À la Santé (Guillaume Apollinaire)

 

Guillaume Apollinaire.

Le 22 août 1911, les gardiens du Louvre découvrent que La Joconde de Léonard de Vinci a disparu. La police va tarder deux ans à récupérer le tableau.

Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky 1880-1918), né d’un père italien et d’une mère polonaise, est accusé de complicité de vol. Il est incarcéré du 7 au 13 septembre 1911  à la prison de la Santé, à Paris. En effet, il a rencontré Géry Pieret, joueur de billard belge qu’il a hébergé et qui a dérobé des statuettes phéniciennes au Louvre en 1907 et en 1911. Il en a offert une à son ami poète.

Le vol de La Joconde incite le voleur à révéler ses larcins au patron de Paris-Journal qui ébruite l’affaire. Le juge qui avait fait écrouer Pieret en 1905 arrête alors Apollinaire qu’il considère comme complice.

Cette arrestation développe une campagne xénophobe dans la presse nationaliste, mais  scandalise le monde des lettres. Octave Mirbeau, Rémy de Gourmont, les frères Tharaud… demandent la libération du poète. Pablo Picasso, qui avait acheté à Pieret l’une des statuettes volées est aussi interrogé. Il apparaît plus tard que ni Pieret ni aucune de ses proches n’est responsable du vol de la Joconde.

Apollinaire n’oubliera jamais cette expérience. Il en tirera six poèmes courts qui seront intégrés dans son recueil Alcools en 1913.

À la Santé

I
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles

II
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième

Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres

Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte

III

Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène

Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine

IV

Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales

Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchaînée

Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne

V

Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement

Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures

VI

J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison

Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison

Septembre 1911
(Alcools, 1913)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.