Deux poèmes d’Idea Vilariño, grande poétesse uruguayenne.
Todo es muy simple
Todo es muy simple mucho más simple y sin embargo aún así hay momentos en que es demasiado para mí en que no entiendo y no sé si reírme a carcajadas o si llorar de miedo o estarme aquí sin llanto sin risas en silencio asumiendo mi vida mi tránsito mi tiempo.
1962.
Tout est simple
Tout est très simple beaucoup plus simple et pourtant même comme ça il y a des moments où c’est trop pour moi où je ne comprends pas et je ne sais pas si je dois rire aux éclats ou si je dois pleurer de peur ou rester là sans pleur sans rire en silence assumant ma vie mon chemin mon temps.
Es negro
Es negro para siempre. Las estrellas los soles y las lunas y pingajos de luz diversos son pequeños errores suciedad pasajera en la negrura espléndida sin tiempo silenciosa.
Il fait noir
Il fait noir pour toujours. Les étoiles les soleils et les lunes et tous les débris de lumière ce sont là de petites erreurs saleté passagère dans la noirceur splendide intemporelle silencieuse.
France Culture, Jacques Bonnaffé lit la poésie. 2019.
Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.
Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.
XVIII. L’Idéal
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d’un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme, C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;
Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans !
VI. Les Phares
Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, où la prière en pleurs s’exhale des ordures, Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C’est pour les coeurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !
Les Fleurs du Mal, 1857.
Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».
Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.
Albin Michel a réuni en 2007 trente entretiens avec Pierre Michon : Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (Le Livre de Poche n° 31892. 2010). L’inspiration vient quand elle veut. La dernière publication consistante de Pierre Michon, Les Onze, date de 2009.
La Grande Beune (Gallimard, Collection Folio n°4345, 2006) est sorti chez Verdier en décembre 1995. Verdier a publié le 23 mars le dyptique Les deux Beune. Une suite donc, plus de 27 ans plus tard. On y retrouve Pierre, le narrateur-instituteur, Mado, sa fiancée, Hélène, l’aubergiste, Yvonne, la buraliste, Jean le Pêcheur, Jeanjean, l’agriculteur… J’ai relu pour l’occasion La Grande Beune cette semaine, La Petite ce sera pour plus tard. Verdier a mis le début du texte sur son site. Cela donne envie…
« Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément par leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte. »
« L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. »
Blas de Otero est né le 15 mars 1916 à Bilbao. Il est mort à Majadahonda (Communauté de Madrid) le 29 juin 1979 à 63 ans. Je me souviens de la poésie sociale espagnole des années 50.
Un poème étudié autrefois avec des élèves de Terminale :
Tañer (Blas de Otero)
Escucho, estoy oyendo
el reloj de la cárcel de León.
La campana de la Audiencia de Soria.
Filo de la madrugada.
…oyendo tañer España.
Tintement
J’écoute j’entends
l’horloge de la prison de Léon.
La cloche du Tribunal de Soria.
L’aube se lève.
… j’entends tinter l’Espagne.
Parler clair. Pierre Seghers éditeur, 1959. Traduction Claude Couffon.
Nous avons reçu ce témoignage de Claude Couffon sur Blas de Otero, le poète espagnol mort le 29 juin (le Monde daté 1er-2 juillet) :
Je l’avais connu à Collioure en 1959. Il était venu d’Espagne avec quelques autres poètes rendre hommage au grand aîné, Antonio Machado, mort vingt ans plus tôt dans le petit port catalan français. Je le revois alors : haute silhouette ascétique sous le soleil primesautier de février, regard interrogateur entre les paupières plissées, sourire mélancolique, voix grave traînant comme un fleuve traîne ses galets bruissants des mots précis et exigeants : paix, liberté, clarté, justice, fraternité.
Quelques jours plus tard, à Paris, il me montra son dernier manuscrit que la censure de son pays venait d’examiner et d’interdire. Des cercles rageurs à l’encre rouge avaient entouré chaque mot, puis chaque vers, puis chaque strophe, puis le poème entier. L’Espagne repoussait un de ses maîtres livres que sa littérature, plus tard, retiendrait : En Castellano.Parler clair. Le poète parlait trop clair pour l’obscurantisme officiel. Je traduisis le manuscrit et le portai à Pierre Seghers, qui le publia, bilingue, dans sa précieuse collection ” Autour du monde “.
En 1963, François Maspero éditait un livre antérieur de Blas de Otero, au titre significatif : Je demande la paix et la parole. Son chef-d’œuvre ! L’ouvrage avait eu plus de chance. Publié en 1955 par une petite maison d’édition d’une ville industrielle proche de Santander, il avait échappé à la censure.
De sa bibliographie, Blas de Otero parlait peu. Né à Bilbao en 1916, il avait étudié chez les jésuites, puis préparé une carrière de droit, qu’il n’exerça pas, et de lettres, qu’il avait abandonnée. Resté en Espagne après la guerre civile, il n’avait plus vécu que par et pour la poésie. Dans ses premiers recueils : Cantique spirituel (1942), Ange férocement humain (1950), Rappel de conscience (1951), il avait d’abord cherché Dieu, à travers de beaux et fervents sonnets. Celui-ci ne lui ayant répondu que par le silence ou la violence, il s’était résolument tourné vers l’homme, l’Espagnol opprimé par la dictature, l’Espagnol solitaire, oublié, qui s’avançait avec angoisse dans le vide et la nuit de sa vie. Exprimer par le poème la souffrance collective d’un peuple bâillonné, bafoué dans sa dignité et dans ses droits les plus élémentaires, mais aussi l’encourager à la résistance, au combat, à l’espoir, devint pendant trente ans l’obsession de Blas de Otero.
Aujourd’hui, son œuvre chante dans toutes les mémoires des Espagnols, qui récitent par cœur nombre de ses poèmes. Demain, elle sera, par son authenticité, un précieux et émouvant témoignage pour qui voudra savoir ce qu’était l’Espagne sous Franco.
« La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. Gilliat dans ce désœuvrement laborieux, qui était son existence, était un bizarre observateur. Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. L’organisme matériel humain sur lequel pèse une colonne atmosphérique de quinze lieues de haut, est fatigué le soir, il tombe de lassitude, il se couche, il se repose ; les yeux de chair se ferment ; alors dans cette tête assoupie, moins inerte qu’on ne croit, d’autres yeux s’ouvrent ; l’inconnu apparaît. Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; il semble que les vivants indistincts de l’espace viennent nous regarder et qu’ils aient une curiosité de nous, les vivants terrestres ; une création fantôme monte ou descend vers nous et nous côtoie dans un crépuscule ; devant notre contemplation spectrale, une vie autre que la nôtre s’agrège et se désagrège, composée de nous-mêmes et d’autre chose ; et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lutte, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de forme dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit. Ainsi songeait Gilliatt. »
Les Travailleurs de la mer, 1866.
Les travailleurs de la mer (Édouard Manet). 1873. Houston, Museum of Fine Arts.
Álvaro Mutis. Barcelone, terrasse de La Pedrera. 14 février 2002.
Álvaro Mutis, l’écrivain colombien, était le grand ami de Gabriel García Márquez. Celui-ci lui a dédié Cent ans de solitude (Cien años de soledad, 1967) et le considérait comme “l’un de nos plus grands écrivains”. Il affirmait : “Il y a une part importante d’Álvaro dans presque tous mes livres” . Álvaro Mutis fut d’abord poète. Il s’est fait connaître comme romancier dans les années 70 et 80. Le voyage est au cœur de toute son œuvre littéraire. Il a créé à partir de 1985 une série de sept romans autour d’un personnage, Maqroll el Gaviero (Maqroll le Gabier), aventurier toujours au bord de la misère et marin partout sur le globe, tant sur les mers que sur les fleuves et les rivières. Álvaro Mutis a reçu le Prix Cervantès en 2001.
On peut lire en français l’anthologie Et comme disait Maqroll el Gaviero et en espagnol Summa de Maqroll el Gaviero: Poesía reunida (Debolsillo, 2008). J’ai acheté ce livre en janvier dans un café-librairie de Madrid, Cafebrería ad Hoc, Calle del Buen Suceso dans ce quartier d’Argüelles que je fréquente depuis 1969.
Un exemple de sa poésie :
Sonata
Por los árboles quemados después de la tormenta. Por las lodosas aguas del delta. Por lo que hay de persistente en cada día. Por el alba de las oraciones. Por lo que tienen ciertas hojas en sus venas color de agua profunda y en sombra. Por el recuerdo de esa breve felicidad ya olvidada y que fuera alimento de tantos años sin nombre. Por tu voz de ronca madreperla. Por tus noches por las que pasa la vida en un galope de sangre y sueño Por lo que eres ahora para mí. Por lo que serás en el desorden de la muerte. Por eso te guardo a mi lado como la sombra de una ilusoria esperanza.
Los trabajos perdidos. Era, 1965.
Sonata
Pour les arbres brûlés après la tourmente. Pour les eaux boueuses du delta. Pour ce qui demeure de chaque jour. Pour le petit matin des prières. Pour ce que recèlent certaines feuilles dans leurs veines couleur d’eau profonde et sombre. Pour le souvenir de ce bonheur bref et déjà oublié qui fut mon aliment de tant d’années sans nom. Pour ta voix de nacre rauque. Pour tes nuits où transite la vie en un galop de sang et de rêve. Pour ce que tu es aujourd’hui pour moi. Pour ce que tu seras dans le tumulte de la mort. Pour cela je te garde à mon côté comme l’ombre d’un illusoire espoir.
Les Travaux perdus in Et comme disait Maqroll el Gaviero. NRF Poésie/ Gallimard n° 441 , 2008. Traduit par François Maspero.
Le poète est mort en exil à Collioure (Pyrénées Orientales) le 22 février 1939 des suites d’une pneumonie. Il avait 64 ans.
García Montero renvoie dans cet article à un poème écrit par Machado pendant la Guerre Civile. Celui-ci vécut avec sa famille de novembre 1936 à avril 1938 Villa Amparo (Rocafort, petit village agricole qui se trouve à sept kilomètres de Valence), dans la Huerta. Il écrivit là de nombreux articles pour la presse et quelques poèmes au service de la cause républicaine.
Rocafort. Villa Amparo. Sculpture métallique qui représente le poète, inspirée par un dessin de Ramón Gaya.
La primavera (Antonio Machado)
Más fuerte que la guerra -espanto y grima- cuando con torpe vuelo de avutarda el ominoso trimotor se encima y sobre el vano techo se retarda,
hoy tu alegre zalema el campo anima, tu claro verde el chopo en yemas guarda. Fundida irá la nieve de la cima al hielo rojo de la tierra parda.
Mientras retumba el monte, el mar humea, da la sirena el lúgubre alarido, y en el azul el avión platea,
¡cuán agudo se filtra hasta mi oído, niña inmortal, infatigable dea, el agrio son de tu rabel florido!
Poesías de guerra. Ediciones Asomante, San Juan de Puerto Rico. 1961.
Le printemps
Plus fort que la guerre — angoisse et frayeur — quand de son lourd vol d’échassier monte dans le ciel le trimoteur funeste et que sur le toit inutile il s’attarde,
aujourd’hui ton salut joyeux anime la campagne, le peuplier dans ses bourgeons garde ton vert clair. La neige des sommets, fondue, s’écoulera vers la glace rouge des terres brunes.
Tandis que tonne la montagne, fume la mer, la sirène lance son hurlement lugubre, et l’avion dans l’azur scintille,
comme parvient, aigu, à mon oreille, mon enfant immortelle, inlassable déesse, l’aigre son de ton rebec fleuri !
Poésies de la guerre (1936-1939).
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction : Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973 ; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
J’ai relu un autre poème plus ancien qui parle aussi du printemps.
La primavera besaba (Antonio Machado)
La primavera besaba suavemente la arboleda y el verde nuevo brotaba como una verde humareda.
Las nubes iban pasando sobre el campo juvenil… Yo vi en las hojas temblando las frescas lluvias de abril.
Bajo ese almendro florido, todo cargado de flor -recordé-, yo he maldecido mi juventud sin amor.
Hoy, en mitad de la vida. me he parado a meditar… ¡Juventud nunca vivida, quién te volviera a soñar!
Soledades, 1903.
Le printemps doucement (Antonio Machado)
Le printemps doucement posait sur les arbres un baiser, et le vert nouveau jaillissait comme une verte fumée.
Les nuages passaient sur la campagne juvénile… J’ai vu sur les feuilles trembler les fraîches pluies d’avril.
Dessous l’amandier fleuri, tout chargé de fleurs, — je m’en souviens —, j’ai maudit ma jeunesse sans amour.
Aujourd’hui, au milieu de la vie, je me suis arrêté pour méditer… Oh ! jeunesse jamais vécue, que ne puis-je encor te rêver !
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
Dessin de Ramón Gaya. Machado traversant la acequia de Montcada, près de Villa Amparo, Rocafort.
Le poète Luis Cernuda arrive par bateau à New York en septembre 1947. Il a quitté l’Espagne le 14 février 1938. C’est un exilé qui a passé dix ans en Grande-Bretagne. Il a subi les difficultés de la Seconde Guerre mondiale (pénuries, bombardements). Il va rejoindre le Mount Holyoke College (Massachusetts), établissement d’enseignement supérieur pour jeunes filles. Son amie Concha de Albornoz (1900-1972) lui a obtenu un poste de professeur. Il y enseigne de 1947 à 1952. L’arrivée à New York lui procure une forte émotion. Une nouvelle vie s’ouvre à lui après son expérience britannique qu’il a supporté avec difficulté. Il écrit en 1956 le poème en prose La llegada, publié dans l’édition de 1963 d’Ocnos. Nous trouvons dans ce texte la présentation classique de New York. Le poète met en valeur la belle architecture géométrique de la ville (« la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. »), mais insiste aussi sur la réalité sociale qui asphyxie l’individu. Cet aspect est bien mis en valeur par les démarches bureaucratiques auxquelles les autorités douanières le soumettent. Ces sentiments contradictoires sont résumés par l’antithèse : «ciudad abrupta y maravillosa»
La llegada
Despierto mucho antes del amanecer, levantado, duchado y vestido, listo el equipaje, te sentaste en el salón vacío. Todo, salones, pasillos y cubierta del buque, estaba desierto. Tras de los ventanales sólo el negror confundido del mar y del ciclo, aunque del mar se distinguiera siempre su trueno, apenas apercibido ya, con la medio costumbre adquirida en los días de travesía y la zozobra impaciente de la llegada a tierra y ciudad nuevas, aunque imaginadas de antiguo. La luz se fue haciendo y parecía que faltaba bastante para divisar la costa.
Sentado por largo espacio de espaldas a la hilera de ventanales, un presentimiento te hizo volver de pronto la cabeza. Ya estaba allí: la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. La cresta de los edificios contra el cielo y el borde contiguo del cielo estaban marcados de amarillo por un sol invisible, y a un lado y a otro ese eje de luz se oscurecía con noche y con mar en lo más alto y lo más bajo del horizonte.
Cuántas veces lo habías visto en el cine. Pero ahora eran la costa y la ciudad reales las que aparecían ante ti; sin embargo, qué aire de irrealidad tenían. ¿Eras tú quien estaba allí? ¿Estaba ante ti la ciudad que esperabas? Parecía tan hermosa, más hermosa que todo lo supuesto antes en imagen e imaginación; tanto, que temías fuera a desvanecerse como espejismo, que el buque estaba aún en camino, que no ibas a llegar nunca, condenado a vagar indefinidamente, alma desencarnada, entre el abismo ventoso del aire y el abismo furioso del agua.
Mas era la realidad: las molestias innumerables con que los hombres han sabido y tenido que rodear los actos de la vida (pasaportes, permisos, turnos de espera, examen policíaco, aduana) te lo probaron de manera tajante. Y más de siete horas después, terminado el acoso del animal humano, pudiste salir libre, del cobertizo de la aduana en el muelle a la luz del mediodía: al fin pisabas la ciudad que entreviste, fabulosa como un leviatán, surgiendo del mar de amanecida.
Parecía ahora tan trivial, igual en calles pardas y casas sórdidas a aquella Escocia aborrecible, dejada atrás hacía años. Pero eran sólo los suburbios; la ciudad verdadera estaba adentro, toda tiendas con escaparates brillantes y tentadores, como juguetes en día de reyes o día del santo, empavesada de banderas bajo un cielo otoñal claro que encendía los colores, alegre con la alegría envidiable de la juventud sin conciencia. Y te adentraste por la ciudad abrupta, maravillosa, como si tendiera hacia ti la mano llena de promesas.
Ocnos, 1963.
Luis Cernuda a intitulé Ocnos un recueil de 31 poèmes en prose, publié en 1942 à Londres. Il y recrée avec mélancolie et désespoir ses souvenirs d’enfance et d’adolescence de Séville depuis son exil à Glasgow (Écosse). Le livre aura deux autres éditions en 1949 (46 poèmes), à Madrid, et en 1963 à Xalapa (Mexique) (63 poèmes). Il y ajoute chaque fois de nouvelles expériences de son exil. Luis Cernuda est mort à México le 5 novembre 1963 quelques jours avant de recevoir les premiers exemplaires de l’édition définitive dont il avait corrigé les épreuves. Il existe une traduction en français de Jacques Ancet. Elle a été publiée par Les Cahiers des Brisants en 1987.
Francesc Tosquelles soulevant une sculpture d’Auguste Forestier. Saint-Alban, 1947.
Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).
Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.
Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.
On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.
Maison (Auguste Forestier) 1934. LaM, Villeneuve d’Ascq.
Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.
On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.
Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.
“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.
“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.
“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.
“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.
“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.
“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.
« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »
« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »
« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»
« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »
« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »
« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »
« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »
” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »
Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.
Le cimetière des fous
Ce cimetière enfanté par la lune Entre deux vagues de ciel noir Ce cimetière archipel de mémoire Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue Pour trois cents morts masqués de terre Des croix sans nom corps du mystère La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison Coiffés d’absence et déchaussés N’ayant plus rien à espérer Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Asile de Saint-Alban, 1943.
Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.
Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Ancien cimetière de l’Hôpital désaffecté. On y trouve une stèle avec le poème de Paul Eluard.