Deux poèmes d’Idea Vilariño, grande poétesse uruguayenne.
Todo es muy simple
Todo es muy simple mucho más simple y sin embargo aún así hay momentos en que es demasiado para mí en que no entiendo y no sé si reírme a carcajadas o si llorar de miedo o estarme aquí sin llanto sin risas en silencio asumiendo mi vida mi tránsito mi tiempo.
1962.
Tout est simple
Tout est très simple beaucoup plus simple et pourtant même comme ça il y a des moments où c’est trop pour moi où je ne comprends pas et je ne sais pas si je dois rire aux éclats ou si je dois pleurer de peur ou rester là sans pleur sans rire en silence assumant ma vie mon chemin mon temps.
Es negro
Es negro para siempre. Las estrellas los soles y las lunas y pingajos de luz diversos son pequeños errores suciedad pasajera en la negrura espléndida sin tiempo silenciosa.
Il fait noir
Il fait noir pour toujours. Les étoiles les soleils et les lunes et tous les débris de lumière ce sont là de petites erreurs saleté passagère dans la noirceur splendide intemporelle silencieuse.
France Culture, Jacques Bonnaffé lit la poésie. 2019.
Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.
Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.
XVIII. L’Idéal
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d’un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme, C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;
Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans !
VI. Les Phares
Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, où la prière en pleurs s’exhale des ordures, Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C’est pour les coeurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C’est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !
Les Fleurs du Mal, 1857.
Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».
Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.
Blas de Otero est né le 15 mars 1916 à Bilbao. Il est mort à Majadahonda (Communauté de Madrid) le 29 juin 1979 à 63 ans. Je me souviens de la poésie sociale espagnole des années 50.
Un poème étudié autrefois avec des élèves de Terminale :
Tañer (Blas de Otero)
Escucho, estoy oyendo
el reloj de la cárcel de León.
La campana de la Audiencia de Soria.
Filo de la madrugada.
…oyendo tañer España.
Tintement
J’écoute j’entends
l’horloge de la prison de Léon.
La cloche du Tribunal de Soria.
L’aube se lève.
… j’entends tinter l’Espagne.
Parler clair. Pierre Seghers éditeur, 1959. Traduction Claude Couffon.
Nous avons reçu ce témoignage de Claude Couffon sur Blas de Otero, le poète espagnol mort le 29 juin (le Monde daté 1er-2 juillet) :
Je l’avais connu à Collioure en 1959. Il était venu d’Espagne avec quelques autres poètes rendre hommage au grand aîné, Antonio Machado, mort vingt ans plus tôt dans le petit port catalan français. Je le revois alors : haute silhouette ascétique sous le soleil primesautier de février, regard interrogateur entre les paupières plissées, sourire mélancolique, voix grave traînant comme un fleuve traîne ses galets bruissants des mots précis et exigeants : paix, liberté, clarté, justice, fraternité.
Quelques jours plus tard, à Paris, il me montra son dernier manuscrit que la censure de son pays venait d’examiner et d’interdire. Des cercles rageurs à l’encre rouge avaient entouré chaque mot, puis chaque vers, puis chaque strophe, puis le poème entier. L’Espagne repoussait un de ses maîtres livres que sa littérature, plus tard, retiendrait : En Castellano.Parler clair. Le poète parlait trop clair pour l’obscurantisme officiel. Je traduisis le manuscrit et le portai à Pierre Seghers, qui le publia, bilingue, dans sa précieuse collection ” Autour du monde “.
En 1963, François Maspero éditait un livre antérieur de Blas de Otero, au titre significatif : Je demande la paix et la parole. Son chef-d’œuvre ! L’ouvrage avait eu plus de chance. Publié en 1955 par une petite maison d’édition d’une ville industrielle proche de Santander, il avait échappé à la censure.
De sa bibliographie, Blas de Otero parlait peu. Né à Bilbao en 1916, il avait étudié chez les jésuites, puis préparé une carrière de droit, qu’il n’exerça pas, et de lettres, qu’il avait abandonnée. Resté en Espagne après la guerre civile, il n’avait plus vécu que par et pour la poésie. Dans ses premiers recueils : Cantique spirituel (1942), Ange férocement humain (1950), Rappel de conscience (1951), il avait d’abord cherché Dieu, à travers de beaux et fervents sonnets. Celui-ci ne lui ayant répondu que par le silence ou la violence, il s’était résolument tourné vers l’homme, l’Espagnol opprimé par la dictature, l’Espagnol solitaire, oublié, qui s’avançait avec angoisse dans le vide et la nuit de sa vie. Exprimer par le poème la souffrance collective d’un peuple bâillonné, bafoué dans sa dignité et dans ses droits les plus élémentaires, mais aussi l’encourager à la résistance, au combat, à l’espoir, devint pendant trente ans l’obsession de Blas de Otero.
Aujourd’hui, son œuvre chante dans toutes les mémoires des Espagnols, qui récitent par cœur nombre de ses poèmes. Demain, elle sera, par son authenticité, un précieux et émouvant témoignage pour qui voudra savoir ce qu’était l’Espagne sous Franco.
Álvaro Mutis. Barcelone, terrasse de La Pedrera. 14 février 2002.
Álvaro Mutis, l’écrivain colombien, était le grand ami de Gabriel García Márquez. Celui-ci lui a dédié Cent ans de solitude (Cien años de soledad, 1967) et le considérait comme “l’un de nos plus grands écrivains”. Il affirmait : “Il y a une part importante d’Álvaro dans presque tous mes livres” . Álvaro Mutis fut d’abord poète. Il s’est fait connaître comme romancier dans les années 70 et 80. Le voyage est au cœur de toute son œuvre littéraire. Il a créé à partir de 1985 une série de sept romans autour d’un personnage, Maqroll el Gaviero (Maqroll le Gabier), aventurier toujours au bord de la misère et marin partout sur le globe, tant sur les mers que sur les fleuves et les rivières. Álvaro Mutis a reçu le Prix Cervantès en 2001.
On peut lire en français l’anthologie Et comme disait Maqroll el Gaviero et en espagnol Summa de Maqroll el Gaviero: Poesía reunida (Debolsillo, 2008). J’ai acheté ce livre en janvier dans un café-librairie de Madrid, Cafebrería ad Hoc, Calle del Buen Suceso dans ce quartier d’Argüelles que je fréquente depuis 1969.
Un exemple de sa poésie :
Sonata
Por los árboles quemados después de la tormenta. Por las lodosas aguas del delta. Por lo que hay de persistente en cada día. Por el alba de las oraciones. Por lo que tienen ciertas hojas en sus venas color de agua profunda y en sombra. Por el recuerdo de esa breve felicidad ya olvidada y que fuera alimento de tantos años sin nombre. Por tu voz de ronca madreperla. Por tus noches por las que pasa la vida en un galope de sangre y sueño Por lo que eres ahora para mí. Por lo que serás en el desorden de la muerte. Por eso te guardo a mi lado como la sombra de una ilusoria esperanza.
Los trabajos perdidos. Era, 1965.
Sonata
Pour les arbres brûlés après la tourmente. Pour les eaux boueuses du delta. Pour ce qui demeure de chaque jour. Pour le petit matin des prières. Pour ce que recèlent certaines feuilles dans leurs veines couleur d’eau profonde et sombre. Pour le souvenir de ce bonheur bref et déjà oublié qui fut mon aliment de tant d’années sans nom. Pour ta voix de nacre rauque. Pour tes nuits où transite la vie en un galop de sang et de rêve. Pour ce que tu es aujourd’hui pour moi. Pour ce que tu seras dans le tumulte de la mort. Pour cela je te garde à mon côté comme l’ombre d’un illusoire espoir.
Les Travaux perdus in Et comme disait Maqroll el Gaviero. NRF Poésie/ Gallimard n° 441 , 2008. Traduit par François Maspero.
Le poète est mort en exil à Collioure (Pyrénées Orientales) le 22 février 1939 des suites d’une pneumonie. Il avait 64 ans.
García Montero renvoie dans cet article à un poème écrit par Machado pendant la Guerre Civile. Celui-ci vécut avec sa famille de novembre 1936 à avril 1938 Villa Amparo (Rocafort, petit village agricole qui se trouve à sept kilomètres de Valence), dans la Huerta. Il écrivit là de nombreux articles pour la presse et quelques poèmes au service de la cause républicaine.
Rocafort. Villa Amparo. Sculpture métallique qui représente le poète, inspirée par un dessin de Ramón Gaya.
La primavera (Antonio Machado)
Más fuerte que la guerra -espanto y grima- cuando con torpe vuelo de avutarda el ominoso trimotor se encima y sobre el vano techo se retarda,
hoy tu alegre zalema el campo anima, tu claro verde el chopo en yemas guarda. Fundida irá la nieve de la cima al hielo rojo de la tierra parda.
Mientras retumba el monte, el mar humea, da la sirena el lúgubre alarido, y en el azul el avión platea,
¡cuán agudo se filtra hasta mi oído, niña inmortal, infatigable dea, el agrio son de tu rabel florido!
Poesías de guerra. Ediciones Asomante, San Juan de Puerto Rico. 1961.
Le printemps
Plus fort que la guerre — angoisse et frayeur — quand de son lourd vol d’échassier monte dans le ciel le trimoteur funeste et que sur le toit inutile il s’attarde,
aujourd’hui ton salut joyeux anime la campagne, le peuplier dans ses bourgeons garde ton vert clair. La neige des sommets, fondue, s’écoulera vers la glace rouge des terres brunes.
Tandis que tonne la montagne, fume la mer, la sirène lance son hurlement lugubre, et l’avion dans l’azur scintille,
comme parvient, aigu, à mon oreille, mon enfant immortelle, inlassable déesse, l’aigre son de ton rebec fleuri !
Poésies de la guerre (1936-1939).
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction : Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973 ; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
J’ai relu un autre poème plus ancien qui parle aussi du printemps.
La primavera besaba (Antonio Machado)
La primavera besaba suavemente la arboleda y el verde nuevo brotaba como una verde humareda.
Las nubes iban pasando sobre el campo juvenil… Yo vi en las hojas temblando las frescas lluvias de abril.
Bajo ese almendro florido, todo cargado de flor -recordé-, yo he maldecido mi juventud sin amor.
Hoy, en mitad de la vida. me he parado a meditar… ¡Juventud nunca vivida, quién te volviera a soñar!
Soledades, 1903.
Le printemps doucement (Antonio Machado)
Le printemps doucement posait sur les arbres un baiser, et le vert nouveau jaillissait comme une verte fumée.
Les nuages passaient sur la campagne juvénile… J’ai vu sur les feuilles trembler les fraîches pluies d’avril.
Dessous l’amandier fleuri, tout chargé de fleurs, — je m’en souviens —, j’ai maudit ma jeunesse sans amour.
Aujourd’hui, au milieu de la vie, je me suis arrêté pour méditer… Oh ! jeunesse jamais vécue, que ne puis-je encor te rêver !
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
Dessin de Ramón Gaya. Machado traversant la acequia de Montcada, près de Villa Amparo, Rocafort.
Le poète Luis Cernuda arrive par bateau à New York en septembre 1947. Il a quitté l’Espagne le 14 février 1938. C’est un exilé qui a passé dix ans en Grande-Bretagne. Il a subi les difficultés de la Seconde Guerre mondiale (pénuries, bombardements). Il va rejoindre le Mount Holyoke College (Massachusetts), établissement d’enseignement supérieur pour jeunes filles. Son amie Concha de Albornoz (1900-1972) lui a obtenu un poste de professeur. Il y enseigne de 1947 à 1952. L’arrivée à New York lui procure une forte émotion. Une nouvelle vie s’ouvre à lui après son expérience britannique qu’il a supporté avec difficulté. Il écrit en 1956 le poème en prose La llegada, publié dans l’édition de 1963 d’Ocnos. Nous trouvons dans ce texte la présentation classique de New York. Le poète met en valeur la belle architecture géométrique de la ville (« la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. »), mais insiste aussi sur la réalité sociale qui asphyxie l’individu. Cet aspect est bien mis en valeur par les démarches bureaucratiques auxquelles les autorités douanières le soumettent. Ces sentiments contradictoires sont résumés par l’antithèse : «ciudad abrupta y maravillosa»
La llegada
Despierto mucho antes del amanecer, levantado, duchado y vestido, listo el equipaje, te sentaste en el salón vacío. Todo, salones, pasillos y cubierta del buque, estaba desierto. Tras de los ventanales sólo el negror confundido del mar y del ciclo, aunque del mar se distinguiera siempre su trueno, apenas apercibido ya, con la medio costumbre adquirida en los días de travesía y la zozobra impaciente de la llegada a tierra y ciudad nuevas, aunque imaginadas de antiguo. La luz se fue haciendo y parecía que faltaba bastante para divisar la costa.
Sentado por largo espacio de espaldas a la hilera de ventanales, un presentimiento te hizo volver de pronto la cabeza. Ya estaba allí: la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. La cresta de los edificios contra el cielo y el borde contiguo del cielo estaban marcados de amarillo por un sol invisible, y a un lado y a otro ese eje de luz se oscurecía con noche y con mar en lo más alto y lo más bajo del horizonte.
Cuántas veces lo habías visto en el cine. Pero ahora eran la costa y la ciudad reales las que aparecían ante ti; sin embargo, qué aire de irrealidad tenían. ¿Eras tú quien estaba allí? ¿Estaba ante ti la ciudad que esperabas? Parecía tan hermosa, más hermosa que todo lo supuesto antes en imagen e imaginación; tanto, que temías fuera a desvanecerse como espejismo, que el buque estaba aún en camino, que no ibas a llegar nunca, condenado a vagar indefinidamente, alma desencarnada, entre el abismo ventoso del aire y el abismo furioso del agua.
Mas era la realidad: las molestias innumerables con que los hombres han sabido y tenido que rodear los actos de la vida (pasaportes, permisos, turnos de espera, examen policíaco, aduana) te lo probaron de manera tajante. Y más de siete horas después, terminado el acoso del animal humano, pudiste salir libre, del cobertizo de la aduana en el muelle a la luz del mediodía: al fin pisabas la ciudad que entreviste, fabulosa como un leviatán, surgiendo del mar de amanecida.
Parecía ahora tan trivial, igual en calles pardas y casas sórdidas a aquella Escocia aborrecible, dejada atrás hacía años. Pero eran sólo los suburbios; la ciudad verdadera estaba adentro, toda tiendas con escaparates brillantes y tentadores, como juguetes en día de reyes o día del santo, empavesada de banderas bajo un cielo otoñal claro que encendía los colores, alegre con la alegría envidiable de la juventud sin conciencia. Y te adentraste por la ciudad abrupta, maravillosa, como si tendiera hacia ti la mano llena de promesas.
Ocnos, 1963.
Luis Cernuda a intitulé Ocnos un recueil de 31 poèmes en prose, publié en 1942 à Londres. Il y recrée avec mélancolie et désespoir ses souvenirs d’enfance et d’adolescence de Séville depuis son exil à Glasgow (Écosse). Le livre aura deux autres éditions en 1949 (46 poèmes), à Madrid, et en 1963 à Xalapa (Mexique) (63 poèmes). Il y ajoute chaque fois de nouvelles expériences de son exil. Luis Cernuda est mort à México le 5 novembre 1963 quelques jours avant de recevoir les premiers exemplaires de l’édition définitive dont il avait corrigé les épreuves. Il existe une traduction en français de Jacques Ancet. Elle a été publiée par Les Cahiers des Brisants en 1987.
Francesc Tosquelles soulevant une sculpture d’Auguste Forestier. Saint-Alban, 1947.
Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).
Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.
Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.
On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.
Maison (Auguste Forestier) 1934. LaM, Villeneuve d’Ascq.
Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.
On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.
Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.
“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.
“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.
“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.
“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.
“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.
“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.
« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »
« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »
« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»
« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »
« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »
« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »
« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »
” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »
Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.
Le cimetière des fous
Ce cimetière enfanté par la lune Entre deux vagues de ciel noir Ce cimetière archipel de mémoire Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue Pour trois cents morts masqués de terre Des croix sans nom corps du mystère La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison Coiffés d’absence et déchaussés N’ayant plus rien à espérer Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Asile de Saint-Alban, 1943.
Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.
Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Ancien cimetière de l’Hôpital désaffecté. On y trouve une stèle avec le poème de Paul Eluard.
Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “
Booz endormi (Victor Hugo) * Booz s’était couché de fatigue accablé ; Il avait tout le jour travaillé dans son aire ; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ; Il était, quoique riche, à la justice enclin ; Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ; Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril. Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ; Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse : – Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc ; Et, toujours du côté des pauvres ruisselant, Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ; Il était généreux, quoiqu’il fût économe ; Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.
*
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ; Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ; Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ; La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait, Était mouillée encore et molle du déluge.
*
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ; Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l’âme : ” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi, O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre, Elle à demi vivante et moi mort à demi.
” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ? Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ? Quand on est jeune, on a des matins triomphants ; Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ; Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe, Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase, Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ; Le cèdre ne sent pas une rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
*
Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite, S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu’une femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ; Les anges y volaient sans doute obscurément, Car on voyait passer dans la nuit, par moment, Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse. On était dans le mois où la nature est douce, Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ; Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; Une immense bonté tombait du firmament ; C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, Avait, en s’en allant, négligemment jeté Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
La Légende des siècles, 1er Mai 1859.
Ruth et Booz, vers 1637-40. Berlin, Cabinet des estampes et dessins.
(Merci à Gio Bonzon qui nous a donné la revue tintaLibre n°107 de novembre 2022 où figure le poème Un año y tres meses).
Luis García Montero est un des poètes espagnols les plus importants. Il a été professeur à l’université de Grenade de 1981 à 2008. Il a travaillé sur la poésie de Rafael Alberti (1902-1999) qui était son ami. Il a soutenu sa thèse en 1986 : La norma y los estilos en la poesía de Rafael Alberti (1920-1939). Il a veillé sur la l’édition de l’oeuvre complète du poète de la Génération de 1927 : Obras completas. Poesía, 3 volumes, Madrid, Aguilar, 1988. Depuis 2018, il est le Directeur de l’Institut Cervantès, l’organisme officiel qui se consacre à la promotion et à l’enseignement de la langue espagnole, ainsi qu’à la diffusion de la culture espagnole et hispano-américaine. Il écrit régulièrement dans les journaux espagnols El País et Infolibre. Depuis 1994, il était aussi le mari de la romancière Almudena Grandes, qui est décédée le 27 novembre 2021. Il a publié en 2022 Un año y tres meses (Tusquets), un recueil de poèmes qui évoque la maladie et le décès de son épouse.
Un año y tres meses
Como las narraciones de la lluvia o los cuadernos de bitácora, tuvo la enfermedad sus argumentos.
No me quejo de nada. Hoy sostengo el optimismo amargo con el que respondimos, septiembre, 2020, cuando las citas médicas y el mar de los análisis se mezclaron de un día para otro con las arenas de la vida.
Nunca me quejaré de la disciplinada manera que tuviste de contar nuestros pasos para ver la ciudad con otros ojos, la resistencia física y mental que exigía la quimio. No me quejo de las debilidades o de la Navidad sin cabellera o de la extraña forma de despedir el año cuando el amor pasó por el quirófano.
La pandemia prohibía las visitas. Disfrazado de médico sin bata, subí para esconderme hasta la habitación 5427. Dividimos por dos las uvas de tu postre, oyendo de la mano aquellas campanadas de la televisión que no sonaban todavía a muerto.
No me quejo de todo lo que hicimos después, del cuerpo poco a poco tan vencido, de las ventanas de los hospitales, de la silla de ruedas en 2021, penumbras fatigadas de noviembre, ocho de la mañana en el rumor del Clínico con resultados últimos en la sala de espera. No me quejo del miedo a la caída, de la ducha difícil, de los duros transbordos para llegar al baño. No me quejo tampoco de los cuidados paliativos, la memoria con gasas y la conversación inevitable. No me quejo de verte morir entre mis brazos.
Comprendí que los viajes y los libros con sus dedicatorias siempre han sido maneras de cuidarnos. Comprendí las raíces de nuestra militancia, comprendí la factura de querer de un modo tan completamente viernes. Comprendí el argumento de esta historia en la noche estrellada, una historia de amor, este año y tres meses, estos días finales que ya son, ahora, recordados, los más felices de mi vida.