Alejo Carpentier – Robert Desnos

Alejo Carpentier

De 1928 à 1939, l’écrivain cubain Alejo Carpentier vit en France et Robert Desnos est un de ses meilleurs amis.

Le 21 février 1928, Robert Desnos part à Cuba. Il a réussi à se faire engager comme représentant de La Razón, un journal argentin, au Congrès de la presse latine, qui se tient à La Havane. Il arrive le 6 mars et rencontre Miguel Ángel Asturias, Corpus Barga entre autres. Il se rend compte de l’énergie incroyable que dégage cette ville. Lors de son séjour (du 5 au 16 mars 1928), il découvre la musique cubaine, les ” sons ”, la rumba et fréquente les jeunes révolutionnaires cubains qu’il fera connaître en France à son retour.

Le 16 mars 1928, Il ramène clandestinement avec lui, sur le paquebot Espagne, Alejo Carpentier qui fuit la dictature du général Gerardo Machado. Le futur romancier du Siècle des Lumières avait été incarcéré pendant sept mois pour avoir signé el Manifiesto Minorista, publié le 6 mai 1927, et se trouvait en liberté conditionnelle. Á Paris, ils travailleront ensemble dans les années 30 pour la radio et se verront presque tous les jours.

Paul Deharme ( 1898-1934 ) fonde en 1932 et dirige les studios Foniric, un service de production radiophonique, qui fournit notamment à Radio-Paris et Radio Luxembourg des campagnes publicitaires et des programmes de radio très élaborés, sponsorisés par des marques. Il organise un laboratoire de recherche au sein de Foniric et fait appel à des artistes divers ( Robert Desnos, Armand Salacrou, Jacques Prévert, Léon-Paul Fargue Alejo Carpentier, Antonin Artaud, Kurt Weill ). Foniric comme son nom l’indique associe le phonique et l’onirique, le son et le rêve. C’est l’idée que se fait Deharme de la TSF : faire rêver l’auditeur.

Le 3 novembre 1933, Radio-Paris à 20h15, Radio-Luxembourg et cinq postes régionaux à 21 heures, diffusent La Grande Complainte de Fantômas, suite dramatique en douze tableaux de Robert Desnos sur une mélodie de Kurt Weill, direction dramatique d’Antonin Artaud, direction musicale d’Alejo Carpentier. Il s’agit de faire de la publicité pour Si c’était Fantômas ?, un grand roman d’aventures inédites de Marcel Allain, publié en feuilleton à partir du 3 novembre dans Le Petit Journal.

Alejo Carpentier publie régulièrement dans son pays des articles sur l’Europe dans le Diario de la Marina et dans des revues comme La gaceta musical, Social ou Carteles. Le 19 mai 1939, il quitte l’Europe depuis Rotterdam. Il s’installera à Caracas jusqu’à la révolution cubaine (1959)

Après la mort du typhus du poète résistant à Terezín le 8 juin 1945, le romancier cubain a souvent rappelé la mémoire de son ami.

Autoportrait (Robert Desnos).

Le Monde, 26/01/1979

Portrait de Robert Desnos (Alejo Carpentier)

Lorsqu’il m’arrive d’évoquer le groupe d’écrivains, de peintres, de musiciens qui s’assemblaient chaque fin d’après-midi autour d’une très longue table – toujours la même – au café des Deux Magots, j’en demeure tout ébloui. De 1930 à 1934, on pouvait rencontrer là, liés par une amitié inébranlable qui valait bien mieux qu’un ” esprit d’école “, des hommes tels que Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Bataille, Georges Ribemont-Dessaignes, Pierre et Jacques Prévert, Antonin Artaud – aussi fidèle au rendez-vous que les autres, – Raymond Queneau, André Masson, Balthus, Robert Desnos. Côté musique : Edgar Varèse et son jeune disciple André Jolivet. Côté cinéma-théâtre : Jean-Louis Barrault, Etienne Decroux, Gaston Modot, Sylvia Bataille, Luis Bunuel. Comme visiteurs occasionnels : Léon-Paul Fargue et Saint-Exupéry, toujours bien accueillis. Et, à une table attenante à la nôtre, l’équipe du Grand Jeu :

René Daumal, Gilbert-Lecomte, le peintre Sima…
S’il n’y eut jamais parmi nous un ” esprit d’école “, il y régnait, par contre, un ” esprit de génération “, nourri des mêmes ferveurs, marqué par les mêmes antipathies, qui transformait tout naturellement les initiatives particulières en un travail collectif, et cela uniquement pour des raisons d’âge, de fidélité à certaines idées, à certaines prises de position vis-à-vis des événements de l’époque. Tous, nous collaborions aux revues Bifur, Documents, Iman – dont j’assurais la publication à Paris, en langue espagnole.

D’autre part, des projets qui exigeaient un travail d’équipe sortaient de nos réunions quotidiennes : un opéra pour Varèse, dont j’écrivis le livret avec Artaud, Desnos et Ribemont ; un Pantoum des pantoums, sorte de mystère lyrique, conçu par Gilbert-Lecomte sur des poèmes de René Ghil, dont la participation orchestrale devait être de Ribemont-Dessaignes et de moi-même. Enfin l’esprit de notre groupe se manifesta encore lors des représentations de Numance, monté par Jean-Louis Barrault en 1937, grâce au soutien financier de Desnos, avec des décors et des costumes d’André Masson, sur une musique que j’avais écrite.

Et quand Desnos fit son entrée à la radio, grâce au remarquable pionnier des mass media que fut Paul Deharme, il y entraîna aussitôt ses amis. Ce qui nous valut, très vite, des réalisations telles que La Grande Complainte de Fantômas (Artaud-Desnos-Kurt Weill) dont j’assurai la mise en ondes ; Salut au monde, inspiré de Walt Whitman (Desnos, Jean-Louis Barrault) ; Histoire de baleines (Desnos-Prévert), etc. (1).

Plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos
Il est extrêmement difficile de fixer des souvenirs, lorsqu’on parle de Robert Desnos, car sa personnalité présentait des côtés si divers, si contradictoires en apparence, que tout effort d’assemblage, par les moyens de la mémoire, ne nous donne jamais qu’une image fuyante qui est plutôt le reflet d’un curieux caractère que la réalité profonde d’un homme qui mena une expérience poétique à ses possibilités extrêmes. Car il y avait plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos, tous tellement nécessaires à ses raisons d’exister que seule une somme, à peu près impossible à établir, étant donnée sa complexité, nous donnerait un portrait véridique de celui qui, pourtant, était notre camarade de tous les jours.

Très secret, souvent distant, souvent replié sur son monde intérieur, sur la constante disponibilité créatrice de son génie, il sortait tout à coup de ses longs silences, passant brusquement à une sorte d’éclatement de lui-même qui se traduisait en de fulgurants monologues, rythmés, scandés, qu’il pouvait déclamer à tue-tête, en marchant au long d’une rue, surtout la nuit. Et quand il revenait de cette sorte de délire lucide, on retrouvait le charme d’un ami gouailleur, insouciant, porté à la blague, à la mystification, à la ” mise en boîte ” de n’importe qui, sachant jongler avec les mots d’une façon déroutante. Il avait le sens de l’éloge qui pouvait vous être le plus encourageant, comme il avait le génie de l’engueulade efficace, du scandale à froid, de la phrase terrible qui allait droit au but.
Fier d’avoir grandi dans le quartier de Saint-Merri, il empruntait volontiers un parler populaire, faubourien, qui contrastait curieusement avec ses habitudes de correction vestimentaire – correction poussée jusqu’au souci de porter des costumes du meilleur style ” deuil en vingt-quatre heures “, chaque fois qu’il avait à déplorer la mort d’un parent.

Anarchiste en apparence, il était néanmoins d’une rigidité à toute épreuve en ce qui concernait certains engagements idéologiques ou politiques qu’il tenait pour nécessaires ; appartenant à la génération de ceux qui criaient : ” Famille, je vous hais ! “, il adorait son père, mandataire aux Halles, et jamais il ne manquait le déjeuner familial du dimanche ; auteur de La Liberté ou l’Amour !, il fut d’une incroyable fidélité aux femmes qu’il aima ; désordonné et fantasque durant les heures de la nuit, il s’imposait, de jour, une discipline ponctuelle et presque tatillonne aux studios de la rue Bayard, où nous avons travaillé ensemble pendant six années (de 1933 à 1939).

Le monde hispanique
Mais, parmi les aspects les moins connus de Robert Desnos, il y en a un qu’ignorent de nombreux écrivains qui se sont penchés sur sa vie et sur son œuvre : ses relations avec le monde hispanique, et surtout latino-américain, à la suite de l’étonnant voyage qu’il fit à Cuba en 1928, au cours duquel il me détourna du projet de m’établir au Mexique – car l’atmosphère politique de La Havane m’était devenue irrespirable – pour m’amener à Paris, où je devais rester onze ans.

A partir de ce moment sa maison fut, en quelque sorte, un foyer permanent d’activités ayant un rapport avec les événements de l’Amérique latine et de l’Espagne : on y conspira contre le dictateur Machado ; on y rédigea des tracts et des manifestes ; on y vit défiler, selon les époques et les jours, Cesar Vallejo, Miguel Angel Asturias, Nicolas Guillen, Cardoza y Aragon, Neruda, Arturo Uslar Pietri, le compositeur Silvestre Revueltas, avec qui il commença à écrire une cantate en éloge de la nationalisation des pétroles mexicains. Il fit les esquisses d’un livret d’opérette, L’Etoile de La Havane, pour le compositeur cubain Eliseo Grenet… Puis, après deux voyages en Espagne, ce fut – on l’ignore trop – son amitié avec Federico Garcia Lorca. Et lorsque le poète de Noces de sang fut abattu par les fascistes et que la guerre civile se déchaîna, il y eut chez lui des réunions presque quotidiennes d’hommes tels que José Bergamin, Rafael Alberti, Joan Miro, Miguel Hernandez – qui devait mourir dans les geôles de Franco – et de tant d’autres qui se trouvent encore parmi nous, toujours fidèles à leurs idées d’alors.

Robert Desnos, poète essentiellement français, par l’œuvre et par le caractère, fut néanmoins un des esprits les plus universels d’entre les deux guerres. Puisse-t-il servir d’exemple à certains de nos contemporains trop souvent limités, en leurs vues du monde, par leur incapacité de regarder au-delà des frontières factices qu’ils se sont inutilement créées !…

Robert était un poète aimé de tous, par le fait même que, en véritable homme de son temps, sans cesser pour cela d’être foncièrement français, il se sentait espagnol à Madrid, cubain à La Havane, péruvien avec Vallejo – discutant même, en toute connaissance de causes, des faiblesses et des bévues de l’ american way of life avec son ami Hemingway, qui, bien des années plus tard, en 1945, me parlait avec admiration de l’auteur de Corps et Biens (” Je suis certain qu’il est dans la résistance “, me disait-il…) alors que nous ignorions, tous deux, qu’il venait de mourir des suites de sa captivité dans un camp de concentration allemand.

(1) Réalisations malheureusement perdues, car elles étaient enregistrées avec les moyens de l’époque, sur disques d’une vie limitée à quelques mois, dont l’enduit cellulosique se détachait au bout d’un certain nombre d’auditions.

Robert Desnos – Federico García Lorca

Robert Desnos (Man Ray) vers 1925.

Sources

1) Chronologie Federico García Lorca (Oeuvres complètes I, Bibliothèque de La Pléiade, NRF Gallimard, 1981. Édition établie par André Belamich.) Septembre-octobre 1935.

2) Chronologie Desnos Oeuvres. Édition établie par Marie-Claire Dumas. Quarto Gallimard. 1999.

En septembre 1932, Robert Desnos fait un premier séjour avec sa compagne, Youki (Lucie Badoud 1903-1966), en Espagne.
Il y séjourne à nouveau du 20 octobre au 15 novembre 1935, toujours avec Youki.
Federico García Lorca collabore à la revue Cheval vert pour la Poésie, fondée en octobre 1935 par Pablo Neruda, et se lie d’une vive amitié avec Robert Desnos par l’intermédiaire du poète chilien. Cette rencontre n’a été mentionnée jusqu’à présent que par Alejo Carpentier.
Le 21 janvier 1937, à la Maison de la Culture (Salle Poissonnière, 8 rue du Faubourg Poissonnière, Paris), Pablo Neruda et César Vallejo rendent hommage à Federico García Lorca, assassiné le 18 août 1936 par les Franquistes. Jean Cassou et Robert Desnos prennent aussi la parole
Robert Desnos présente le 18 juillet 1937 le gala qui clôt le Deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s’est tenu successivement à Valence, Barcelone, Madrid et Paris.
Le 7 novembre 1937 reprenant le cri de lutte des républicains espagnols « No pasarán ! Pasaremos nosotros », Desnos écrit un chant en l’honneur des Républicains ainsi qu’une cantate pour la mort de García Lorca. « Savez-vous la nouvelle ? García Lorca va mourir ».

No pasarán (Robert Desnos)

Nuits, Jours et nuits sombres !
Feu, Sang et décombres !
Sang clair des libres Espagnols !
Oui pour l’Espagne et la liberté
Un sang pur coule sur notre sol
Pour l’humanité
No ! No pasarán !

Feu, rougis la forge
Ceux qui nous égorgent
Par ce fer nous crèv’rons leur cœur
Ceux qui ont mis le feu aux maisons
Ceux qui ont tué nos frères, nos sœurs
Jamais ne nous vaincront
No ! No pasarán !

Qui traîne des chaînes ?
Qui sème la haine ?
Le fascisme et tous ses banquiers
Ils ont de l’or, ils ont des canons
Mais nous luttons pour le monde entier
Nous les briserons
No ! No pasarán !

Il nous faut des armes
C’est un cri d’alarme
Il faut des ball’s et des fusils
Aux lueurs du feu, aux sons du tocsin
Nous combattons avec nos outils
Tous ces assassins !
No ! No pasarán !

Par toute la terre
Viennent des volontaires
Pour lutter à côté de nous !
Gloire aux amis qui nous ont rejoints
Au sanglant et glorieux rendez-vous
Ils tendent le poing
No ! No pasarán !

Morts des barricades
Morts nos camarades
Le jour vient, vous serez vengés
Le jour se lève au feu des combats
Dans la mort des soudards insurgés
Nous sonnons leur glas
No ! No pasarán !

Que le jour se lève
Sur ce mauvais rêve
Pour les hommes de l’univers
Pour les travaux de paix et d’amour
Nous peinerons été comme hiver
Ah ! Vienne ce jour
Si pasaremos !

Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.

Savez-vous la nouvelle ?
García Lorca va mourir (Robert Desnos)

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES Après le soir vient la nuit
L’eau chante à la fontaine
La lune se baigne au puits.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES L’amour la nuit l’air le vent
Jours, nuits et c’est la vie
La danse au tambour au mois d’août.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES Le linge est blanc sous nos doigts
Viens donc avec les filles
Aimer et chanter et danser.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES L’été l’hiver l’eau le vin
Viens, viens voici la danse
Les fruits et l’amour dans les bois.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?
García Lorca va mourir

CHOEUR DE FEMMES Ah Ah Ah Ah Ah Ah Ah

L’annonce aux hommes

CHOEUR Les champs sont gorgés de soleil
Les fleuves sont secs
La terre les a bus
Les moissons dorment dans les greniers
Qu’il fera bon rêver tout l’été
En buvant le vin des outres

SOLO Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR L’usine ce soir au soleil
Est comme un château
Dormir loin du travail
Sous le ciel car nous sommes très las
Qu’il fera bon rêver tout l’été
en buvant le vin des outres.

SOLO Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR La mer elle chante et ses flots
Sont pleins de reflets
D’éclairs des grands poissons
Les courants porteront nos bateaux
Parmi les vents plus chauds et calmes
Au-dessus des fonds propices.

CHOEUR Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR Qui est-ce García Lorca ?
Nous ne le connaissons pas
Qui est-ce García Lorca ?

SOLO C’est vous-mêmes.

Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.

Grenade. Monument en l’honneur de Federico García Lorca ( Juan Antonio Corredor). 2010. Avenida de la Constitución.

Paul-Jean Toulet

Paul-Jean Toulet à l’ Ile Maurice. 1886-88.

Je remercie Léon-Marc Lévy (La Cause Littéraire) et Éric Poindreau. Grâce à eux, j’ai relu Les Contrerimes.

Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes. La cople 53 était la préférée du grand écrivain argentin.

LIII

Voici que j’ai touché les confins de mon âge.
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.

Coples.

Trois autres de ses poèmes célèbres:

I. Romance sans musique

En Arles.
Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

Chansons.

Les Alyscamps (L’Allée des Alyscamps) (Vincent Van Gogh). Novembre 1888. Collection privée.

XII

Puisque tes jours ne t’ont laissé
Qu’un peu de cendre dans la bouche,
Avant qu’on ne tende la couche
Où ton coeur dorme, enfin glacé,
Retourne, comme au temps passé,
Cueillir, près de la dune instable,
Le lys qu’y courbe un souffle amer,
– Et grave ces mots sur le sable :
Le rêve de l’homme est semblable
Aux illusions de la mer.

Dixains.

II

Le tremble est blanc

Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverse mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

Á travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah, verrai-je encor se farder ton visage
D’ombre et de soleil ?

Chansons.

Paul-Jean Toulet. NRF Poésie/Gallimard n°131. Septembre 1979. Édition de Michel Décaudin.

Juan Marsé

Juan Marsé (Jordi Socías).

Juan Marsé, le grand romancier espagnol (Teresa l’après-midi, L’Obscure Histoire de la cousine Montse, Adieu la vie, adieu l’amour) aurait eu 89 ans le 8 janvier 2022.

Sa fille Berta Marsé (1969) rappelle aujourd’hui dans El País que l’écrivain voulait que 10 % de ses cendres soient remises à son agent littéraire, Carmen Balcells (1930-2015).
Lors de son discours de réception du Prix Cervantès 2008, il avait dit :
“Querida Carmen, me has dado tantas alegrías que tengo ordenado, para cuando me muera, que me incineren y te entreguen el 10% de mis cenizas”. Il reprenait alors à son compte une plaisanterie célèbre de Groucho Marx : « Je désire être incinéré et je veux que 10% de mes cendres soient versées à mon impresario. »

Le 14 décembre 2020, à Santa Fe de Segarra (Lérida), village natal de Carmen Balcells où elle est enterrée, Alejandro et Berta Marsé ont remis les cendres de leur père au fils de Carmen Balcells, Lluís Miquel Palomero. Les cendres de Juan Marsé ont été placées près de celles de Carmen Balcella, au pied d’un arbousier, arbre planté pour l’occasion et qui supporte mieux le climat rude de l’endroit que le caroubier choisi dans un premier temps.

Carmen Balcells était l’agent littéraire la plus célèbre dans le monde de la littérature en langue espagnole. Elle représentait les intérêts de six Prix Nobel (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Camilo José Cela, Miguel Ángel Asturias, Vicente Aleixandre, Pablo Neruda) et aussi ceux de Julio Cortázar, Manuel Vázquez Montalbán, Juan Carlos Onetti, José Donoso, Eduardo Mendoza.

https://elpais.com/cultura/2022-01-08/marse-ya-descansa-con-balcells.html

Alejandro et Berta Marsé à Santa Fe de Segarra.

Pablo Picasso – Paul Valéry – Mathilde Pomés – Juan Ramón Jiménez

Ady Fidelin, Marie Cuttoli, Man Ray, Paul Cuttoli, Pablo Picasso, Dora Maar. Antibes, 1937.

Mardi 14 décembre, dans l’exposition Picasso l’étranger au Musée de l’Histoire de l’immigration (4 novembre 2021 – 13 février 2022) (Commissariat: Annie Cohen-Solal, assistée d’Elsa Rigaux.), j’ai remarqué une lettre manuscrite d’Henri Laugier du 1 janvier 1961 envoyée à Pablo Picasso et accompagnée d’une copie manuscrite d’un texte de Paul Valéry (Paris, Musée national Picasso), Fortune selon l’esprit. Henri Laugier (1888-1973) est un physiologiste et haut fonctionnaire, très lié à Marie Cuttoli (1879-1973), collectionneuse, gérante de l’atelier de tapis d’art Myrbor et amie de Picasso qu’elle reçoit avant-guerre dans sa villa Shady Rock d’Antibes.

Minotaure 1935. Tapisserie des ateliers d’Aubusson (Marie Cuttoli), d’après un papier collé de Picasso du 1 janvier 1928. Antibes, Musée Picasso.

Fortune selon l’esprit (Paul Valéry)

Je ne demanderai à la fortune que les conditions physiques et chimiques de la liberté de l’esprit – le tiède, le frais, le calme, l’espace, le temps, le mouvement – selon le besoin. Un robinet que l’on ouvre ou que l’on ferme, et d’où coulent la solitude ou le monde, les montagnes ou les forêts, la mer ou bien la femme. Et des instruments de travail.
Le luxe m’est indifférent. Je ne regarde pas les « belles choses ». C’est en faire qui m’intéresse, en imaginer, en réaliser. Une fois faites, ce sont des déchets. Nourrissez-vous de nos déchets. Transformer le désordre en ordre. Mais une fois l’ordre créé, mon rôle est terminé. Vixi. L’œuvre d’art me donne des idées, des enseignements, pas de plaisir. Car mon plaisir est de faire, non de subir. Mais l’ouvrage qui m’impose du plaisir, son bon plaisir, m’inspire vénération, terreur, sentiment d’une force supérieure.

Mélange, Gallimard, 1941.

Mathilde Pomés, 1931.

La recherche de ce texte m’a mis sur la piste de Mathilde Pomés (1886-1977), hispaniste et traductrice, dont je connaissais les contacts avec les écrivains espagnols de la Génération de 1898, mais aussi avec ceux de la Génération de 1927. Amie d’Henry de Montherlant et de Paul Valéry, c’est la première femme à obtenir l’agrégation masculine d’espagnol (major en 1916). Elle publie Poètes espagnols d’aujourd’hui aux éditions Labor de Bruxelles en 1934 et chez Stock en 1957 une Anthologie de la Poésie Espagnole. Un hommage lui est rendu par de nombreux écrivains espagnols au restaurant Buenavista de Madrid le 10 avril 1931. Vicente Aleixandre, Prix Nobel de Littérature en 1977, considérait Mathilde Pomés comme “el verdadero cónsul de la poesía española en Europa”

Elle a légué un millier de lettres de 160 correspondants à ses amis Manuel Sito Alba, directeur de la Biblioteca española de París, et Elisa Ruiz García, son épouse, catedrática emérita de la Facultad de Geografía e Historia de la Universidad Complutense de Madrid. Ceux-ci les ont données à la Bibliothèque Nationale de Madrid qui a organisé une exposition du 30 septembre 2016 au 8 janvier 2017 : Cartas a una mujer: Mathilde Pomès (1886-1977).

https://elpais.com/cultura/2016/08/21/actualidad/1471772906_197753.html

Madrid, Residencia de Estudiantes 1913-1915 (Antonio Flórez Urdapilleta 1877-1941).

Elle décrit ainsi la visite de Paul Valéry à Madrid au printemps 1924.

Paul Valéry et l’Espagne (Mathilde Pomés)

Le voyage, au temps de la jeunesse de Paul Valéry, n’était point article forfaitaire. C’était une entreprise individuelle, avec ses risque et ses profits singuliers. Uni à l’Italie pas des liens de famille, Valéry se déplace volontiers de sa Sète natale à Gênes, dont il a tracé de prestes, chatesques, odorants croquis.
Marié, il se rend en voyage de noces en Belgique et à Cologne. Puis commence cette longue période de silence, de travail, de constitution de trésor qui durera jusqu’à l’après-guerre ; période simplement coupée de quelques déplacements intérieurs, que l’on peut dire sédentaire.
Tout à coup la gloire se lève, envahit sa vie, l’écartèle. Valéry ne se possède plus ; on se dispute sa présence, on se l’arrache. C’est avant le plus fort de cette ruée qu’il reçoit son baptême espagnol. Venant d’Italie par Toulon et Montpellier, il passe pour la première fois les Pyrénées le 16 Mai 1924.
La société de Cours et Conférences, que préside le duc d’Albe, lui a demandé deux conférences. Á Madrid le conférencier loge à la Residencia de Estudiantes, rue del Pinar, sur cette douce colline que le grand poète Juan Ramón Jiménez quand, en 1915, avant son mariage, il y résidait lui-même, avait baptisée « la colline des peupliers ». Valéry y parle les 17 et 20 mai, sur « Baudelaire et sa postérité » (dans l’intervalle, à l’Institut français, sur « Ronsard et l’esprit de la Pléiade »)
La jeunesse intellectuelle se presse autour de lui. La courtoisie, l’empressement de ses hôtes ne le laissent pas seul. Il ne court pas la ville, ne flâne pas ; il ne visite même pas à son gré le Prado. On ne lui fait grâce ni de l’Escorial, ni de Tolède, ni d’Aranjuez. Après quoi, il faut prolonger chaque soirée jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, c’est à dire jusqu’au moment où, d’habitude, Valéry se lève.
Il revient étourdi de veilles, de questions, de remarques, de vivacité, d’esprit. Il n’a retenu que des hommes. Quels êtres que ces Espagnols ! Toujours tendus, à la pointe d’eux-mêmes, vibrants, nerveux, prêts à voler ! Les fameux frondeurs d’Annibal, c’est eux-mêmes qu’ils lançaient.

– Qu’avez-vous vu à Madrid ?

– Ortega, Marichalar, Morente, Jiménez Fraud…

– Et la poésie ? Et Juan Ramón Jiménez !

– Sous les espèces de roses…

– Vous dites ?

– Que je n’ai vu ce grand poète que sous la plus belle apparence qu’il pût prendre, celle des merveilleuses roses qu’il m’a envoyées…

Á cette rencontre manquée, Valéry supplée par un compliment en vers :

À Juan Ramón Jiménez (Paul Valéry)

que me envió tan preciosas rosas…

…Voici la porte refermée
Prison des roses de quelqu’un ?…
La surprise avec le parfum
Me font une chambre charmée…

Seul et non seul, entre ces murs,
Dans l’air les présents les plus purs
Font douceur et gloire muette –
J’y respire un autre poète.

Madrid, Miércoles 21 de Mayo 1924.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (Paul Gabriel Capellaro 1862-1938). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

Le 12 décembre 1821, à quatre heures du matin, est né à Rouen, Gustave Flaubert, fils de Achille-Cléophas Flaubert , chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de cette ville, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

Gallica propose de retrouver toutes ses ressources consacrées au romancier : sélections, dossier d’écrivain, billets de blog, manuscrits et éditions prestigieuses.

https://gallica.bnf.fr/conseils/content/gustave-flaubert

Je conseille aussi la lecture de Flaubert, les luxures de la plume de Marie Paule Farina. L’Harmattan, 2020.

Quelques citations retrouvées un peu au hasard :

Lettre à Louis Bouilhet, 18 février 1851.

« Mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand’mère de Béranger, le temps perdu. Où es tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil ! Oui, je vieillis ; il me semble que je ne peux plus rien faire de bon. J’ai peur de tout en fait de style. Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. »

Lettre à Louise Colet, 26 mars 1854

« Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer.
Aussi quelle reconnaissance, j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts.”

Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 4 septembre 1858.

“Pourquoi ne travaillez-vous pas ? Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux”

Lettre à Léon de Saint-Valéry, 15 janvier 1870.

« Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : « Dois-je continuer à faire des romans ? » Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne »

Lettre à George Sand, 4 décembre 1872.

“Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte), non pour le lecteur d’aujourd’hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini et, par conséquent, impayable.»

Lettre à Guy de Maupassant, 9 août 1878.
«Prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère.»

Charles Baudelaire

Affiche de l’exposition.

J’ai très envie de voir l’exposition Baudelaire. La modernité mélancolique, à la BNF, bibliothèque François-Mitterrand, Paris 13ème arrondissement. Peut-être demain. Il s’agit d’une exposition thématique pour célébrer le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire (1821-1867). Elle a été inaugurée le 3 novembre et durera jusqu’au 13 février 2022. Jean-Marc Chatelain, directeur des réserves des livres rares de la BNF, commissaire général de l’exposition et responsable du catalogue résume ainsi son propos : « Toucher le cœur même de l’acte de la création, aussi bien dans l’œuvre poétique de Baudelaire que dans son œuvre critique. » 200 pièces sont exposées: estampes, lettres autographes, éditions originales, manuscrits, portraits, une de journaux ayant publié ses poèmes.

Hier soir, j’ai relu un des poèmes les plus noirs de Baudelaire:

Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Les Fleurs du mal. 1857.

Destruction, (Carlos Schwabe 1866-1926). lllustration pour Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Paris, imprimé pour Charles Meunier, 1900.

Ryusuke Hamaguchi – Marc Dugain

Allers-retours entre le cinéma et la littérature.

Le meilleur film que j’ai vu cet automne est de loin Drive my car (2h59) du metteur en scène japonais Ryusuke Hamaguchi (né en 1978 et Prix du scénario au Festival de Cannes 2021). C’est l’ adaptation d’une nouvelle d’ Haruki Murakami, la première du recueil Des hommes sans femmes de 2014 (Belfond, 2017. 10-18).
Un metteur en scène et acteur de théâtre, Yusuke Kafuku, forme avec sa femme Oto, scénariste de télévision, un couple malheureux. La mort de leur fille, alors qu’elle n’était qu’une enfant, les a éloignés et Oto a des amants. Un soir, Kafuku retrouve son épouse morte sur le sol de leur appartement, emportée par une attaque. Après quarante minutes de projection, apparaît le générique (!). Deux ans après cette mort, Kafuku se rend à Hiroshima. Il a obtenu une résidence artistique pour monter Oncle Vania d’Anton Tchekhov et recruter des acteurs. Quand il prend la route seul, la voix d’Oto l’accompagne quand il met une cassette dans l’autoradio de sa Saab 900 rouge. Sa femme s’est enregistrée et lui donne la réplique dans Oncle Vania, pièce dont il doit s’imprégner. A Hiroshima, les responsables du festival l’obligent à se faire conduire par une jeune fille taciturne et balafrée, Misaki. Les deux personnages vont apprendre à se connaître, à se raconter, à guérir peut-être. Lui a perdu sa femme et sa fille, elle sa mère. L’intérieur de la voiture est le principal décor du film. Inlassablement, Kufuku fait relire à ses acteurs le texte d’Oncle Vania. Il a réuni des comédiens de nationalité différente qui jouent dans leur propre langue. Une jeune muette utilise même le langage des signes. La dernière partie du film se transforme en road-movie. Les deux personnages principaux partent d’Hiroshima pour retrouver la maison de Misaki dans la froide et enneigée région d’ Hokkaidō, île située à l’Extrême-Nord d’où elle est originaire.
Ce sont les femmes qui mènent toujours le jeu dans ce film. Oto invente des scénarios, Misaki conduit. Comme Sonia dans Oncle Vania, elles regardent vers l’avenir. Elles sont maîtres du mouvement, de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=dVLC8Wn9QMo

Anton Tchekhov, Oncle Vania 1900. version française : Génia Cannac et Georges Perros. 1960. L’Arche éditeur.

« Sonia : Qu’y faire ! Nous devons vivre. (Un temps). Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous. Et alors, mon oncle, mon cher oncle, une autre vie surgira, radieuse, belle, parfaite, et nous nous réjouirons, nous penserons à nos souffrances présentes avec un sourire attendri, et nous nous reposerons. Je le crois, mon oncle, je le crois ardemment, passionnément…(Elle s’agenouille devant lui et pose sa tête sur les mains de son oncle ; d’une voix lasse :) Nous nous reposerons ! (Téléguine joue doucement de la guitare.) Nous nous reposerons ! Nous entendrons la voix des anges, nous verrons tout le ciel rempli de diamants, le mal terrestre et toutes nos peines se fondront dans la miséricorde qui régnera dans le monde, et notre vie sera calme et tendre, douce, comme une caresse… Je le crois, je le crois… (Elle essuie avec son mouchoir les larmes de son oncle.) Mon pauvre, mon pauvre oncle Vania, tu pleures. Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… (Elle l’enlace.) Nous nous reposerons !
(On entend les claquettes du veilleur de nuit. Téléguine joue en sourdine. Maria Vassilievna écrit dans les marges de sa brochure, Marina tricote son bas.)
Nous nous reposerons ! »

https://www.youtube.com/watch?v=YDFTjoizelc

Nous avons vu lundi 18 octobre au cinéma de la Ferme du Buisson Eugénie Grandet de l’écrivain-réalisateur Marc Dugain. Le film est classique, sec et austère et n’a rien à voir avec Drive my car. Il a été tourné essentiellement au Mans et à Saumur. Les acteurs sont assez bons : Olivier Gourmet (Félix Grandet) Valérie Bonneton (Madame Grandet) Joséphine Japy (Eugénie). La fin du film s’éloigne totalement du roman d’Honoré de Balzac. La fille soumise, l’amoureuse transie devient une femme libérée, qui s’est éloignée de l’Église, va voyager et vivre sa vie.
J’avais relu le roman il y a quelques années et parcouru l’étude de Philippe Berthier, Eugénie Grandet, Gallimard, Foliothèque n° 14. 1992. Ce professeur à la Sorbonne Nouvelle termine justement son étude par la fin d’Oncle Vania.

On peut rappeler aussi que la première publication de Fiodor Dostoïevski a été une traduction en russe d’Eugénie Grandet en 1844.

Raymond Farina

Raymond Farina.

Je remercie beaucoup Raymond Farina qui me permet de mettre sur ce blog deux de ses poèmes, tirés de Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites (N & B éditions, 2020).
Merci aussi à Marie Paule. Tant de choses en commun…

Notre Babel
« Aucune langue n’est langue maternelle. »
Marina Tsvétaïeva. Correspondance à trois. Été 1926.

Ma langue goûtait les saveurs
de tous les pays dont les langues
se mêlaient dans mon pays tien
qui jamais, dans nos jeux d’enfants,
ne ressembla, je dois le dire,
au vaste malheur colonial
qui hante aujourd’hui les mémoires.

Nos passions, nos pensées
pouvaient choisir dans ce patchwork
la langue qui disait le mieux
ce que chacun avait à dire :
insultes ou salamalecs.
C’était selon les circonstances
l’humeur ou la couleur du ciel.

Bref j’ai baigné dans mon enfance
dans la belle polyphonie
où tintaient les phonèmes
des deux rives de Notre Mer.
Parfois ce parler d’Arlequin
laissait le maltais murmurer
les tendresses et les secrets,
les berceuses et les prières
dont s’enchantaient béatement
les saints de l’autel domestique
devant l’amande de la lampe.
Dans cette confusion de langues,
la vie se chuchotait, tranquille.

Je suis né en terre étrangère,
naïvement je la crus mienne,
et ne sais pas de quel pays
la mort me fera citoyen.

Je suis né peut-être après moi
possiblement dans un poème,
le premier que j’ai dû écrire.

Avec quelques amis obscurs,
je me suis fait mon idiolecte,
j’ai bricolé, dans mon latin,
pour en faire une langue mienne,
quelque chose que je chantonne
avec une ferveur autistique
pour les absents et les idiots,

comme ce vieil Aborigène
à la recherche d’un vieux rite,
d’un chant de son clan dispersé :
ma patrie c’était la poussière
et je patauge dans la boue,
j’ai perdu à jamais mon rêve,
je me suis à jamais perdu.
De ma famille d’outre-monde
j’ai perdu à jamais la trace.

Pages 40-42.

Le critère de légèreté
Á quel élément demander
de faire sans trop déranger
le ménage d’après la mort ?
C’est la question que l’on se pose
ou que l’on pose à son vieux corps
quand il a plus de septante ans.

Moi je réponds, sans hésiter,
qu’habitant d’un vague Nowhere,
qui a perdu, avec son nom,
la certitude d’être né,
je ne veux pas être enterré,
comme tous ceux qui ont la chance
d’avoir une terre natale.

Alors que faire de ce corps
qu’a lentement défait le temps,
quand il ne reste de mon âme
que des miettes de soucis,
de vanités et de fantasmes,
dont elle ne fut que la flamme ?
Le feu, je crois, a le pouvoir
de parfaire ce long travail
et de faire que ce qui pèse

devienne enfin chose légère,
légère comme ombelle ou feuilles
qu’invisibles les mains du vent
prennent aux arbres las du vert,

chose qu’on sait aussi sans traces,
comme les ombres et les larmes,
ce que je fus, par conséquent,
présence à peine perceptible,
discrète en sa presque existence.

Pages 85-86.

Raymond Farina est né à Alger le 11 juin 1940. Il passe son enfance en Algérie et au Maroc. Ses ascendants sont valenciens, italiens, bretons. Catherine, sa nourrice maltaise, illettrée, l’élève jusqu’à l’âge de huit ans dans une petite ferme isolée des hauts d’Alger. Au début des années 1950, il quitte l’Algérie pour le Maroc où ses parents se sont installés. Il grandit à la campagne, entre Casablanca et Bouskoura. De 1960 à 1962, il est de retour en Algérie  pour y faire ses études supérieures et découvre  l’horreur des dernières années de la guerre. Il est répétiteur à l’École des jeunes sourds d’Alger avec sa future femme, Marie-Paule Granès. Après des études supérieures à l’université de Nancy, il enseigne la philosophie de 1964 à 2000 en France, au Maroc, en République centrafricaine, à la Réunion. Depuis 1991, il vit à Saint-Denis de la Réunion. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie et a traduit de nombreux poètes (E.E Cummings, Ezra Pound, Wallace Stevens, Louise Glück, Linda Pastan, María Victoria Atencia, Clara Janés, Rosa Lentini, Jaime Siles, Andrea Zanzotto, Sophia de Mello Breyner Andresen, Nuno Judice).

Derniers recueils publiés:
Exercices, Editions “L’Arbre à Paroles”, Amay (Belgique), 2000.
Italiques (Edition bilingue), version d’Emilio Coco, I “Quaderni della Valle”, San Marco in Lamis, 2003. Réédité en ebook dans les Quaderni di Traduzioni de La Dimora del tempo sospeso
Fantaisies, Editions « L’Arbre à Paroles », Amay (Belgique), 2005.
Une colombe une autre, Editions des Vanneaux, 2006.
Éclats de vivre, Editions Bernard Dumerchez, 2006.
La maison sur les nuages, Recours au Poème Editeur, 2015.
Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites, N&B Editions, 2020.
La gloire des poussières, éditions Alcyone, 2020.

Charles Baudelaire

Baudelaire l’inquiéteur. Paris. Mairie du VI ème arrondissement. Salon du Vieux Colombier. 78 rue Bonaparte.

Du mercredi 15 septembre au samedi 16 octobre 2021. (Ouvert du lundi au vendredi de 10h30 à 17h. Jeudi jusqu’à 19h et le samedi de 10h à 12h)

Il y a deux cents ans, le 9 avril 1821, naissait Charles Baudelaire au 13 rue Hautefeuille, dans le VI ème arrondissement. Jean-Claude Vrain, libraire et collectionneur, amateur de Baudelaire, organise une exposition consacrée au poète à la Mairie du VI ème arrondissement.

On peut voir sur deux étages des manuscrits de poèmes des Fleurs du mal, des éditions originales, des lettres autographes, des portraits, des documents intimes qui illustrent la vie du poète, ses rapports avec les écrivains et les artistes de son époque. De nombreuses pièces n’ont jamais encore été présentées au public.

XI. Le guignon
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

– Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Les Fleurs du mal. Spleen et idéal .

Poème autographe, publié pour la première fois dans la Revue des Deux mondes en 1855.

Charles Baudelaire. Préface aux Histoires Extraordinaires de Edgar Allan Poe. 1856.
« Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIX ème siècle recommande si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. »

Charles Baudelaire traduit Edgar Allan Poe (1809-1849):

Histoires extraordinaires. Traduction publiée en 1856 par Michel Lévy. Nouvelles Histoires extraordinaires en 1857. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym en 1858. Eureka en 1863. Histoires grotesques et sérieuses en 1965.

Il cède ses droits sur la traduction de Edgar Poe à Michel Lévy le 1 novembre 1863 pour 2000 francs. Cet éditeur devient propriétaire de l’oeuvre et Baudelaire touche alors “un éternel droit à un douzième du prix marqué.”

Me Raynal établit le 6 septembre 1867 le montant des biens que Baudelaire a laissés dans la chambre où il est mort à 93 francs le 31 août 1867. Ses dettes s’élèvent à 26 304, 35 francs.