosa. Alfaguara, 2004.

Le Monde selon Victor Hugo de Michel Winock. Éditions Tallandier, 2018. Collection Texto, 2020.

Mario Vargas Llosa. La tentación de lo imposible. 2004.

« Aunque Madame Bovary se publicó seis años antes que Los Miserables, en 1856, se puede decir que ésta es la última gran novela clásica y aquélla la primera gran novela moderna. »

« Las novelas, y sobre todo las grandes novelas, no son testimonios ni documentos sobre la vida. Son otra vida, dotada de sus propios atributos, que nace para desacreditar la vida verdadera, oponiéndole un espejismo que, aparentado reflejarla, la deforma, retoca y rehace. »

« No es precisamente un « entusiasmo » sino un malestar lo que dejan las buenas ficciones en el espíritu de los lectores que contrastan aquellas imágenes con el mundo real : la sensación de que el mundo está mal hecho, de que lo vivido está muy por debajo de lo soñado e inventado. »

Le legs (Robert Desnos)

Et voici, Père Hugo, ton nom sur les murailles !
Tu peux te retourner au fond du Panthéon
Pour savoir qui a fait cela. Qui l’a fait ? On !
On c’est Hitler, on c’est Goebbels… C’est la racaille,

Un Laval, un Pétain, un Bonnard, un Brinon,
Ceux qui savent trahir et ceux qui font ripaille,
Ceux qui sont destinés aux justes représailles
Et cela ne fait pas un grand nombre de noms.

Ces gens de peu d’esprit et de faible culture
Ont besoin d’alibis dans leur sale aventure.
Ils ont dit : « Le bonhomme est mort. Il est dompté. »

Oui, le bonhomme est mort. Mais par-devant notaire
Il a bien précisé quel legs il voulait faire :
Le notaire a nom : France, et le legs : Liberté.

Signé Lucien Gallois. Paru dans L’Honneur des poètes, 14 juillet 1943. Repris dans Robert Desnos, Destinée arbitraire. Paris, NRF Poésie / Gallimard n°112, 1975.

Le Paris de Victor Hugo (Aragon)

Personne n’a jamais parlé de Paris comme Victor Hugo. Et même si un jour, à nouveau, Paris doit se faire verbe et chair dans l’oeuvre d’un poète : Victor Hugo aura été le premier, celui qui a fait naître Paris à la vie lyrique, sacré Paris source et thème de l’inspiration lyrique, décor et matière, âme et personnage de la poésie nationale.

Victor Hugo est le vrai poète de la nation française et le plus grand poète de Paris. Cette vie, cet homme, cet art s’étendent de 1802 à 1885. Hugo naît à la veille de l’Empire et meurt deux ans après Karl Marx. Son œuvre oscille aux vents de ce long orage appelé le dix-neuvième siècle. Elle naît sur les ruines de la Bastille, elle meurt quand les associations ouvrières vont proclamer, avec le Premier Mai, que le printemps leur appartient.

On pourrait justement dire de Hugo qu’il est le miroir de la Révolution Française. Oui, lui, que son général de père traîna dans les fourgons de Napoléon, lui qui fut royaliste sous Louis XVIII, pair de Louis-Philippe, républicain en 48, exilé par le Princе-président, symbole de la liberté sous l’Empire, de la résistance à l’envahisseur dans la guerre de 70, épouvanté par la Commune, mais demandant la grâce des Communards… le génie qui boucha, longtemps après sa mort, l’horizon poétique et qu’aujourd’hui encore haïssent comme personne tous ceux qui s’étiolent à son ombre immense. Hugo, phénomène irréductible, poète le plus insulté de notre histoire, après qui la langue française n’est plus ce qu’elle était, et dont il faudra tenir compte comme de Shakespeare et d’Homère.

Et bien, c’est Hugo qui a fait de Paris ce qu’il est aux yeux du monde. Il ne pouvait pas en être autrement. Avant lui, c’était une bourgade. Dans cette bourgade, il y avait Notre-Dame et Le Louvre. Mais après lui il y a Notre-Dame de Paris et Gavroche, le gamin de Paris. Quant au Louvre, c’est dans ses vers qu’il a cessé d’être un palais pour devenir un monde. C’est qu’avec Hugo, Paris cesse d’être le siège de la cour pour devenir la cité d’un peuple. Le Paris de Victor Hugo n’est pas une collection de monuments, une série de cartes postales, mais l’être en mouvement, le monde en gésine, les quartiers bourgeonnants du siècle qui fut celui des révolutions, des émeutes, des chemins de fer, du préfet Haussmann, de la Commune de Paris. Il y a une anthologie formidable à faire de tout ce que Hugo a écrit de Paris, sur Paris, pour Paris. Juste pour donner le goût de ce langage insensé, de cet amour sans mesure pour la ville démesurée. Il était trop facile d’étourdir les gens avec le bruit majeur des vers, toute L’Année terrible, et des Contemplations aux Feuilles d’automne, tout ce qui résonne dans ce langage divin de ma ville… Et même dans la prose je n’ai pas repris ces passages des Choses vues, où Balzac agonise dans sa maison du quartier Beaujon, où tout Paris regarde passer les cendres de l’Empereur… Son commentaire monumental et immortel fait de Victor Hugo la statue toujours présente de Paris, l’explication de Paris, son prestige, sa résonance, sa gloire.

Avez-vous lu Victor Hugo ? Anthologie poétique commentée par Aragon. Paris, Éditeurs Français Réunis, 1952.

Victor Hugo

La Durande (Victor Hugo). 1866.

« La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliat dans ce désœuvrement laborieux, qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lutte, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de forme dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit. Ainsi songeait Gilliatt. »

Les Travailleurs de la mer, 1866.

Les travailleurs de la mer (Édouard Manet). 1873. Houston, Museum of Fine Arts.

Pierre Michon – Victor Hugo

Pierre Michon.

Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “

https://www.radiofrance.fr/franceculture/pierre-michon-booz-endormi-c-est-moi-dans-tous-les-ages-6252906

Booz endormi (Victor Hugo)
*
Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
– Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était mouillée encore et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

La Légende des siècles, 1er Mai 1859.

Ruth et Booz, vers 1637-40. Berlin, Cabinet des estampes et dessins.

Yvon Le Men – Victor Hugo

Yvon Le Men.

Yvon Le Men (Tréguier, Côtes d’Armor, 1953), Prix Goncourt de la Poésie 2019, cite ce poème si célèbre de Victor Hugo ce matin à la radio…Il vit à Lannion.

Demain, dès l’aube…

XIV
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembre 1847.

Pauca meae (quelques vers pour ma fille), livre quatrième Les Contemplations. 1856.

Villequier (Seine – Maritime). Tombe de Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo.
                           

Victor Hugo

Victor Hugo, 1829. (Hugo Devéria). Paris, Musée carnavalet.

Soleils couchants

VI.

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit!

Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

Avril 1829.

Les feuilles d’automne (1831).

Notre-Dame de Paris

Nef.

Victor Hugo. Notre-Dame de Paris, 1831.

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir.

Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée.

Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.

Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n’entendit que les cris d’alarme des chanoines enfermés dans leur cloître et plus inquiets que des chevaux dans une écurie qui brûle, le bruit furtif des fenêtres vite ouvertes et plus vite fermées, le remue-ménage intérieur des maisons et de l’Hôtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier râle des mourants, et le pétillement continu de la pluie de plomb sur le pavé. »

Paris vue du haut de Notre-Dame (Henri Cartier-Bresson), 1948.

Victor Hugo

Victor Hugo est né le 26 février 1802 (7 ventôse an X selon le calendrier républicain) à Besançon. Il est mort le 22 mai 1885 à Paris. C’est le fils du général d’Empire Joseph Léopold Sigisbert Hugo (1773-1828) et de Sophie Trébuchet (1772-1821), jeune femme issue de la bourgeoisie nantaise.

Pendant l’occupation française de l’Espagne, la famille de Victor Hugo s’est installée à Madrid, Calle del Clavel, n° 3. Là se trouvait le Palais de Masserano. Une plaque sur la façade rappelle encore ce fait. Il y vécut 10 mois en 1811 et 1812.

Avec ses frères Abel (1798-1855) et Eugène (1800- 1837), il sera pensionnaire dans une institution religieuse de Madrid, le Real Colegio de San Antonio de Abad, calle Hortaleza. La Mairie de Madrid a donné le nom du poète français à une autre rue proche.

il nota alors ceci : « Me voici dans le pays où l’on prononce b pour v ». Ainsi écrivait-il son nom, Bittor, avec un b, deux t, suivi de la particule, « Bittor de Hugo », à l’âge de neuf ans, sur la page de garde de son Tacite.

Les allusions à Madrid et à l’Espagne sont nombreuses dans son œuvre :

« Ce Madrid ! Son ciel bleu, son paysage noir,
Le Manzanares, roi des fleuves patriarches,
Roulant trois pouces d’eau sous un pont de trois arches,
Grands chapeaux espagnols, petits pieds, majos et manolas
Et les Españoles et les Españolas !»
(Fragment d’une comédie – 1840)

« De même, si jamais enfin je vous revois,
Beau pays dont la langue est faite pour ma voix,
Dont mes yeux aimaient les campagnes,
Bords où mes pas enfants suivaient Napoléon,
Fortes villes du Cid ! ô Valence, ô Léon,
Castille, Aragon, mes Espagnes !

Je ne veux traverser vos plaines, vos cités,
Franchir vos ponts d’une arche entre deux monts jetés,
Voir vos palais romains ou maures,
Votre Guadalquivir qui serpente et s’enfuit,
Que dans ces chars dorés qu’emplissent de leur bruit
Les grelots des mules sonores. »
(Feuilles d’automne, 1831)

En 1843, il fit un second voyage en Espagne avec sa maîtresse, Juliette Drouet.

«Je suis à Pampelune et ne saurais dire ce que j’y éprouve. Je n’avais jamais vu cette ville, et il me semble que j’en reconnais chaque rue, chaque maison, chaque porte. Toute l’Espagne que j’ai vue dans mon enfance m’apparaît ici comme le jour où j’ai entendu passer la première charrette à bœufs.
Trente ans s’effacent de ma vie : je redeviens l’enfant, le petit Français, ” el niño “, ” el chiquito francés “, comme on m’appelait. Tout un monde qui sommeillait en moi s’éveille, revit et fourmille dans ma mémoire. Je le croyais presque effacé ; le voici plus resplendissant que jamais. »

Sur la route du retour, il apprit brutalement la mort tragique par noyade de sa fille Léopoldine (1824-1843).

Léopoldine Hugo (Auguste de Châtillon), 1836. Paris, Maison Victor Hugo.

Les Misérables (Victor Hugo)

La Pléiade vient de publier une nouvelle édition des Misérables. Publié en 1862, ce roman est devenu célèbre dès sa publication dans le monde entier. La première édition en Pléiade,  sous la direction de Maurice Allem, datait de 1951. L’édition de 2018 a été confiée à Henri Scepi et Dominique Moncond’huy. Elle se fonde sur l’édition originale publiée à Bruxelles, de mars à juin 1862, par Lacroix, Verboeckhoven et Cie. Victor Hugo déclara la même année : ” Depuis que j’ai MM. Lacroix, Verboeckhoven et Cie pour éditeurs, c’est toujours l’édition belge princeps qui doit servir de type aux éditions futures “.

Antoine Compagnon, Professeur de littérature française au Collège de France, a récemment publié chez Gallimard, Les Chiffonniers de Paris. Dans Le Nouveau Magazine Littéraire n°5 de Mai 2018, il affirme : “En faisant des chiffonniers les personnages clés de son époque et des Misérables, Victor Hugo exalte le cycle de la matière et s’insurge contre le gaspillage naissant. Le roman lui-même est le grand oeuvre d’un glaneur. ”

Notre fumier est or

« La science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain. Les chinois, disons-le à notre honte, le savaient avant nous. Pas un paysan chinois, c’est Eckeberg qui le dit, ne va à la ville sans rapporter, aux deux extrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons immondices. Grâce à l’engrais humain, la terre en Chine est encore aussi jeune qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’à cent vingt fois la semence. Il n’est aucun guano comparable en fertilité au détritus d’une capitale. Une grande ville est le plus puissant des stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or.
Que fait-on de cet or fumier ? on le balaye à l’abîme.
On expédie à grands frais des convois de navires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels et des pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous la main, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde.
Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. »

Victor Hugo, « La terre appauvrie par la mer », Les Misérables, V ème partie, livre II, Ch.I.

Après avoir prévu une longue préface philosophique qu’il laissa inachevée, Victor Hugo choisit pour son plus gros roman la plus courte des préfaces : une seule phrase.

” Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. ”

Hauteville-House, 1 janvier 1862.

Antoine Compagnon (Claude Truong-Ngoc) octobre 2015.

Honoré de Balzac

Buste d’Honoré de Balzac dans le jardin de la maison où il vécut de 1840 à 1847, 47 rue Raynouard à Passy.

Honoré de Balzac est né le 20 mai 1799 à Tours et mort à Paris le 18 août 1850 à 51 ans. C’est l’un des grands romanciers du XIXème siècle français. Son cycle romanesque « La Comédie humaine » réunit plus de quatre-vingt-dix romans et nouvelles parus de 1829 à 1855. Balzac a exercé et exerce encore une influence mondiale sur l’art romanesque.

Discours de Victor Hugo aux funérailles de Balzac , le 29 août 1850)  (Extrait) :
« Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poëte a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.

A son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau.

Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’oeuvre qu’il nous laissé, oeuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument, oeuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal; l’avenir se charge de la statue. »

Oeuvres complètes, Politique, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, pp.326-328

Balzac vu par Charles Baudelaire :

« Si Balzac a fait de ce genre roturier [le roman] une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c’est parce qu’il y a jeté tout son être. J’ai mainte fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi colorées que les rêves. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule. C’est bien Balzac lui-même Et comme tous les êtres du monde extérieur s’offraient à l’oeil de son esprit avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser ses figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l’obligeait d’ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l’ensemble. Il me fait quelquefois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche. De cette étonnante disposition naturelle sont résultées des merveilles. Mais cette disposition se définit généralement : les défauts de Balzac. Pour mieux parler, c’est justement là ses qualités. »

Baudelaire, Théophile Gautier, article paru dans L’Artiste, 13 mars 1859 (Œuvres complètes, Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”, t. II, 1976, p. 120

Bureau de Balzac, 47 rue Raynouard. Passy.