Charles Baudelaire. Paris, Jardin du Luxembourg (Pierre-Félix Masseau 1869-1937) 1933.
XLVIII
Anywhere out of the world
N’importe où hors du monde
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre. Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » Mon âme ne répond pas. « Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées ? Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mats et les navires amarrés au pied des maisons? » Mon âme reste muette. « Batavia te sourirait peut-être davantage, nous y trouverions l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. » Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte ? « En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. – Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres cependant que, pour nous divertir les aurores boréales nous enverrons de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! » Enfin, mon âme fait explosion et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »
Le chef-d’œuvre de Federico García Lorca, Poète à New York, reparaît dans la collection Pavillons Poche de Robert Laffont pour la modique somme de 11 euros. Cette version bilingue bénéficie d’une nouvelle traduction qui vient après celles de Pierre Darmangeat (Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968) et d’André Belamich (Blbliothèque de la Pléiade NRF, 1981). Les traductrices, Zoraida Carandell et Carole Fillière, sont professeures aux universités de Nanterre et de Toulouse-Jean-Jaurès. On doit les remercier car ce recueil rend accessible au plus grand nombre des poèmes extraordinaires qui ont eu plus d’influence aux États-Unis qu’en France. On remarque que le poète andalou qui a revendiqué dans ces premiers ouvrages le folklore populaire andalou et a été critiqué alors par ses “amis” Luis Buñuel et Salvador Dalí s’inscrit là dans les formes de l’avant-garde européenne (surréalisme, expressionnisme). La dernière strophe de Fábula y rueda de los tres amigos est une véritable prémonition de l’assassinat par les franquistes du poète le 18 août 1936 à Viznar (Grenade).
Fábula y rueda de los tres amigos (Federico García Lorca)
Enrique, Emilio, Lorenzo. Estaban los tres helados: Enrique por el mundo de las camas, Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos, Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Estaban los tres quemados: Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar, Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos, Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Estaban los tres enterrados: Lorenzo en un seno de Flora; Emilio en la yerta ginebra que se olvida en el vaso, Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Fueron los tres en mis manos tres montañas chinas, tres sombras de caballo, tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.
Uno y uno y uno. Estaban los tres momificados con las moscas del invierno, con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano, con la brisa que hiela el corazón de todas las madres por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.
Tres y dos y uno. Los vi perderse llorando y cantando por un huevo de gallina, por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco, por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna, por mi alegría de ruedas dentadas y látigos, por mi pecho turbado por las palomas, por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.
Yo había matado la quinta luna y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos. Tibia leche encerrada de las recién paridas agitaba las rosas con un largo dolor blanco. Enrique, Emilio, Lorenzo. Diana es dura, pero a veces tiene los pechos nublados. Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.
Cuando se hundieron las formas puras bajo el cri cri de las margaritas, comprendí que me habían asesinado. Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias, abrieron los toneles y los armarios, destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro. Ya no me encontraron. ¿No me encontraron? No. No me encontraron. Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba, y que el mar recordó ¡de pronto! los nombres de todos sus ahogados.
Poeta en Nueva York, 1929-1930.
Fable et ronde des trois amis
Enrique, Emilio, Lorenzo. Étaient tous trois gelés : Enrique par le monde des lits, Emilio par le monde des yeux et des mains blessées, Lorenzo par le monde des universités sans toits.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Étaient tous trois brûlés : Lorenzo par le monde des feuilles et les boules de billard, Emilio par le monde du sang et des épingles blanches, Enrique par le monde des morts et des journaux abandonnés.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Étaient tous trois enterrés. Lorenzo dans un sein de Flora, Emilio dans le gin mort qu’on oublie dans le verre, Enrique dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.
Lorenzo, Emilio, Enrique. Furent tous trois dans mes mains trois montagnes chinoises, trois ombres de cheval, trois paysages de neige et une cabane de lis dans les pigeonniers où la lune se fait plate sous le coq.
Un et un, et un. Ils étaient tous trois momifiés, avec les mouches de l’hiver, avec les encriers qu’ urine le chien et méprise le vilain, avec la brise qui gèle le coeur de toutes les mères, sur les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes croquent la mort.
Trois Et deux Et un. Je les vis se perdre en larmes et en chansons, pour un œuf de poule, pour la nuit qui montrait son squelette de tabac, pour ma douleur criblée de visages et de piquantes esquilles de lune, pour ma joie de roues dentées et de fouets, pour ma poitrine troublée par les colombes, pour ma mort déserte où un seul passant s’est égaré.
Moi, j’avais tué la cinquième lune et les éventails et les hourras buvaient l’eau des fontaines. Le tiède lait enserré des jeunes accouchées agitait les roses de sa longue douleur blanche, Enrique, Emilio, Lorenzo. Diane est dure, mais parfois ses seins sont nébuleux. La pierre blanche peut palpiter dans le sang du cerf et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.
Quand sombrèrent les formes pures sous le cri-cri des marguerites, je compris qu’ils m’avaient assassiné. Ils allèrent dans tous les cafés, les cimetières et les églises, Ils ouvrirent les tonneaux et les armoires, Ils détruisirent trois squelettes pour en arracher les dents en or. Ils ne me trouvèrent plus. Ils ne me trouvèrent pas ? Non. Ils ne me trouvèrent pas. Mais l’on sut que la sixième lune s’enfuit vers l’amont du torrent et que la mer se rappela, soudain ! les noms de tous ses noyés.
Poète à New York. Pavillons poche. Robert Laffont. 2023.Traduction : Carole Fillère et Zoraida Carandell. Édition bilingue. 11 euros.
L’hispaniste, d’origine irlandaise, Ian Gibson, a remporté le XXXV Prix Comillas 2023 pour son livre autobiographique Un carmen En Granada. Memorias de un hispanista dublinés. Tusquets Editores. Ce prix est remis tous les ans à des biographies ou à des mémoires.
Né le 21 avril 1939 dans une famille irlandaise, protestante et aisée, son enfance et sa jeunesse ont été marquées par le puritanisme. Il raconte avec courage et honnêteté ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Venu en Espagne en 1965 pour finir sa thèse de doctorat sur l’oeuvre de jeunesse de Federico García Lorca, il s’y est installé définitivement en 1978. Il publie son premier livre en 1971 La represión nacionalista de Granada en 1936 y la muerte de Federico García Lorca (Paris, Ruedo Ibérico), interdit en Espagne par le régime franquiste. Il obtient la nationalité espagnole en 1984. il vit aujourd’hui à Madrid, dans le quartier cosmopolite de Lavapiés.
Oeuvres : 1971 La represión nacionalista de Granada en 1936 y la muerte de Federico García Lorca. 1980 En busca de José Antonio. 1982 La noche que mataron a Calvo Sotelo. 1983 Paracuellos, cómo fue. 1985-87 Federico García Lorca. 1986 Queipo de Llano. Sevilla, verano de 1936. 1989 En Granada, su Granada… Guía a la Granada de Federico García Lorca. 1998 Vida, pasión y muerte de Federico García Lorca. 1998 La vida desaforada de Salvador Dalí. 1999 Lorca-Dalí, el amor que no pudo ser. 2002 Yo, Rubén Darío. Memorias póstumas de un Rey de la Poesía (roman). 2004 Cela, el hombre que quiso ganar. Dalí joven, Dalí genial. 2006 Ligero de equipaje. La vida de Antonio Machado. 2007 Cuatro poetas en guerra. 2008 El hombre que detuvo a García Lorca. Ramón Ruiz Alonso y la muerte del poeta. 2009 Caballo azul de mi locura. Lorca y el mundo gay. 2012 La berlina de Prim (roman). 2013 Luis Buñuel. La forja de un cineasta universal.
J’ai lu avec plaisir son autobiographie, en particulier les trois dernières parties ( IV : Granada y Lorca : el año milagroso 1965-1966. V : Belfast, huida a Londres…y a Europa 1966-1975. VI : Después.)
Deux extraits significatifs :
« Había confirmado mi decisión, además, la lectura de un libro del hispanista francés Claude Couffon, titulado, Á Grenade, sur les pas de García Lorca, publicado en 1962 en París. Reproducía, entre otros, un artículo sensacional del autor sobre las últimas horas del autor del Romancero gitano dado a conocer en Le Figaro Littéraire en 1951. Couffon dejaba deslizar que poseía un ejemplar de la edición original de Impresiones y paisajes, imposible de localizar en tiendas de viejo y solo reproducido parcialmente en las Obras completas de Aguilar. Yo me moría por conocer el texto completo. Encontré su dirección postal en París, le escribí y me invitó a ir a verle. Allí me presenté sin perder tiempo. Vivía con su mujer en las afueras de la capital, a orillas del Sena. Resultó simpatiquísimo, hicimos buenas migas, le encantó mi regalo de dos botellas de Bushmills -el mejor whiskey de Irlanda del Norte – y, cuando hubimos terminado de comer, me dijo que me podía llevar el libro a Belfast y sacar alí una fotocopia. Confío absolutamente en mí, no pareció dudar un segundo de mi honradez ni preocuparle lo más mínimo la posibilidad de que, aunque certificado con todas las garantías, el libro se perdiera en su regreso a casa. Su generosidad me pareció, y me sigue pareciendo, asombrosa, inaudita. Se lo devolví una semana después, le llegó sin contratiempo alguno, y desde aquel momento tuve a Couffon como uno de mis mejores amigos franceses. Confronté enseguida mi fotocopia completa de Impresiones y paisajes con la edición de Aguilar y descubrí que allí, sin avisar al lector, se habían suprimido pasajes del libro en que el joven Lorca criticaba duramente la vida monástica, tanto de hombres como de mujeres. Le parecía una cobardía. Fue para mí un hallazgo de importancia. El régimen de Franco había permitido la publicación de las «obras completas» del poeta a partir de 1954, pero con una censura aceptada por sus herederos. » (pages 217-218)
« España, para terminar, ha sido y es mi lugar en el mundo, gracias, sobre todo, a García Lorca, que me regaló mi vocación de biógrafo. Sé que es en parte romanticismo, pero este país tan complejo, tan amnésico, tan bullicioso, a veces tan hosco -como dijo Luis Cernuda-, sigue siendo para mí, como para don Quijote, un espacio abierto a la aventura, al descubrimiento, a lo inesperado. (…) Me preocupa hondamente la situación política española actual, sobre todo la mentalidad de las derechas, todavía incapaces de reconocer y asumir la criminalidad del régimen franquista. Y que, pese a proclamarse católicas, romanas y apostólicas, no quieren ayudar en la urgente tarea de recuperar los restos de las víctimas de la dictadura todavía tiradas en fosas comunes y cunetas. ¿No es esto hipocresía? ¿No es esto despreciar al prójimo? ¿Desoír a Jesús? Me quedo con la esperanza de que un día llegue, aunque yo no la vea, la gran España dialogante, reconciliada y en paz. La España mestiza, palimpsesto de culturas, capa sobre capa, la España soñada por la Institución Libre de Enseñanza y su hijuela, la Residencia des Estudiantes. La España con tanto que contribuir a Europa y al mundo. Ojalá -permítaseme recurrir al árabe- sea pronto.» (pages 324-325)
Exposition du 13 avril au 15 juillet 2023 à la Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université 75007- Paris.
Insulaire sur les traces de Saint-John Perse. Sandrine Expilly photographies.
Saint-John Perse (Alexis Leger) est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 31 mai 1887. Il s’installe au lieu-dit La Polynésie, sur la Presqu’île de Giens (Var), en 1957. « Je viens d’habiter presque un absolu », dit-il dans une lettre à Mina Curtiss, l’amie américaine, la riche mécène qui a acheté pour lui une villa face à la mer, Les Vigneaux. Le poète y retrouve des parfums, un ciel, une terre qui lui rappellent son île natale. Cette presqu’île méditerranéenne sera à l’origine de ses dernières oeuvres. Le poète a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il est mort le 20 septembre 1975 et est enterré sur la presqu’île de Giens.
Pourpre 3 (Sandrine Expilly).
La photographe Sandrine Expilly connaît ce lieu depuis son enfance : « Je connais presque par coeur ce bout de terre à l’extrême-sud du Var, il ressemble à un navire tourné vers le large et m’emmène chaque fois vers un ailleurs. Lorsque j’ai découvert la poésie de Saint-John Perse, je me suis laissée emmener par ses mots et son souffle poétique. Plusieurs années durant j’ai tourné autour de la maison où il avait vécu, tenté de suivre ses traces, deviné et imaginé ses pas sur la presqu’île. Dans cette série photographique, je questionne la frontière entre terre et mer, entre paysage réel et onirique. Parallèlement je collecte des morceaux de bois trouvés le long du sentier du littoral, fabrique différents fusains et j’interviens sur les paysages documentaires. J’utilise la matière naturelle du lieu afin d’apposer à mon tour ma propre trace ».
Vents, 1946. NRF Poésie/Gallimard n°36, 1968.
On peut lire les Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss (1951-1973). Édition de Mireille Sacotte (éd.), Les Cahiers de la NRF, série Saint-John Perse, n°16, Gallimard 2003.
Rafael Cadenas et ses enfants, Paula et Silvio. Madrid, Bibliothèque nationale. Jeudi 20 avril 2023. (Álvaro García)
Le poète vénézuélien Rafael Cadenas, 93 ans, a reçu hier, lundi 24 avril, à Alcalá de Henares des mains du roi Felipe VI le Prix Cervantès 2022. Il s’agit de la récompense littéraire la plus prestigieuse en langue espagnole. C’est la première fois qu’un écrivain vénézuelien est primé. Après Ida Vitale, Joan Margarit, Francisco Brines et Cristina Peri Rossi, c’est le cinquième poète de suite qui reçoit ce prix. Malgré son âge, il a pu faire le voyage et c’est lui qui a commencé la lecture publique de l’ensemble de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche qui se fait tous les ans à la même date au Cercle des Beaux-Arts de Madrid.
Madrid, Círculo de Bellas Artes (Antonio Palacios). 1921-26. Calle de Alcalá n°42.
Colección Visor de Poesía, n.° 1012. 2017. 14 euros.
Fracaso
Cuanto he tomado por victoria es sólo humo.
Fracaso, lenguaje del fondo, pista de otro espacio más exigente, difícil de entreleer es tu letra.
Cuando ponías tu marca en mi frente, jamás pensé en el mensaje que traías, más precioso que todos los triunfos. Tu llameante rostro me ha perseguido y yo no supe que era para salvarme. Por mi bien me has relegado a los rincones, me negaste fáciles éxitos, me has quitado salidas. Era a mí a quien querías defender no otorgándome brillo. De puro amor por mí has manejado el vacío que tantas noches me ha hecho hablar afiebrado a una ausente. Por protegerme cediste el paso a otros, has hecho que una mujer prefiera a alguien más resuelto, me desplazaste de oficios suicidas.
Tú siempre has venido al quite.
Sí, tu cuerpo, escupido, odioso, me ha recibido en mi más pura forma para entregarme a la nitidez del desierto. Por locura te maldije, te he maltratado, blasfemé contra ti.
Tú no existes. Has sido inventado por la delirante soberbia.
¡Cuánto te debo! Me levantaste a un nuevo rango limpiándome con una esponja áspera, lanzándome a mi verdadero campo de batalla, cediéndome las armas que el triunfo abandona. Me has conducido de la mano a la única agua que me refleja. Por ti yo no conozco la angustia de representar un papel, mantenerme a la fuerza en un escalón, trepar con esfuerzos propios, reñir por jerarquías, inflarme hasta reventar. Me has hecho humilde, silencioso y rebelde. Yo no te canto por lo que eres, sino por lo que no me has dejado ser. Por no darme otra vida. Por haberme ceñido.
Me has brindado sólo desnudez.
Cierto que me enseñaste con dureza ¡y tú mismo traías el cauterio!, pero también me diste la alegría de no temerte.
Gracias por quitarme espesor a cambio de una letra gruesa. Gracias a ti que me has privado de hinchazones. Gracias por la riqueza a que me has obligado. Gracias por construir con barro mi morada. Gracias por apartarme. Gracias.
Falsas maniobras 1966.
Échec
Tout ce que j’ai cru victoire n’est que fumée.
Échec, langue de fond, piste d’un autre espace plus exigeant, difficile de lire entre tes lignes.
Quand tu mettais ta marque sur mon front, jamais je n’aurais imaginé que tu m’apportais un message plus précieux que tous les triomphes. Ta face flamboyante m’a poursuivi et moi je n’ai pas su que c’était pour me sauver. Pour mon bien tu m’as remisé dans les coins, refusé les succès faciles, fermé les issues. C’est moi que tu voulais défendre en m’empêchant de briller. Par pur amour pour moi tu as modelé le vide qui, durant des nuits enfiévrées, m’a fait parler à une absente. Si tu as toujours donné priorité aux autres, si tu t’es arrangé pour qu’une femme me préfère un homme plus décidé, si tu m’as licencié de postes suicidaires, c’était pour me protéger.
Tu es toujours intervenu à temps.
Qui, ton corps couvert de plaies, de crachats, ton corps odieux m’a reçu dans ma plus simple forme pour me livrer à la transparence du désert. C’est folie de t’avoir maudit, maltraité, de t’avoir blasphémé.
Tu n’existes pas. Un orgueil délirant t’a inventé.
Je te dois tant ! En me nettoyant avec une éponge rêche, en me lançant sur mon vrai champ de bataille, en me donnant les armes que le triomphe dédaigne, tu m’as levé au dessus de la mêlée. Tu m’as pris par la main et conduit à la seule eau qui puisse me refléter. Grace à toi je ne connais pas l’angoisse de jouer un rôle, de m’accrocher à tout prix à un échelon, de me faire pistonner à la force du poignet, de me battre pour arriver plus haut, de me gonfler jusqu’à éclater. Tu m’as fait humble, silencieux, rebelle. Je ne te chante pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu ne m’ as pas laissé être. Pour ne m’avoir donné que cette vie-là. Pour m’ avoir restreint.
Tu m’as seulement offert la nudité.
Tu m’as élevé à la dure, c’est vrai. Mais toi-même apportais le cautère. Et le bonheur de ne pas te craindre.
Merci de m’ enlever de l’ épaisseur en l’ échangeant contre des caractères gras. Merci à toi de m’avoir privé d’enflures. Merci pour la richesse à laquelle tu m’as contraint. Merci d’avoir construit ma demeure avec de la boue. Merci de m’écarter. Merci.
Le poète Rafael Alberti (1902-1999) et sa femme, María Teresa León (1903-1988), elle aussi écrivain, arrivent à Ibiza le dimanche 28 juin 1936 pour passer leurs vacances d’été. Ils cherchent un endroit tranquille et abordable pour se reposer et écrire. Ils devaient aller en Galice, mais un accident de train meurtrier le 24 juin sur la ligne Madrid-La Corogne, les a fait changer d’avis au dernier moment. Les deux premières semaines sont calmes. Ils ont loué une maison (Molíde Socarrat), près de Puig des Molins, où se trouve la plus grande nécropole punique du monde. Ils parcourent l’île et établissent des liens d’amitié avec de nombreux habitants. La Guerre Civile éclate le 18 juillet 1936. Les militaires réussissent à contrôler l’ensemble de l’archipel des Baléares, à l’exception de Minorque. Le commandant d’infanterie Julio Mestre se met à la tête des troupes à Ibiza le 19 juillet, déclare l’état de guerre et arrête les principaux dirigeants des partis de gauche et des syndicats. Le couple reste trois jours dans la maison, puis se cache avec une vingtaine d’autres personnes pendant vingt jours dans une grotte (Monte del Corb Marí), près de la tour de sa Sal Rossa et du Parc Natural de ses Salines.
Le 8 août 1936, deux colonnes républicaines débarquent dans l’île : l’une vient de Barcelone a à sa tête le capitaine d’aviation Alberto Bayo ; l’autre de Valence et est dirigée par le capitaine de la Garde civile Manuel Uribarri.
Rafael Alberti et María Teresa León participent au Comité des Milices Antifascistes et interviennent pour protéger le patrimoine religieux des églises face aux miliciens anarchistes qui veulent le détruire. Le 11 août 1936, les deux écrivains quittent l’ile pour Valence.
La grotte.Monolithe placée devant la grotte.
Rafael Alberti publiera un récit littéraire, tirée de cette expérience, en 1937 dans la revue de la Alianza de Intelectuales Antifascistas para la Defensa de la Cultura, El Mono Azul : Una historia de Ibiza. María Teresa León racontera ce séjour dans Memoria de la melancolía (Buenos Aires, Losada, 1970).
Un monolithe en béton de 180 kilos a été installé récemment près de la grotte. Une plaque du céramiste local Antoni Ribas Costa (Toniet) inclut un court extrait de Memoria de la melancolía de María Teresa León.
Deux poèmes Rafael Alberti, tirés Retornos de lo vivo lejano (1952), évoquent bien cette période et son influence sur l’oeuvre de ces deux écrivains : Retornos de una isla dichosa et Retornos del amor fugitivo en los montes.
Retornos de una isla dichosa
La felicidad vuelve con el nombre ligero de un presuroso y grácil joven alado: Aire. Por parasoles verdes, las sombras que retornan contestan, y el amor, por otro nombre: Isla.
Venid, días dichosos, que regresais de lejos teniendo por morada las velas de un molino; por espejo la luna, la que el sol tiró al pozo, y por bienes del alma, todo el mar apresado en pequeñas bahías. Llegad, alegres olas de mis años, risueños labios de espuma abierta de las blancas edades. Suenen mis ojos, canten con repetidas lágrimas al pastor que desnudo da a la mar sus ovejas.
Ven otra vez, doblada maravilla incansable de los viejos olivos. Me abracen nuevamente tus raíces, hundiéndome en las tumbas de muestran su soledad al cielo.
Quiero tocaros, santas, invencibles higueras, abatidas de zumos, pero no de cansancio. Dejadme en la apretada oscuridad inmóvil de vuestra fresca alcoba dormir tranquilamente.
Soñar, soñar dormido, desde allí, en las colinas donde los algarrobos dan su miel a las nieves de la flor del almendro; desde donde calladas huertas corren sus límites abriendo arcos de cal arrobados de adelfas.
Despierte, al descorrer las ramas, ya en la tarde, padeciendo el deseo de morirme en las dunas, cuando al sol no le espera más final que el antiguo de embozarse en los hombros mojados de la noche.
Isla de amor, escúchame, antes de que te vayas, antes, ya que has venido, de que escapes de nuevo: Concédeme la gracia de aclarar los perfiles del canto que a mi lengua le quede aún, poniéndole esa azul y afilada delgadez de contornos que subes cuando al alba renaces sin rubores, feliz y enteramente desnuda, de las olas.
Retornos de lo vivo lejano, 1952.
Retornos del amor fugitivo en los montes
Era como una isla de Teócrito. Era la edad de oro de las olas. Iba a alzarse Venus de la espuma. Era la edad de oro de los campos. Iba Pan nuevamente a repetir su flauta y Príapo a verterse en los jardines. Todo era entonces. Todo entonces iba.
Iba el amor a ser dichoso. Era la juventud con cinco toros dentro. Iba el ardor a arder en los racimos. Era la sangre un borbotón de llamas. Era la paz para el amor. Venía la edad de oro del amor. Ya era.
Pero en la isla aparecieron barcos y hombres armados en las playas. Venus no fue alumbrada por la espuma. El aire en la flauta de Pan se escondió, mudo. Secas, las flores sin su dios murieron y el amor, perseguido, huyó a los montes.
Allí labró su cueva , como errante hijo arrojado de una mar oscura, entre el mortal y repetido estruendo que la asustada Eco devolvía.
Agujas rotas de los parasoles pinos le urdieron al amor su lecho. Fieras retamas, mustias madreselvas, rudos hinojos y áridos tomillos lo enguirnaldaron en la ciega noche. Y aunque, lengua de fuego, el aire aullara alrededor, la tierra, oh, sí, la tierra no le fue dura, sin embargo, al sueño del fugitivo amor entre los montes.
La edad de oro del amor venía, pero en la isla aparecieron barcos…
Nostalgie d’un voyage. Du 16 janvier au 1 février 2018 : Voyage au Chili entre cordillère et Pacifique.
VIII
Amo, Valparaíso, cuanto encierras, y cuanto irradias, novia del océano, hasta más lejos de tu nimbo sordo. Amo la luz violeta con que acudes al marinero en la noche del mar, y entonces eres -rosa de azahares- luminosa y desnuda, fuego y niebla. Que nadie venga con un martillo turbio a golpear lo que amo, a defenderte: nadie sino mi ser por tus secretos: nadie sino mi voz por tus abiertas hileras de rocío, por tus escalones en donde la maternidad salobre del mar te besa, nadie sino mis labios en tu corona fría de sirena, elevada en el aire de la altura, oceánico amor, Valparaíso, reina de todas las costas del mundo, verdadera central de olas y barcos, eres en mí como la luna o como la dirección del aire en la arboleda. Amo tus criminales callejones, tu luna de puñal sobre los cerros, y entre tus plazas la marinería revistiendo de azul la primavera.
Que se entienda, te pido, puerto mío, que yo tengo derecho a escribirte lo bueno y lo malvado y soy como las lámparas amargas cuando iluminan las botellas rotas.
Canto general, 1950.
Valparaíso. Cerro Alegre. Escaliers de Templeman.
VIII
J’aime, Valparaiso, tout ce que tu renfermes ou que tu irradies, ô fiancée de l’océan, hors de ton nimbe sourd et bien au-delà. J’aime ta lumière si si crue quand tu accours au-devant du marin dans la nuit de la mer : tu es alors – rose aux pétales d’oranger – radieuse nudité, tu es feu et brouillard. Que nul ne vienne avec un marteau équivoque frapper cela que j’aime, te défendre : qu’il n’y ait que moi seul errant dans tes secrets : qu’il n’y ait que ma voix au milieu de tes haies d’embruns à découvert, et sur tes escaliers où la maternité saumâtre de la mer te donne son baiser, qu’il n’y ait que mes lèvres sur ta froide couronne de sirène, élevée dans l’air des hauteurs, amour océanique, valparaiso. Reine de toutes les côtes du monde, authentique centrale de vagues et de bateaux, tu es en moi comme la lune ou comme la direction du vent au sein de la forêt. J’aime tes ruelles criminelles, ta lune de poignard au-dessus des coteaux, et d’une place à l’autre tes marins habillant de bleu le printemps.
Qu’on sache, port, mon port, écoute-moi, que j’ai le droit de t’écrire au sujet du meilleur et du pire, moi qui ressemble à ces tempêtes amères éclairant les tessons des bouteilles brisées.
J’ai enfin pu acheter à la librairie L’Écume des Pages (174 boulevard Saint-Germain. Paris, VI) le récit de Gérard Guégan, Sonia Mossé, une reine sans couronne. Collection champ libre. Les Editions Le Clos Jouve. 4 rue Perron. 69004 Lyon. le livre était introuvable dans les autres librairies de Paris.
J’ai suivi et lu ses dernière publications
Fontenoy ne reviendra plus, Stock, 2011.
Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013.
Qui dira la souffrance d’Aragon ? Stock, 2015.
Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 2016.
Hemingway, Hammett, dernière, Gallimard, 2017.
Nikolaï – le bolchevik amoureux, Éditions Vagabonde, 2019.
Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021.
Ce dernier livre m’avait beaucoup intéressé puisqu’il mettait magnifiquement en lumière la vie extraordinaire de Théodore Fraenkel, médecin et ami d’André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos etc.
Sonia Mossé est, elle, bien moins connue, mais sa brève vie est passionnante et tragique.
Elle est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.
Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.
Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)
Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.
En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.
Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.
Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.
En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.
Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.
Sonia Mossé (Juliette Lasserre 1907-2007), vers 1937.
Robert Desnos chez lui, 19 rue Mazarine, Paris VI. 1942.
Le grand poète et résistant Robert Desnos est toujours d’actualité. Seghers vient de publier quatre-vingt-six textes inédits sous le titre Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 . Il ont été écrits essentiellement en 1936 et 1937. Le poète passe alors sa journée à créer des émissions et des slogans publicitaires pour Radio Luxembourg et le Poste parisien. La nuit, il se fixe une règle : ne pas dormir avant d’avoir rédigé un poème. Il les reprend en 1940, en intègre certains dans Fortunes (Gallimard, 1942) et Etat de veille (Pour mes amis – Robert J. Godet, 1943). Les quatre-vingt-six autres sont restés ignorés jusqu’à la vente aux enchères, à l’Hôtel Drouot, en octobre 2020, de la bibliothèque de Geneviève et Jean-Paul Kahn, un couple de collectionneurs. Les quatre cahiers de Robert Desnos ont été achetés pour 13 000 euros par un autre bibliophile, Jacques Letertre.
Quatre cahiers de poèmes autographes inédits de Desnos, 1940. Société des Hôtels Littéraires.
A l’époque où il recopie ces poèmes, Robert Desnos rejoint le quotidien Aujourd’hui, créé par Henri Jeanson en juin 1940. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1940. En novembre 1940, les autorités allemandes somment le directeur d’Aujourd’hui de prendre publiquement position contre les Juifs et en faveur de la politique de collaboration. Henri Jeanson démissionne et le journaliste Georges Suarez lui succède. Il sera fusillé en novembre 1944. Desnos reste à son poste. Il collecte des renseignements jusqu’en 1944 pour le réseau de résistance Agir. Dénoncé, il est arrêté par la Gestapo le 22 février 1944. Il connaît la prison de Fresnes, puis le camp de Compiègne. Il est déporté le 27 avril 1944 à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg, Flöha, puis Theresienstadt (Tchécoslovaquie). Il survit aux marches de la mort, mais meurt du typhus le 8 juin 1945. Il n’avait pas 45 ans.
Trois poèmes de ce recueil :
19/04/1936
Ange blanc Le plafond n’intercepte pas le ciel Il le remplace Seulement le plafond c’est plus sûr que le ciel qui n’est rien Et je ne souhaite le ciel à aucun homme tandis que je souhaite à chacun de mes amis Je souhaite à tous les hommes un plafond au-dessus de leur lit.
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29/03/1936
Bois brûlé Bois brisé Le printemps sent l’incendie J’abolis toutes les armes fanées Je pose mon pied sur aujourd’hui Tout m’est joie jusqu’au simple fait de respirer De sentir l’air pénétrer dans mes poumons Tout m’est joie même de m’indigner Contre l’injustice la sottise la méchanceté Tout m’est joie Et surtout de savoir que j’ai raison Et d’avoir de l’affection Pour d’autres hommes.
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08/02/1936
Gaieté si chèrement gagnée Amitiés trahies Paysages enfuis Pavés brisés à coups de talons Pluies d’orages Mais je te tiens gaieté à la gorge Et si tu meurs ce sera de rire La chanson molle S’étire au long des avenues. J’imagine une pelouse d’herbe tendre isolée au milieu d’une forêt Couché sur cette pelouse Sur le dos Rire aux anges Aux anges je vous demande un peu En regardant passer dans le ciel bleu les jolis nuages blancs
Lettre adressée à Youki, le 15 juillet 1944, depuis le camp de Flöha.
Mon Amour,
Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale. Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans. De mon côté, je prends une bonne gorgée de jeunesse, je reviendrai rempli d’amour et de forces ! Pendant le travail un anniversaire, mon anniversaire fut l’occasion d’une longue pensée pour toi. Cette lettre parviendra-t-elle à temps pour ton anniversaire ? J’aurais voulu t’offrir 100 000 cigarettes blondes, douze robes des grands couturiers, l’appartement de la rue de Seine, une automobile, la petite maison de la forêt de Compiègne, celle de Belle-Isle et un petit bouquet à quatre sous. En mon absence achète toujours les fleurs, je te les rembourserai. Le reste, je te le promets pour plus tard.
Mais avant toute chose bois une bouteille de bon vin et pense à moi. J’espère que nos amis ne te laisseront pas seule ce jour. Je les remercie de leur dévouement et de leur courage. J’ai reçu il y a une huitaine de jours un paquet de J.-L. Barrault. Embrasse-le ainsi que Madeleine Renaud, ce paquet me prouve que ma lettre est arrivée. Je n’ai pas reçu de réponse, je l’attends chaque jour. Embrasse toute la famille, Lucienne, Tante Juliette, Georges. Si tu rencontres le frère de Passeur, adresse-lui toutes mes amitiés et demande-lui s’il ne connaît personne qui puisse te venir en aide. Que deviennent mes livres à l’impression ? J’ai beaucoup d’idées de poèmes et de romans. Je regrette de n’avoir ni la liberté ni le temps de les écrire. Tu peux cependant dire à Gallimard que dans les trois mois qui suivront mon retour, il recevra le manuscrit d’un roman d’amour d’un genre tout nouveau.
Je termine cette lettre pour aujourd’hui.
Aujourd’hui 15 juillet, je reçois quatre lettres, de Barrault, de Julia, du Dr Benêt et de Daniel. Remercie-les et excuse-moi de ne pas répondre. Je n’ai droit qu’à une lettre par mois. Toujours rien de ta main, mais ils me donnent des nouvelles de toi ; ce sera pour la prochaine fois. J’espère que cette lettre est notre vie à venir. Mon amour, je t’embrasse aussi tendrement que l’honorabilité l’admet dans une lettre qui passera par la censure. Mille baisers. As-tu reçu le coffret que j’ai envoyé à l’hôtel de Compiègne ?
Hierro ilustrado (ed. centenario): Antología gráfica y poética de José Hierro. Nórdica Libros, 2022.
On a célébré l’année dernière le centenaire du poète espagnol José Hierro. Il est né le 3 avril 1922 à Madrid, mais a passé son enfance et son adolescence à Santander. Il a toujours eu la passion de la mer et a gardé un lien très fort avec sa région d’origine, la Cantabrie. Il doit abandonner ses études au début de la Guerre Civile. Son père, Joaquín Hierro, fonctionnaire du télégraphe, républicain, est emprisonné par les franquistes de 1937 à 1941. Lui-même se retrouve en prison en 1939 pour avoir donné son appui à une organisation d’aide aux prisonniers politiques. Il est jugé deux fois et condamné à douze ans et un jour de réclusion. Il connaîtra les prisons de Madrid (Comendadoras, Torrijos, Porlier), Palencia, Santander, Segovia et Alcalá de Henares. Son expérience poétique part de l’expérience extrême de l’après-guerre civile et de l’enfermement. Ses maîtres sont Lope de Vega, San Juan de la Cruz, Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez. Il donnera le prénom de ce dernier à un de ses fils. Il a aussi beaucoup lu les poètes de la Génération de 1927 ainsi que Baudelaire, Mallarmé et Paul Valéry. Á sa sortie de prison le premier janvier 1944, José Hierro occupe de nombreux emplois alimentaires. Il épouse en 1949 María de los Ángeles Torres (décédée le 17 juin 2020). Ils ont eu quatre enfants. Il obtient en Espagne les plus importants prix littéraires : 1947 Prix Adonáis (Alegría). 1981 Prix Príncipe de Asturias de las Letras. 1995 Prix Reina Sofía de Poesía Iberoamericana 1998 Prix Cervantès, le plus prestigieux de la littérature hispanique. Il devient membre de la Real Academia Española en 1999. Son recueil Cuaderno de Nueva York (Le Cahier de New York), publié en 1998 et qui regroupe trente trois poèmes, devient en Espagne un véritable best-seller. Il meurt le 21 décembre 2002 dans un hôpital madrilène à l’âge de 80 ans d’une insuffisance respiratoire. La critique espagnole lui rend un hommage unanime. L’oeuvre de José Hierro est peu traduite en français. 1951 Poèmes. Pierre Seghers. Traduction Roger Noël-Mayer. 2014 Tout ce que je sais de moi. Circé. Traduction Emmanuel Le Vagueresse. Je me souviens de l’avoir croisé à Madrid, Paseo de Recoletos, dans les années 1990-2000. Il marchait encore avec une grande vitalité et son visage buriné par le temps et les épreuves impressionnait.
José Hierro lisant ses poèmes.
On peut voir le documentaire de Marcos Hernández Bermejo et Juanma Jiménez Aguilar José Hierro, poeta de los vencidos (2023) programmé par RTVE ces jours derniers (Imprescindibles).
Les deux derniers poèmes Cuaderno de Nueva York sont un vrai testament et un adieu à la vie.
En son de despedida
No vine sólo por decirte (aunque también) que no volveré nunca, y que nunca podré olvidarte.
Emprendo la tarea (imposible, si es que algo hay imposible) de racionalizar, interpretar, reconstruir y desandar aquellas fábulas y hechizos que gracias a ti fueron realidad.
Recupero los pasos iniciados a la orilla del río y que desembocaban en “Kiss Bar” (aunque no estoy seguro dónde estaba el principio y dónde el fin).
Estoy cansado, muy cansado. Don Antonio Machado dijo hace más de medio siglo “Soy viejo porque tengo más de sesenta años, que es mucha edad para un español”. (Sin comentarios).
He vivido días radiantes gracias a ti. Entre mis dedos se escurrían cristalinas las horas, agua pura. Benditas sean. Fue un tercer grado carcelario: regresas a la cárcel por la noche, por el día ―espejismo― te sientes libre, libre, libre. Nadie pudo, ni puede, ni podrá por los siglos de los siglos arrebatarme tanta felicidad.
Yo no he venido ―te lo dije― para decirte adiós. Sé que no me echarás de menos, y eso que yo soñaba ser todo para ti como tú lo eres todo para mí. ¡ay vanidad de vanidades y todo vanidad!
No te importuno más (ni siquiera sé si me escuchas). Bebo el último whisky en el “Kiss Bar”, la última margarita en “Santa Fe”, rodeo luego la ciudad y su muralla de agua en la que ya no queda nada que fue mío. Desisto de adentrarme en su recinto, no tengo fuerzas para celebrar la melancólica liturgia de la separación. Sólo deseo ya dormir, dormir, tal vez soñar…
Cuaderno de Nueva York, 1998.
Vida
A Paula Romero
Después de todo, todo ha sido nada, a pesar de que un día lo fue todo. Después de nada, o después de todo supe que todo no era más que nada.
Grito “¡Todo!”, y el eco dice “¡Nada!” Grito “¡Nada!”, y el eco dice “¡Todo!” Ahora sé que la nada lo era todo. y todo era ceniza de la nada.
No queda nada de lo que fue nada. (Era ilusión lo que creía todo y que, en definitiva, era la nada.)
Qué más da que la nada fuera nada si más nada será, después de todo, después de tanto todo para nada.