Louis Aragon

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

https://goo.gl/cGmEyr

Enregistré a la radio en 1959, avec Léo Ferré au piano, deux ans avant la sortie du disque 25cm “Les chansons d’Aragon”.

Léo Ferré. Studio Harcourt. v 1947.

Guillaume Apollinaire – Aragon

Portrait de Guillaume Apollinaire, [La-Rue-des-Bois], août 1908. (Pablo Picasso).
Moitié supérieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso 1979.
Moitié inférieure. Fusain sur papier. Musée national Picasso-Paris. Don Maya Widmaier-Picasso 2014.

Louis Aragon.

Miguel Hernández (1910-1942)

Busto de Miguel Hernández. Paseo de los Poetas, El Rosedal, Buenos Aires.

El tren de los heridos 

Silencio que naufraga en el silencio
de las bocas cerradas de la noche.
No cesa de callar ni atravesado.
Habla el lenguaje ahogado de los muertos.

Silencio.

Abre caminos de algodón profundo,
amordaza las ruedas, los relojes,
detén la voz del mar, de la paloma:
emociona la noche de los sueños.

Silencio.

El tren lluvioso de la sangre suelta,
el frágil tren de los que se desangran,
el silencioso, el doloroso, el pálido,
el tren callado de los sufrimientos.

Silencio.

Tren de la palidez mortal que asciende:
la palidez reviste las cabezas,
el ¡ay! la voz, el corazón, la tierra,
el corazón de los que malhirieron.

Silencio.

Van derramando piernas, brazos, ojos,
van arrojando por el tren pedazos.
Pasan dejando rastros de amargura,
otra vía láctea de estelares miembros.

Silencio.

Ronco tren desmayado, envejecido:
agoniza el carbón, suspira el humo
y, maternal, la máquina suspira,
avanza como un largo desaliento.

Silencio.

Detenerse quisiera bajo un túnel
la larga madre, sollozar tendida.
No hay estaciones donde detenerse,
si no es el hospital, si no es el pecho.

Silencio.

Para vivir, con un pedazo basta:
en un rincón de carne cabe un hombre.
Un dedo solo, un solo trozo de ala
alza el vuelo total de todo un cuerpo.

Silencio.

Detened ese tren agonizante
que nunca acaba de cruzar la noche.
Y se queda descalzo hasta el caballo,
y enarena los cascos y el aliento.

El hombre acecha, 1939.

Cementerio de Alicante. Placa que se encuentra encima de la que en honor a los fusilados republicanos de 1939 se erige.

Miguel Hernández (1910-1942)

Miguel Hernández.

Le 30 octobre 1910, il y a aujourd’hui 108 ans,  naissait à Orihuela (Alicante) Miguel Hernández Gilabert ,”el pastor poeta”.  Sa famille vivait de l’élevage de chèvres. Il dut abandonner ses études en 1925, à 15 ans, pour garder le troupeau familial. La lecture des livres de poésie qu’il trouvait dans la bibliothèque municipale ou dans celle d’un prêtre d’Orihuela, le Père Almarcha, fut sa principale source de formation. Dans sa ville natale, il fréquentait un groupe littéraire  autour de son ami, l’avocat José Ramón Marín Gutiérrez (1913-1935) qui adopta le pseudonyme de Ramón Sijé. A 22 ans, il  séjourna  une première fois à Madrid entre le 31 décembre  1931 et 15 mai 1932. Il publia en 1933 son premier recueil, Perito en lunas, influencé par Góngora et les poètes de la Génération de 1927. En 1934, il rencontra les poètes Vicente Aleixandre et Pablo Neruda qui seront ses amis intimes et deux futurs Prix Nobel de Littérature. Pendant la Guerre Civile, il devint membre du Parti Communiste d’Espagne et s’engagea dans le Quinto Regimiento. Il vécut avec les soldats sur le front. Il se maria avec Josefina Manresa le 9 mars 1937 et eut deux fils: Manuel Ramón, mort avant un an, et Manuel Miguel .

A la fin de la guerre, il essaya de passer au Portugal, mais fut arrêté par la police de ce pays et remis à la garde civile espagnole. Libéré à la suite de plusieurs interventions, il se rendit à Orihuela pour rejoindre sa famille, mais fut de nouveau arrêté et transféré à Madrid. Le 18 janvier 1940,  un Conseil de Guerre le condamna à mort  l’accusant du délit d’adhésion à la rebellion. Le 9 juillet 1940, il vit sa peine commuée en trente années d’emprisonnement. Miguel Hernández connut les prisons de Madrid, Palencia,  Ocaña, Alicante. Les conditions déplorables de détention eurent raison de sa santé. Le poète mourut de tuberculose pulmonaire le 28 mars 1942 à 31 ans. On l’enterra le lendemain au cimetière Nuestra Señora del Remedio d’Alicante. Sa condamnation n’a toujours pas été annulée par le Tribunal Suprême.

Cementerio municipal de Alicante. Tumba de Miguel Hernández, Manuel Miguel Hernández y Josefina Manresa.

Canción última 

Pintada, no vacía:
pintada está mi casa
del color de las grandes
pasiones y desgracias.

Regresará del llanto
adonde fue llevada
con su desierta mesa
con su ruinosa cama.

Florecerán los besos
sobre las almohadas.
Y en torno de los cuerpos
elevará la sábana
su intensa enredadera
nocturna, perfumada.

El odio se amortigua
detrás de la ventana.

Será la garra suave.

Dejadme la esperanza.

El hombre acecha (1938-39)

https://www.youtube.com/watch?v=yQJYnfHVfCs

 

 

Jacques Réda (24 janvier 1929-89 ans)

Jacques Réda 2015.

Dans ce lieu caverneux qu’est l’âme du grand âge
On revoit sans arrêt sur la paroi du fond
Les mêmes souvenirs danser – ainsi font font
Marionnettes et pantins, pauvre héritage

D’une vie où l’on hoche, à la fin, du siphon.
Néanmoins ce malheur offre quelque avantage:
Ce qui revient paraît nouveau dans le potage
Insipide des jours. Et s’il nous étouffe, on

Reprend au même endroit la bande dévidée :
Même bonheur, même remords ou même idée
Représentés à neuf comme sur un plateau.

Mais comment ressaisir la chose transformée
Et reflet du reflet d’un image, fumée
Où s’égara peut-être aussi le vieux Platon.

La Course: nouvelles poésies itinérantes et familières (1993-1998), Gallimard, 1999.

Nathalie Piégay – Louis Aragon

Nathalie Piégay, Une femme invisible, Editions du Rocher, 2018.

Nathalie Piégay, professeure à l’Université de Genève, a présenté La Semaine sainte dans l’édition des Oeuvres romanesques complètes d’Aragon, dirigée par Daniel Bougnoux dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq tomes).

Dans ce livre, à la fois récit à la première personne et biographie, elle s’intéresse à la vie de la mère du poète, Marguerite Toucas-Massillon (1873-1942). Celle-ci est issue d’une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Fernand Toucas, amateur de peinture et de jeu a été sous-préfet de Guelma en Algérie. Son frère Edmond (1881-1937) sera, lui, sous-préfet de Commercy (Meuse) après la Première Guerre Mondiale. Marguerite s’éprend de Louis Andrieux (1840-1931), ami de Fernand et protecteur d’Edmond. Ce personnage important de la Troisième République fut successivement Procureur de la République, préfet de police, ambassadeur et député. Il termina sa carrière comme doyen de l’Assemblée nationale. Lorsqu’elle tombe enceinte, elle décide de garder l’enfant. Elle résiste à la pression de son amant  et de sa mère qui voulaient qu’elle avorte.

Entre-temps, Fernand Toucas a perdu son poste (pour corruption) et a quitté sa famille pour ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Louis Andrieux, marié, ne reconnaît pas son fils illégitime et prive même Marguerite du statut légal de mère. Officiellement, Louis Aragon est né de parents “non dénommés”. Il sera élevé en croyant être le fils adoptif de sa grand-mère, Claire, et le petit frère de Marguerite. Celle-ci ne lui révélera la vérité qu’en juin1917, craignant qu’il ne meure à la guerre sans savoir qui étaient ses vrais parents.

Marguerite est le pilier de cette famille bourgeoise déclassée depuis la fuite du père. Elle vit dans les difficultés matérielles et supporte stoïquement le caractère insupportable de sa mère. Elle n’a pas les moyens de s’émanciper,  mais  soutiendra pourtant financièrement toute sa famille. De 1899 à 1904, elle tiendra au 20 Avenue Carnot à Paris (XVII) la pension Etoile-Famille. Louis Aragon a décrit cette avenue comme «l’avenue aux catalpas». En réalité, elle est bordée de paulownias dont les fleurs ressemblent à celles du catalpa.

Marguerite vécut pendant trente-quatre ans  une longue histoire d’amour clandestine avec Louis Andrieux et finit par devenir femme de lettres . D’abord traductrice de romans policiers anglais, elle écrira ensuite des romans à l’eau de rose pour plusieurs maisons d’édition et des magazines féminins. Elle réussira à vivre de sa plume et posèdera la carte de la Société des Gens de Lettres..

On sait peu de choses de la mère d’Aragon. Les sources sont maigres.  Le poète en a peu parlé. Roselyne Collinet-Waller a publié en 2001 aux Presses Universitaires de Strasbourg, l’étude Aragon et le père, romans. Mais, la vie de Marguerite semble une vie minuscule à une époque où les femmes bourgeoises se soumettaient à l’ordre familial. Nathalie Piégay a recréé sa vie, s’est rendue dans la plupart des lieux qu’elle a fréquenté. Elle parle avec empathie de cette femme que son fils a aimé, mais a un peu délaissé.

https://www.youtube.com/watch?v=vgJpnEclPLw

Grappe de fleurs de Paulownia.

Louis Aragon (1897-1982)

Louis Andrieux 1870.

LE DOMAINE PRIVE

LE MOT : Ce poème est construit autour du secret qui a entouré la naissance et la vie de Louis Aragon jusqu’à son départ de la Gare de l’Est pour Saint-Dizier et le front en juin 1917. Sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, poussée par son amant, Louis Andrieux, lui avoue le secret de sa naissance. Le poète avait probablement compris la vérité avant cette confession. Néanmoins, cet épisode fut très douloureux pour lui. Sa mère passait pour être sa soeur et Louis Andrieux, son parrain. Le mot”maman” n’avait jamais été prononcé ni par l’enfant ni par sa mère.

LE TEMPS DES CERISES: La famille paternelle de Marguerite Toucas-Massillon était originaire de Solliès-Toucas  dans le Var où elle possédait de vastes cerisaies. Louis Aragon y passa des vacances lorsqu’il était enfant. Il évoque un jeune homme, amoureux de sa mère que celle-ci aurait éconduit. le Temps des cerises évoque son histoire personnelle, mais le premier vers du poème paraphrase le début du Temps des cerises, la chanson emblématique de la Commune de Paris. On ne peut pas oublier que comme Procureur de la République, Louis Andrieux participa à la répression de la Commune de Lyon en avril 1871 et fut ensuite Préfet de Police de Paris de 1879 à 1881. Il a fait expulser les religieuses des congrégations en 1880.  Le jeune homme de Solliès semble être l’antithèse du père haï.

MARGUERITE: Aragon a peu utilisé le sonnet sous sa forme classique. il s’agit ici d’un poème de circonstance écrit pour être gravé sur la tombe de sa mère qui mourut d’un cancer du sein le 2 mars 1942 et fut enterrée dans l’ancien cimetière de Cahors.

Louis Aragon (1897-1982)

Marguerite Toucas-Massillon et son fils, Louis Aragon.

Le Domaine privé

    I.Le Mot 

Le mot n’a pas franchi mes lèvres
Le mot n’a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur

Jamais je ne l’ai dit qu’en songe
Ce lourd secret pèse entre nous
Et tu me vouais au mensonge
A tes genoux

Nous le portions comme une honte
Quand mes yeux n’étaient pas ouverts
Et les tiens à la fin du compte
Demandaient pardon d’être verts

Te nommer ma sœur me désarme
J’ai trop respecté ton chagrin
Le silence a le poids des larmes
Et leur refrain

Puisque tu dors et que leurs rires
Ne peuvent blesser ton sommeil
Permets-moi devant tous de dire
Que le soleil est le soleil

Que si j’ai feint c’est pour toi seule
Jusqu’à la fin fait l’innocent
Pour toi seule jusqu’au linceul
Caché mon sang

J’avais naissant le tort de vivre
J’irai jusqu’au bout de mes torts

La vie est une histoire à suivre
Et la mort en est le remords

Ceux peut-être qui me comprennent
Ne feront pas les triomphants
Car une morte est une reine
A son enfant

II. Le temps des cerises

Lorsqu’une voix chante au loin le Temps des Cerises
C’est vous deux que j’entends les mots que vous disiez
Et je vous vois fleurir tout un printemps de chemises
Au soleil de Solliès entre les cerisiers

Il fallait écouter ce garçon ta jeunesse
Il était comme nous de terre et de chanson
Qui donc t’en détourna qui voulait que je naisse
Et les arbres neigeaient quand il t’a dit Dansons
Il était comme nous sensible aux moindres choses
Qu’importait avec lui de vivre pauvrement
L’armoire de bois blanc que tu couvris de roses
Pour lui tu l’aurais peinte et non pour moi Maman

Il pleurait au théâtre Il aimait les histoires
Il était comme nous trop crédule et je crains
Qu’il aurait lançant ses sous sur le comptoir
Pour te plaire acheté leurs mouchoirs aux forains

Un soir tu m’as parlé de lui de ce jeune homme
Je ne demandais rien Que ne l’as-tu suivi
Pas plus que lui pourtant tu n’étais économe
Tu m’as donné ta vie en me donnant la vie

C’est un cadeau trop lourd. Que veux-tu que j’en fasse
Que ne l’as-tu repris cet univers volé
Et tes yeux se fermant à tout jamais s’efface
Le toit couleur de pain sur les coteaux brûlés

Le bois des cerisiers laisse très peu de cendres
Il saigne sur mon coeur des larmes de grenat
Un beau printemps tous deux nous n’irons plus descendre
Du côté des Toucas ou des Caffarena

 III. Marguerite

Ici repose un coeur en tout pareil au temps
Qui meurt à chaque instant de l’instant qui commence
Et qui se consumant de sa propre romance
Ne se tait que pour mieux entendre qu’il attend

Rien n’a pu l’apaiser jamais ce coeur battant
Qui n’a connu du ciel qu’une longue apparence
Et qui n’aura vécu sur la terre de France
Que juste assez pour croire au retour du printemps

Avait-elle épuisé l’eau pure des souffrances
Sommeil ou retrouvé ses rêves de vingt ans
Qu’elle s’est endormie avec indifférence

Qu’elle ne m’attend plus et non plus ne m’entend
Lui mrumurer les mots secrets de l’espérance
Ici repose enfin celle que j’aimais tant

Paru d’abord dans la revue de Pierre Seghers Poésie 43, n°12 janvier-février 1943 et repris en 1946 dans En étrange pays dans mon pays lui-même.

 

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

Le poète chilien, Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature 1971, visita Machu Picchu le 22 octobre 1943 avec sa seconde épouse  Delia del Carril.

El poeta chileno, Pablo Neruda, Premio Nobel de literatura en 1971, visitó Machu Picchu el 22 de octubre de 1943 con su segunda esposa Delia del Carril.

“Pero antes de llegar a Chile hice otro descubrimiento que agregaría un nuevo estrato al desarrollo de mi poesía.

Me detuve en el Perú y subí hasta las ruinas de Machu Picchu. Ascendimos a caballo. Por entonces no había carretera. Desde lo alto vi las antiguas construcciones de piedra rodeadas por las altísimas cumbres de los Andes verdes. Desde la ciudadela carcomida y roída por el paso de los siglos se despeñaban torrentes. Masas de neblina blanca se levantaban desde el río Wilcamayo. Me sentí infinitamente pequeño en el centro de aquel ombligo de piedra; ombligo de un mundo deshabitado, orgulloso y eminente, al que de algún modo yo pertenecía. Sentí que mis propias manos habían trabajado allí en alguna etapa lejana, cavando surcos, alisando peñascos.

Me sentí chileno, peruano, americano. Había encontrado en aquellas alturas difíciles, entre aquellas ruinas gloriosas y dispersas, una profesión de fe para la continuación de mi canto.

Allí nació mi poema “Alturas de Machu Picchu”.

Pablo Neruda, Confieso que he vivido, 1974.

Alturas de Machu Picchu

XII

Sube a nacer conmigo, hermano…

Dame la mano desde la profunda
zona de tu dolor diseminado.
No volverás del fondo de las rocas.
No volverás del tiempo subterráneo.
No volverá tu voz endurecida.
No volverán tus ojos taladrados.
Mírame desde el fondo de la tierra,
labrador, tejedor, pastor callado:
domador de guanacos tutelares:
albañil del andamio desafiado:
aguador de las lágrimas andinas:
joyero de los dedos machacados:
agricultor temblando en la semilla:
alfarero en tu greda derramado:
traed a la copa de esta nueva vida
vuestros viejos dolores enterrados.
Mostradme vuestra sangre y vuestro surco,
decidme: aquí fui castigado,
porque la joya no brilló o la tierra
no entregó a tiempo la piedra o el grano:
señaladme la piedra en que caísteis
y la madera en que os crucificaron,
encendedme los viejos pedernales,
las viejas lámparas, los látigos pegados
a través de los siglos en las llagas
y las hachas de brillo ensangrentado.
Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta.
A través de la tierra juntad todos
los silenciosos labios derramados
y desde el fondo habladme toda esta larga noche,
como si yo estuviera con vosotros anclado,
contadme todo, cadena a cadena,
eslabón a eslabón, y paso a paso,
afilad los cuchillos que guardasteis,
ponedlos en mi pecho y en mi mano,
como un río de tigres amarillos,
como un río de tigres enterrados,
y dejadme llorar, horas, días, años,
edades ciegas, siglos estelares.

Dadme el silencio, el agua, la esperanza.

Dadme la lucha, el hierro, los volcanes.

Apegadme los cuerpos como imanes.

Acudid a mis venas y a mis bocas.

Hablad por mis palabras y mi sangre.

Canto General, 1950.

Les Hauteurs de Machu Picchu

XII

Monte naître avec moi, mon frère.

Donne-moi la main, de cette profonde
zone de ta douleur disséminée.
Tu ne reviendras pas du fond des roches.
Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.
Non, ta voix durcie ne reviendra pas.
Ne reviendront pas tes yeux perforés.

Regarde-moi du tréfonds de la terre,
laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes:
dresseur de tutélaires güanacos:
maçon de l’échafaudage défié:
porteur d’eau de larmes andines:
joaillier des doigts écrasés:
agriculteur qui trembles dans la graine:
potier répandu dans ta glaise:
apportez à la coupe de la vie nouvelle
vos vieilles douleurs enterrées.
Montrez-moi votre sang, votre sillon,
dites-moi: en ce lieu on m’a châtié
car le bijou n’a pas brillé ou car la terre
n’avait pas donné à temps la pierre ou le grain:
Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés
et le bois où vous fûtes crucifiés,
illuminez pour moi les vieux silex,
les vieilles lampes, les fouets collés
aux plaies au long des siècles
et les haches à l’éclat ensanglanté.
Je viens parler par votre bouche morte.
Rassemblez à travers la terre
toutes vos silencieuses lèvres dispersées
et de votre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi
comme si j’étais ancré avec vous,
racontez-moi tout, chaîne à chaîne,
maillon à maillon, pas à pas,
affûtez les couteaux que vous avez gardés,
mettez-les sur mon cœur et dans ma main,
comme un fleuve jaune d’éclairs,
comme un fleuve des tigres enterrés,
et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années,
des âges aveugles, des siècles stellaires.

Donnez-moi le silence, l’eau, l’espoir.

Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.

Collez vos corps à moi ainsi que des aimants.

Accourez à ma bouche et à mes veines.

Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang.

Chant général. Traduction: Claude Couffon, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1977.

Machu Picchu.

René Char (1907-1988)

René Char.

Le poète René Char ne publie pas un seul livre entre Le visage nuptial, paru en décembre 1938 et Seuls demeurent, édité chez Gallimard en février 1945 par Raymond Queneau. Pas un seul texte non plus en revue entre 1939 et 1944.
Ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize, ancien rugbyman, se cache à Céreste (Alpes de-Haute-Provence) dès 1940 pour ne pas être arrêté par la police de Vichy. En 1942, membre de l’Armée secrète, il change de nom. Il s’appelle désormais «Alexandre». Au maquis, il n’est plus écrivain, mais combattant. Le Capitaine Alexandre commande la section atterrissage parachutage-région 2 de la zone Durance. Son QG est installé à Céreste. La S.a.p. organise aussi des sections de combat.
René Char est deux fois résistant: par la rigueur de son écriture et par son action réelle au côté des partisans.
En 1946, Albert Camus demande de publier dans sa collection Espoir les Feuillets d’Hypnos, notes intimes du poète dans le maquis. C’est un recueil à la portée universelle.
Pour René Char, l’expérience de la résistance fut fondatrice: refus de publier durant l’Occupation, dénonciation du nazisme et de la collaboration française, interrogations aiguës et douloureuses sur son action et ses missions, prise de distance sitôt la guerre terminée.

Céreste (Alpes-de-Haute-Provence). Plaque sur le Maison de René Char.

Note sur le Maquis.

Montrer le côté hasardeux de l’entreprise, mais avec un art comme à dessein rétrospectif, dans sa nouveauté tirée de nos poitrines, dans sa vérité ou la sincère approximation de celle-ci. Ce sont les «fautes» de l’ennemi, sa consigne d’humilier avant d’exterminer, qui surtout nous favorisèrent. Sans le travail forcé en Allemagne, les persécutions, la contamination et les crimes, un petit nombre de jeunes gens seulement aurait pris le maquis et les armes. La France de 1940 ne croyait pas, chez elle, ni à la cruauté ni à l’asservissement; cette France livrée au râteau fantastique de Hitler par la pauvreté d’esprit des uns, la trahison très préparée des autres, la toute-puissante nocivité enfin d’interêts adversaires. De plus, l’énigme des années 1939-1940 pesait sur son insouciance de la veille comme une chape de plomb.
Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel de la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre…
Contrairement à l’opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d’adeptes. Une poignée d’hommes solitaires, jusqu’en 1942, tenta d’engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composée d’enfants trop choyés et mal aguerris, d’individualistes à tous crins, d’ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l’exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d’imaginatifs instables, d’aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d’Espagne; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. Mais quelque chose, qui était hostile, ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant. Par crainte d’un mal dont les pouvoirs devaient justement s’accroître du temps mort laissé par cet abandon!

Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive -, la lueur sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégée d’archétypes qui subitement sans qu’on soit averti, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà avant de l’avoir menée, de concert avec l’esprit et les circonstances, à bonne fin; de distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. L’observer nue et la proue face au temps. L’évidence, qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage, s’offre souvent à nous, à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.

1944

I. Pauvreté et privilège dans Recherche de la base et du sommet.