Germaine Richier 1902-1959

Germaine Richier dans son atelier (Agnès Varda). Paris, 30 novembre 1955.

Exposition Germaine Richier au centre Georges-Pompidou, Paris 4e du 1 mars au 12 juin et du 12 juillet au 5 novembre au Musée Fabre de Montpellier.

Nous l’avons vue samedi 4 mars. Elle est très complète puisque presque 200 œuvres (sculptures, gravures, dessins) sont exposées. Je ne connaissais cette artiste que par les sculptures présentées habituellement au quatrième étage du centre (Musée national d’Art moderne). Je trouvais impressionnant Le Christ d’Assy I, petit de 1950.

On peut admirer pour la première fois à Paris le véritable Christ d’Assy, modelé en bronze, l’un de ses chefs-d’œuvre. Il avait créé une importante polémique au début des années 1950 auprès des catholiques traditionalistes les plus conservateurs, et même au Vatican dans l’entourage du pape Pie XII. Il se trouve exposé d’habitude dans l’ église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (Haute-Savoie). Il avait été décroché d’avril 1951 à 1969.

Les premières salles montrent des têtes de plâtre et de bronze, réalistes, qui lui ont assuré ses premiers succès. On voit davantage son originalité dans les sculptures des années 40 et 50. La figure humaine est déformée, décharnée, écorchée. Elle joue des hybridations avec les mondes animal et végétal (L’Homme-forêt, 1945, et sa branche d’olivier). Elle sculpte des colosses expressionnistes (L’Orage, 1947, l’Ouragane, 1949). Comme Picasso, elle réutilise des débris métalliques, un morceau de mur de brique, des morceaux de céramique, des bouts de bois, des coquillages, des os. Elle sertit dans le plomb des morceaux de verre coloré. A partir de 1951, elle travaille avec des amis peintres et introduit la couleur dans ses sculptures (Maria Helena Vieira da Silva. La Ville, 1952. Zao Wou-Ki. L’Échelle, 1956) .

L’Échelle, 1956 (+Zao Wou-Ki). Collection particulière.

Biographie

Elle est née le 16 septembre 1902 à Grans (Bouches-du-Rhône). Elle vit à partir de 1904 avec sa famille près de Montpellier, dans la propriété du Prado à Castelnau-le-Lez, au milieu des vignes et de la garrigue. Dès l’enfance, elle est fascinée par les insectes de cette campagne méditerranéenne. A partir de 1926, elle étudie à l’École des Beaux-arts de Montpellier. Elle y apprend la technique de la taille directe.

Elle se rend ensuite à Paris. Antoine Bourdelle l’accueille dans son atelier particulier en octobre 1926. Elle y rencontre son premier mari, sculpteur lui aussi, Otto Bänninger (1897-1973) . Elle l’épouse en 1929, puis divorce en 1951. En 1933, le couple s’installe 36 avenue de Châtillon (aujourd’hui avenue Jean Moulin), dans le 14e arrondissement.

Elle passe la Seconde Guerre mondiale à Zürich en Suisse. Elle revient vivre à Paris en octobre 1946.

Des écrivains comme Georges Limbour, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues, Jean Grenier, Jean Cassou, Dominique Rolin, Alain Jouffroy, Jean Paulhan, Franz Hellens ont écrit après-guerre de beaux textes sur elle.

En 1956, c’est la première artiste femme exposée de son vivant au Musée national d’art moderne.

Ses œuvres des années 50 peuvent être comparées à celles d’Alberto Giacometti.

Elle est morte à Montpellier le 31 juillet 1959 d’un cancer du sein. Elle avait 56 ans.

Quelques citations de Germaine Richier :

« Le but de la sculpture, c’est d’abord la joie de celui qui la fait. On doit y sentir sa main, sa passion. »

« J’ai commencé à introduire la couleur dans mes statues en y incrustant des blocs de verre colorés où la lumière jouait par transparence. Ensuite, j’ai demandé à des peintres de peindre sur l’écran qui sert de fond à certaines de mes sculptures. Maintenant, je mets la couleur moi-même. Dans cette affaire de couleurs, j’ai peut-être tort, j’ai peut-être raison. Je n’en sais rien. Ce que je sais en tous les cas, c’est que ça me plaît. La sculpture est grave, la couleur est gaie. J’ai envie que mes statues soient gaies, actives. Normalement, une couleur sur de la sculpture ça distrait. Mais, après tout, pourquoi pas ? »

« La sculpture s’accroche à des volumes géométriques. Cette géométrie sert à relier et à assagir les choses. C’est une compensation aux excès. »

« La sculpture est un lieu. »

« J’invente plus facilement en regardant la nature, sa présence me rend indépendante. »

« Je pense qu’il fallait partir des racines des choses. Or, la racine, c’est la racine de l’arbre. C’est peut-être un membre d’un insecte. »

« Ce qui, à mon avis, caractérise la sculpture, c’est la façon dont elle renonce à la forme solide et compacte. (…) Une forme vit tant qu’elle ne recule pas devant l’expression. »

« Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleurs. »

Don Quichotte. 1950-51. Collection Pinault.

Deux jugements significatifs :

Alain Jouffroy. Au Musée d’art moderne : Germaine Richier. Arts, 10-16 octobre 1956.

« il faut regarder le visage du Don Quichotte. Nul élément anatomique n’y est réellement présent. Et pourtant, tout le visage de Don Quichotte est là ; on le reconnaît dans cette face rocheuse, on l’y reconnaît aussi parfaitement qu’on « voit » un visage dans le dessin d’une falaise, ou dans la craquelure d’un mur. Il est là et cela montre bien que l’image d’une œuvre d’art se fait dans l’esprit de celui qui la contemple, et qu’elle une hallucination, et non une perception normale. »

Helena Vieira da Silva. Robert Couturier, Alberto Giacometti, Vieira da Silva : Adieu à Germaine Richier. Tribune de Lausanne, 9 août 1959.

« Je ne sais pas si tout le monde saisira l’importance de ce que je vais affirmer : son Christ est, à ma connaissance, l’unique Christ des grandes époques de l’art chrétien. Pour moi, ce fait, seulement, est d’une grandeur qui tient du miracle. » Paris, le 3 août 1959.

Christ d’Assy . 1950. Assy, Église Notre-Dame-de Toute-Grâce (Haute-Savoie).

Henri Matisse

Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30. Exposition du 1 mars au 29 mai 2023 au Musée de l’Orangerie.

https://www.musee-orangerie.fr/fr/agenda/expositions/matisse-cahiers-dart-le-tournant-des-annees-30

Visite de l’exposition Matisse avec J. et P. le jour de l’ouverture. Le public était nombreux, à l’entrée et dans les premières salles. La deuxième salle a retenu particulièrement mon attention car elle évoque le voyage du peintre à Tahiti.

Fenêtre à Tahiti (Tahiti I). 1935. Nice, Musée Matisse.

Henri Matisse (1869-1954) fait ce voyage en 1930. Il a plus de 60 ans. Il recherche une autre lumière, un autre espace. Il écrit à Florent Fels : “J’irai vers les îles pour regarder sous les tropiques la nuit et la lumière de l’aube qui ont sans doute une autre densité. “Le peintre voyage peu d’habitude. Lorsqu’il part, c’est pour ressentir le monde et les êtres. Le voyage lui rend une forme de liberté, de nouveauté.

Il quitte Paris pour New York le 19 mars. Cette ville le fascine : « Si je n’avais pas l’habitude de suivre mes décisions jusqu’au bout, je n’irais pas plus loin que New York, tellement je trouve qu’ici c’est un nouveau monde : c’est grand et majestueux comme la mer – et en plus on sent l’effort humain. » (Pierre Schneider, Matisse, Paris, Flammarion, 1994)

Il traverse en train les États-Unis et embarque à San Francisco le 21 mars. Il arrive à Tahiti le 29 mars. Il s’installe à Papeete dans une chambre de l’hôtel Stuart, face au front de mer.

Il ne peint pas. Il se contente de dessiner et de prendre des photos. Il s’imprègne des lumières et observe la nature et les couleurs.

Pendant ce voyage, il rencontre le réalisateur allemand Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931) qui filme Tabou. Matisse assistera à la projection du film l’année suivante.

https://www.youtube.com/watch?v=JRh60w9tzsU

Pendant ce séjour de trois mois, il visitera l’atoll d’Apataki et de Fakarava de l’archipel des Tuamotu. Il est de retour en France le 16 juillet 1930.

Il a engrangé des souvenirs et des sensations. Il est revenu avec de nouvelles lumières, de nouvelles formes qui resurgiront dans son art une dizaine d’années plus tard . Son trait s’est épuré. Il a obtenu une simplification progressive de la ligne. Aragon dira : « Sans Tahiti, Matisse ne serait pas Matisse ».

Fenêtre à Tahiti (Tahiti II). 1935-36. Le Cateau Cambrésis, Musée départemental Matisse.

« L’optimisme de Matisse, c’est le cadeau qu’il fait à notre monde malade, l’exemple à ceux-là donné qui se complaisent dans le tourment. »

Henri Matisse à Tahiti (Friedrich Wilhelm Murnau ?). 1930. Issy-les-Moulineaux, Archives Henri Matisse.

Sayed Haider Raza 1922 – 2016

Sayed Haider Raza dans son atelier à Bombay. 1948.

Samedi 18 février. Découverte du peintre indien Sayed Haider Raza (1922-2016) que je ne connaissais pas du tout. Le Centre Pompidou présente jusqu’au 15 mai 2023 une exposition de près de 100 œuvres de cet artiste, sur papier et sur toile.

Elle suit de manière chronologique l’évolution de cet artiste : paysages expressionnistes au début, compositions abstraites à la fin. Il naît le 22 février 1922 à Barbaria dans l’actuel état du Madhya Pradesh en Inde dans une famille musulmane. Il fait des études à la prestigieuse école Sir J.J. School of Arts de Bombay (aujourd’hui Mumbai). Il fonde avec d’autres peintres de sa génération (Francis Newton Souza 1924-2002, Maqbool Fida Husain 1915 – 2011) le Progressive Artists’ Group. Il rencontre en 1948 le photographe Henri Cartier-Bresson qui devient son ami. En 1950, il se rend à Paris grâce à une bourse du gouvernement français. Il est élève à l’école des Beaux-Arts. Il expose assez rapidement dans les galeries parisiennes, et de 1955 à 1971 à la galerie Lara Vincy. Il rentre dans son pays natal en 2011 et meurt le 23 juillet 2016 à 94 ans.

L’exposition montre essentiellement des œuvres de 1950 à 1990. J’ai surtout aimé les aquarelles du début et ses œuvres des années 50 et 60 qui sont d’une grande intensité chromatique : rouges vifs, ocres jaunes, verts et bleus moins soutenus.

Bombay vue depuis la colline Malabar. 1948. New Delhi, Collection Kiran Nadar Museum of Art.

Philippe Dagen dans Le Monde du 18 février émet beaucoup de réserves : « L’idée est bonne, la réalisation moins. Non qu’elle soit trop abrégée : une centaine d’œuvres sur papier et sur toile – parfois très mal encadrées par leurs propriétaires – se succèdent dans un ordre chronologique. Mais le déséquilibre est flagrant entre les premières décennies et les deux dernières. Il y en a bien trop du début et pas assez ensuite, alors que la dernière période est celle où Raza affronte de plus en plus l’abstraction géométrique, celle des avant-gardes occidentales et, conjointement, celle, symbolique, de l’hindouisme et du bouddhisme se rejoignant dans le tantrisme. »

« Les couleurs, qui ne perdent le plus souvent rien de leur intensité, sont posées en touches appuyées. La composition, de moins en moins assujettie au paysage, s’organise par nuées de taches. Les formats s’agrandissent, sans atteindre l’ampleur des toiles contemporaines de Zao Wou-ki, ni des Américains pour lesquels il manifeste de l’intérêt, Hans Hofmann, Mark Rothko ou Sam Francis. Ces toiles, regardées aujourd’hui, sont très fortement datées et manquent par trop de singularité. »

« Celle-ci [sa singularité] se manifeste d’abord de façon discontinue, puis plus résolue quand Raza commence à ordonner la surface picturale par des bandes parallèles, des carrés et des rectangles jointifs ou emboîtés, des losanges et des cercles, ceux-ci le plus souvent noirs. Ainsi s’approche-t-il de l’art des miniatures rajput et des peintures tantriques. Dans des toiles telles que Maa (1981) ou Saurashtra (1983), Raza trouve sa tonalité propre. La géométrie s’étend jusqu’aux bords de la toile, mais sans tomber dans l’orthogonal strict. Les lignes s’interrompent, les angles ne sont pas tous droits, ni les parallèles parfaites. Les surfaces colorées ne sont pas non plus uniformes, mais semblent flotter ou glisser. Ce sont les chefs-d’œuvre de l’exposition, et leur réussite se voit d’autant mieux que les abstractions strictement régulières de spirales et de cercles concentriques qui les suivent n’ont ni la même vibration ni la même inventivité. »

Maa (Mère). 1981. The Raza Foundation.
Sans titre. 1956. Mumbai, Piramal Museum of Art.

Il critique pour finir l’absence dans l’exposition d’oeuvres de Janine Mongillat (1930-2002) qu’il a rencontrée aux Beaux-Arts et épousée en 1959.

Saurashtra. 1983. New Delhi, Collection Kiran Nadar Museum of Art.

Cette exposition me semble pourtant réussie, car elle permet de faire connaître cet artiste à un large public.

Gustave Caillebotte 1848 -1894

La Partie de bateau ou Le Canotier au chapeau haut-de-forme (Gustave Caillebotte), vers 1877-1878. Paris, Musée d’Orsay.

Le tableau La Partie de bateau ou Le Canotier au chapeau haut-de-forme (vers 1877-1878) de Gustave Caillebotte (1848-1894), classée Trésor National en janvier 2020 par le Ministère de la Culture, est entrée officiellement le lundi 30 janvier 2023 dans les collections du Musée d’Orsay. L’achat à la famille de l’artiste a été rendu possible grâce au mécénat exclusif de LVMH qui, en échange, bénéficie d’un conséquent abattement fiscal. Le coût du tableau est de 43 millions d’euros alors que le budget d’acquisition du musée ne dépasse pas les 3 millions par an ! Le Musée d’Orsay organisera en 2024 une grande exposition dédiée au peintre impressionniste. Ce tableau avait été présenté en 1879 à la quatrième exposition impressionniste.

Les soleils, jardín du petit Genevilliers (Gustave Caillebotte), vers 1885. Paris, Musée d’Orsay.

De plus, Les Soleils, jardin du petit Genevilliers (vers 1885) de Gustave Caillebotte a été acquis par dation et entre aussi dans les collections du musée d’Orsay. Par son sujet, son cadrage et son format, cette vue du jardin de Gustave Caillebotte peinte au Petit Gennevilliers est l’une des plus ambitieuses et novatrices exécutées par l’artiste. Chef d’œuvre de la peinture impressionniste, il participe à la redéfinition du genre du paysage opéré par ces peintres, pour qui le jardin est un des sujets de prédilection.

Gustave Caillebotte, multimillionnaire à 30 ans, a été le principal mécène de ses amis. À sa mort à l’âge de 45 ans, il lègue à l’État une collection impressionniste exceptionnelle de 69 tableaux, dont une partie seulement est conservée par les autorités de l’époque, parce qu’ils ne sont pas encore appréciés à leur juste valeur – et par manque de place ! Il reste tout de même au Musée du Louvre et au Musée d’Orsay une quarantaine d’oeuvres qui proviennent du legs Caillebotte ( Le Moulin de la Galette d’Auguste Renoir ou La Gare Saint-Lazare de Claude Monet par exemple).

France télévisions (30/01/2023)

  • Franceinfo Culture : ce tableau est extraordinaire pour le musée d’Orsay, qui compte nombre de trésors impressionnistes. En quoi celui-ci est-il particulièrement émouvant à accrocher dans vos collections permanentes aujourd’hui ?
  • Paul Perrin, directeur des collections : Gustave Caillebotte est un artiste qui aujourd’hui est vraiment reconnu comme l’un des grands maîtres de la peinture impressionniste et en fait, les collections du musée d’Orsay ne sont pas si riches en chefs-d’œuvre du peintre. Vraiment, cela reste l’un des principaux axes d’acquisition du musée, d’enrichir notre collection en œuvres majeures de Caillebotte. Celle-ci fait partie d’un ensemble d’œuvres emblématiques parmi les plus créatives, les plus originales et les plus importantes de Caillebotte. Un ensemble d’œuvres qu’il peint à la fin des années 1870 qui ont pour thème le canotage, les loisirs, la baignade, le bateau sur des rivières, ici probablement l’Yerres. C’est vraiment un sujet que Caillebotte va s’approprier d’une manière totalement inédite, radicalement nouvelle, en proposant des cadrages vraiment très forts, très immersifs. On a dit à l’époque aussi qu’ils étaient très photographiques.
    Ces cadrages, Gustave Caillebotte est le seul à les proposer à ce moment-là dans la peinture de son temps.
  • Le regard du peintre est-il influencé par la photographie ?
  • Il y a en effet quelque chose dans ce tableau qui est de l’ordre de la saisie d’un instant. Et puis il y a également une franchise, presque une brutalité dans la manière dont il place le spectateur dans la scène au cœur du tableau, par un effet immersif qui est de couper les bords, les jambes, les rames, la barque, et de nous installer au centre du bateau comme si on était face à ce personnage et de l’installer au cœur du tableau face à nous sans aucun élément entre lui et nous. Gustave Caillebotte traite un sujet nouveau d’une manière neuve. C’est l’idée de faire fi de la tradition, de ne pas regarder le passé, et de proposer un cadrage qui corresponde à une manière de voir, à un regard moderne.
  • On a en effet vraiment l’impression d’être au cœur du tableau…
  • Oui, c’est quelque chose de très nouveau à ce moment-là, une manière de peindre qui a désarçonné les visiteurs qui ont vu ce tableau dans une exposition impressionniste. Les critiques, aussi, ont été très surpris par ce genre de cadrage, qui a ensuite été repris par la photographie et par le cinéma. La photographie et le cinéma ont beaucoup utilisé ces cadrages immersifs, en plans rapprochés, en gros plans presque, mais qui sont très nouveaux à ce moment-là en peinture.
  • Comment Caillebotte installe-t-il ce rapport de proximité avec le spectateur ?
  • Il installe un rapport extrêmement proche avec le spectateur, car cette figure est vraiment à quelques centimètres de nous, et cela, c’est quelque chose qu’on ne trouve pas dans la peinture de cette époque, cette manière de nous plonger au cœur de la scène et d’installer un rapport d’immédiateté du sujet dans l’œil du spectateur. Par ailleurs, si vous regardez la deuxième barque, en haut à droite, vous vous apercevez que c’est une réplique de celle dans laquelle vous vous trouvez. Vous vous projetez dans cette situation et imaginez donc que vous êtes à la place du passager.
  • Quelle est la spécificité de ce tableau dans l’histoire de la peinture 
  • C’est le sujet qui est éminemment moderne – les loisirs de la nouvelle société bourgeoise et urbaine, c’est vraiment typique de l’impressionnisme et Caillebotte est l’un de ceux qui va le plus s’intéresser à ces sujets neufs en peinture. Nous sommes à la fin des années 1870, il peint une dizaine d’œuvres sur ce thème, et celle-ci fait partie de ses œuvres les plus remarquables : elle est radicale et novatrice. C’est le moment où il est à l’apogée de son talent, et dans cet ensemble, la plupart des tableaux ont quitté la France, ils sont dans des grandes collections étrangères. Ce tableau-là, c’est vraiment l’un des chefs d’œuvre de cette série. Il était encore en France récemment et nous avons eu cette opportunité d’enrichir significativement les collections du musée avec cette œuvre qui est vraiment iconique, nous en sommes très heureux.
  • Gustave Caillebotte a t-il lancé une mode ?
  • Caillebotte est un artiste, comme l’ensemble du groupe impressionniste, qui va vraiment ouvrir la voie à une peinture nouvelle qui va s’inspirer d’abord des sujets qui vont devenir prédominants, des sujets tirés de la vie moderne, que les impressionnistes installent en peinture, et puis ses cadrages et ses couleurs sont spéciaux oui. Ce tableau montre comment Caillebotte fait entrer la lumière et la couleur du plein air dans sa peinture. Il saisit un instant, mais il donne aussi vraiment le sentiment d’être en extérieur, baigné d’une lumière naturelle, ce qui change de la peinture d’atelier qui se pratique communément alors. Beaucoup d’artistes vont reprendre ces procédés, que ce soit la peinture de plein air ou les sujets modernes, mais aussi le cadrage. On a un certain nombre d’artistes qui à la fin du XIXe siècle vont regarder les cadrages de Caillebotte, à la fois ses cadrages immersifs mais aussi ses points de vue un peu inattendus, comme depuis un balcon en regardant Paris par exemple, ou depuis les toits, les rues de Paris…
  • Et puis, il y a toujours le mystère de l’identité de cet homme ?
  • Totalement. C’est un tableau qui donne une place très importante à une figure, et normalement ce genre de tableau c’est plutôt des portraits, c’est-à-dire qu’on reconnaît les traits de quelqu’un. Or là, Caillebotte ne nous donne pas de clefs pour identifier cette figure. C’est plus une scène de la vie moderne qu’un portrait. On voit bien que c’est quelqu’un qui a des traits assez reconnaissables, mais on ne sait pas, encore aujourd’hui, qui est cet homme. On continue à chercher son identité… Cela nous intéresse parce que voyez-vous, c’est un homme de la ville, un citadin, probablement un parisien qui a gardé son chapeau haut de forme, son gilet, sa cravate, et qui vient se promener en barque en banlieue. C’est quelqu’un dont l’identité serait intéressante à connaître, parce qu’il est très emblématique de la modernité et de Caillebotte lui-même, ce parisien qui se passionne pour les frégates, l’aviron, le bateau, et tous ces loisirs. Il y a plusieurs interprétations. Certains disent que ça pourrait être Edouard Manet, d’autres se demandent si cela ne pourrait pas être un autoportrait de Caillebotte lui-même, mais c’est probablement quelqu’un qui vient de son cercle amical, et qu’on n’a pas encore identifié. C’est une personne qui a posé pour lui, mais on n’arrive pas encore à savoir qui c’est…
Portrait de l’artiste (Gustave Caillebotte), vers 1892. Paris, Musée d’Orsay.

Louis Aragon (3 octobre 1897 – 24 décembre 1982)

Louis Aragon (Christian Guémy alias C215).

Ni fleurs ni couronnes

Grandes femmes beiges déjà portant depuis quarante années
Á bout de bras de ce pas vert et noir vos paniers d’aubergines
Ne vous arrêtez pas comme l’août à sa dernière journée
Il pleuvait vers le soir quand on vous l’a dit comme j’imagine
Vos jupes dans le vent mouillée ce blanc d’oeuf dans votre oeil qui luit
Ne relevez pas la mèche à vos fronts d’une main machinale
Ah n’essuyez pas votre joue ainsi ce n’est que de la pluie
On s’habitue à ce que tout soit rayé d’une diagonale
On sait parfois d’avance à qui le tour qu’on regarde songeant
Maintenant qu’on ne peut plus rien faire pour lui qui soit une aide
On s’habitue à ces départs on dirait aisément aux gens
Septembre risque d’être froid surtout prenez bien votre plaid
Ayons l’air de trouver somme toute naturel ce qui l’est
Tous ces fruits cependant qui vont sans lui pourrir au bord des tables
Une part de ce monde hésite d’être encore où s’envolaient
D’entre ses mains ces lents oiseaux bleu sombre engendrés pour les fables.

Une part avec lui du monde et de moi-même est devenue
Instrument dépourvu d’usage et pourtant signe avant-coureur
Mémoire je reviens à ma jeunesse quand je l’ai connu
Cet homme hors mesure là-haut dans la rue Simon-Dereure
Où la beauté sans cri des objets lui faisait trembler la main
Rien plus que lui n’était humble devant les choses familières
Et la lampe au verre de travers prenait un accent humain
Car les lampes fumaient encore parmi nous cela semble hier
Nul comme lui peut-être mais ce soir je songe à Reverdy
Je songe à ce Montmartre noir emporté dans les yeux qu’on ferme
Braque un dimanche éteint souviens-toi de ce que fut vendredi
Dans ce double miroir toute une part du monde atteint son terme
Une part du monde se perd dans ce regard qui s’est perdu
Cette lumière d’une chambre et rien n’a troublé le silence
Par un après-midi je ne sais d’où descend l’ombre attendue
Le temps qui passe met sur tout son immobile violence.

Cette nature n’est point morte elle meurt voyez sous vos yeux
Et ce peut-être un paysage avec la mer et ses limites
Dieppe ou Varengeville un simple ourlet à l’étoffe des cieux
Ici finit doucement l’homme et cet empire qu’il imite
Sans barque un naufrage de liège entre les varechs échoué
Et la tendresse des grands bras autour de tout que font les dunes
Au fond cette vie avait l’air au mieux d’une villa louée
Ô sables blessés derrière soi que la marée abandonne
Peinture étrangement pareille à cette saison d’aujourd’hui
Comme si le peintre eût mis à choisir ses couleurs l’existence
Au décor d’un opéra sans musique où rien ne se produit
L’histoire même à la prunelle est un effet de persistance
Rien qu’une image une image après l’autre et sans doute est-ce moi
Voyant dans les rameaux muets d’oiseaux et de ramages
Á la recherche on ne sait trop de quel écho qui mal rimoie
Qui mets l’absurde pont abstrait des mots de l’une à l’autre image.

N’est pas assez sur la toile après tout de ce qui fut peint
Qu’attendez-vous d’autre de lui quel témoignage et quelle preuve
Voici le verre et le couteau voici le jour voici le pain
Et l’ancienne présence de l’homme à mes yeux qui reste neuve
Ils ont beau s’en aller qui eurent privilège à voir premiers
Le spectacle ils ont beau nous quitter peut-être par lassitude
Et que cela soit Chardin Braque ou Vermeer que vous les nommiez
Il en revient toujours poursuivre la même longue étude
Mais nous qui demeurons sans eux aveugles nous les survivants
Dans ce siècle qui meurt d’un peintre ou d’un poète à chaque halte
Nos yeux habitués à l’homme en vain dans ce désert de vent
Cherchent l’après de notre soif la source à présent sous l’asphalte
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités
Qui rêvent la fête finie à ce qui leur fut un Versailles
Et sans croire aux dieux de pierre debout sur leurs socles restés
Dans le parc désormais attendrons le signe fait qu’ils s’en aillent.

Les Adieux. Éditions Temps actuels, 1981.

Ce poème a paru dans Les Lettres françaises du 1 septembre 1963 en hommage à Georges Braque qui venait de disparaître.

Collection Poésie/Gallimard n° 572, Gallimard, 2022.

Aragon : les adieux. Exposition conçue par la Maison Elsa Triolet-Aragon. Espace Niemeyer, (2 place du Colonel Fabien 75019 Paris) du 14 décembre 2022 au 11 janvier 2023. Entrée libre tous les jours sauf le lundi, de 12 h à 19 h. Fermeture exceptionnelle : week-ends de Noël et du jour de l’An.

Exposition Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris Aragon du jeudi 1 décembre 2022 au mercredi 4 janvier 2023. Caserne Napoléon. Rue de Lobau, 75004 Paris. Le Paris d’Aragon se décline en mots à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain, et en photographies, avec la complicité de Claude Gaspari sur les murs de la caserne Napoléon, face à l’Hôtel de Ville.

En 1968, Aragon raconte à Dominique Arban comment il fit l’acquisition d’une toile de Georges Braque dont la vente en 1928 lui permit de partir pour Venise avec Nancy Cunard: ” Poussé en cela par André Breton j’avais, à la vente Kahnweiler, acheté un tableau de Braque qui ne plaisait à personne et n’avait ainsi pas atteint le prix que faisait même une très petite nature morte ; la Baigneuse, qui est la toile sur laquelle commence, chez Braque, le cubisme. c’est pour Braque, un tableau analogue, si vous voulez, à ce qu’ont été pour Picasso Les Demoiselles d’Avignon. ” (Aragon parle avec Dominique Arban. Seghers, 1968. Page 60)

Baigneuse (Le Grand Nu). 1908. Paris, Centre Pompidou.

Maya Ruiz-Picasso – Pablo Picasso

La fille de Pablo Picasso et de Marie-Thérèse Walter (1909-1977), Maya Ruiz-Picasso (María de la Concepción, surnommée Maya), est née le 5 septembre 1935. Le peintre a voulu l’appeler comme sa petite sœur, María de la Concepción Ruiz Picasso (Concepción ou Conchita), née à Málaga en 1887 et morte de diphtérie à La Corogne le 10 janvier 1895. Pablo qui avait 13 ans en fut fortement marquée.

La fille du peintre vient de mourir mardi 20 décembre à 87 ans. Le peintre avait rencontré sa mère Marie-Thérèse devant les Galeries Lafayette, le 8 janvier 1927. Il avait quarante-sept ans et elle, dix-sept.

Le dimanche 7 août dernier, nous avons pu voir au Musée Picasso l’exposition Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo (16 avril – 31 décembre 2022).

Maya a cédé 9 oeuvres de son père (6 peintures, 2 sculptures et un carnet de dessins) à la France dans le cadre d’une dation. L’exposition réunit un ensemble de 200 oeuvres, archives et objets personnels. Elle montre la relation particulière qui unissait le peintre et sa première fille. Entre le 16 janvier 1938 et le 7 novembre 1939, Picasso peindra quatorze portraits d’elle, alors âgée de trois-quatre ans. Maya, à 20 ans, sera assistante sur le film Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, réalisé aux studios de la Victorine à Nice en 1955.

Des quatre enfants de Picasso elle a été celle qui a eu les relations les plus étroites avec son père. Elle cesseront en 1954 quand Jacqueline Roque (1927-1986) entre dans la vie du peintre. Elle apprend la mort de son père par le journal télévisé.

Maya ressemblait beaucoup à Pablo, mais était blonde et avait les yeux verts comme sa mère, Marie-Thérèse .
En 1980, elle entame une carrière d’historienne de l’art et se spécialise notamment dans l’œuvre de Pablo. En 2007, elle reçoit l’insigne de Chevalier de la Légion d’Honneur des mains de l’écrivain et historien d’art Pierre Daix (1922-2014). En 2016, elle est promue Commandeur des arts et des lettres.

La France et l’Espagne célébreront en 2023 les 50 ans de la mort de Pablo Picasso à travers plusieurs expositions des deux côtés des Pyrénées.

Portrait de Maya de profil. 29 août 1943.

Hervé Télémaque

Hervé Télémaque dans son atelier de Villejuif le 30 mai 2011 (Manolo Mylonas / Divergence)

Le peintre français d’origine haïtienne Hervé Télémaque est mort le 10 novembre 2022 dans la région parisienne à l’âge de 85 ans.
Il est né le 5 novembre 1937 à Port-au-Prince. En 1957, il quitte l’île pour étudier l’art à New York avec Julian Levi. Il vient à Paris en 1961, vivant et travaillant dans la capitale, puis en Bourgogne et enfin, à partir de 1981, dans sa maison-atelier de Villejuif. Philippe Dagen dans Le Monde qualifie sa peinture ainsi : « une forme de réalisme crypté, impitoyable et railleur comme il l’était lui-même… ». Il parle de « figuration narrative ». A la fin des années 1960, il pratique de plus en plus la sculpture avec des matériaux composites, utilisant même parfois le marc de café. Le Centre Pompidou lui a consacré une exposition du 25 février au 18 mai 2015.

Once more (do it again) (Hervé Télémaque). 2021. Collection privée.

Il était présent dans deux expositions vues récemment : Marronage, l’art de briser ses chaînes à la Maison de l’Amérique Latine (12/05/2022 – 24/09/2022) et hier même au Palais de la Porte Dorée (Musée de l’histoire de l’immigration) 1945-1972 Paris et nulle part ailleurs (27/09/2022 au 22/01/2023). On peut voir dans ce lieu les œuvres de 24 artistes étrangers installés à Paris après la seconde guerre mondiale.

Mornes II (Hervé Télémaque). 1995. Collection Alexia Guggémos.
Quartier (Hervé Télémaque). 1992. Paris, Collection privée.

Sam Szafran

Nous avons vu la semaine dernière l’exposition Sam Szafran Obsessions d’un peintre (28 septembre 2022-16 janvier 2023. Paris, Musée de l’Orangerie).

C’est un peintre que je connaissais très mal.

Sami Max Berger (dit Sam Szafran) est né le 19 novembre 1934 à Paris, fils de parents émigrés juifs polonais. La plus grande partie de sa famille (père, oncles, tantes) est exterminée dans les camps de concentration nazis. Lui, échappe à la rafle du Vel’ d’Hiv’ et vit caché dans le Lot pendant la guerre. Avec sa mère et sa sœur qui ont survécu aussi à la Shoah, il émigre en Australie en 1948. Il y est très malheureux. Il revient donc en France en 1951 et vit d’expédients. En autodidacte, il suit les cours du soir de la Ville de Paris et parfois l’Académie de la Grande Chaumière. Il fréquente poètes et artistes et devient ami avec Alberto Giacometti, Yves Klein, Jean-Paul Riopelle, Zao Wou-Ki et Henri Cartier-Bresson. En 1965, Jacques Kerchache organise sa première exposition personnelle. Après guerre, il a vite abandonné l’abstraction dominante pour une figuration originale, utilisant l’aquarelle et le pastel. Ses thèmes : les chous, les villes confuses, les escaliers en colimaçon, les ateliers envahis par une végétation proliférante, les imprimeries, les boîtes de pastel, les philodendrons. Il est mort le 14 septembre 2019 à Malakoff.

L’Atelier de la rue de Crussol. Février- mars 1972. Collection particulière.

Il parlait peu de son œuvre, mais beaucoup des péripéties de sa vie avec une gouaille de vrai titi parisien. On peut s’en rendre compte dans le livre d’entretiens avec Jean Clair et Louis Deledicq.

Sam Szafran. Un gamin des Halles. Conversation avec Jean Clair et Louis Deledicq. Flammarion 2022. L’entretien a eu lieu en 1999.

« Il y avait un garçon qui tenait Le Riverside, rue de la Huchette, Goldfein, qui était un grand ami de Breton, et quand il a vu ce tableau il a dit : « Il faut absolument que je t’emmène et que je te présente André Breton, il va être ravi. » C’était près de Palais-Royal dans un bistrot, tous les surréalistes étaient là. J’étais un petit peu intimidé, plutôt du genre timide agressif. Ils ont fait un cadavre exquis et quand c’est arrivé à moi, j’ai pris le cadavre, parce que c’était un bout de papier plié, chacun avait écrit quelque chose, et je l’ai mangé. Et là, Breton l’ a très mal pris. J’étais à peine rentré au groupe surréaliste que j’en suis sorti, dehors. Quelque temps plus tard, j’ai eu une aventure complètement cinglée. J’ai eu une piaule, rue Puget, place Blanche. Breton habitait rue Fontaine, et quand je descendais à Montparnasse à pied, de la place Blanche, je rencontrais, rue Fontaine, Breton. Dès qu’il me voyait il tournait la tête. Et moi je passais : « Salut, Dédé ! » Ça le rendait hystérique. » (Pages 32-33)

L’Imprimerie Bellini avec le peintre Olivier O. Olivier. 1974. Collection particulière.

” J’ai eu une évolution tardive. J’aurais pu mourir il y a trente ans, si j’étais mort il y a trente ans, je tombais directement aux oubliettes et rien n’était fait. C’est une succession d’événements. Je n’ai commencé à entrevoir une certaine forme de maturité sur le regard qu’à partir de cinquante-cinq ans, pas avant. Avant, c’était un champ d’expériences, il y avait de bons, de mauvais moments, je ne savais pas très bien où j’en étais. Je n’arrivais pas à analyser ce qui se passait en moi. J’avais des convulsions, j’étais très convulsif mais je ne savais pas pourquoi ni comment. C’est à partir de là que j’ai commencé à me poser des questions mais avant ce n’était pas possible. Ce qui m’a le plus manqué, c’était un Maître. ” (Pages 69-70)

Pablo Picasso

Conchita.

María de la Concepción Ruiz Picasso (Concepción ou Conchita), la petite soeur de Pablo Picasso, est née à Málaga en 1887. Elle est morte de diphtérie à La Corogne le 10 janvier 1895. Pablo qui avait 13 ans en fut fortement marquée. Le thème de la fillette malade ou mourante apparaît souvent dans son oeuvre de jeunesse. Il racontera cet épisode, soixante ans après, à Françoise Gilot (sa compagne de l’époque), qui le retranscrit dans son livre Vivre avec Picasso ( en collaboration avec Carlton Lake. McGraw-Hill, Inc. 1964, Calmann-Lévy, 1965 pour l’édition française. 10/18 n° 3873, 2006). Picasso explique qu’il souhaitait arrêter le dessin si sa sœur s’en sortait. Malheureusement pour elle, le vœu ne fut pas exaucé, et le fantôme de cette promesse suivit l’artiste tout au long de sa vie. Il est probable qu’une part de sa répulsion devant la mort et la maladie proviennent de là. Il appellera comme sa soeur, sa fille María de la Concepción (Maya), née le 5 septembre 1935.

Ciencia y caridad. Fin 1896-début 1897. Barcelona, Museo Picasso.

Nous avons vu dimanche dernier au Musée Picasso l’exposition Maya Ruiz-Picasso, fille de Pablo (16 avril-31 décembre 2022). 9 oeuvres de Pablo Picasso (6 peintures, 2 sculptures et un carnet de dessins) ont été cédées par Maya, fille du peintre et de Marie-Thérèse Walter (1909-1977) à la France dans le cadre d’une dation (loi du 31 décembre 1968 qui permet de s’acquitter d’une dette fiscale par la remise d’oeuvres d’art, de livres, d’objets de collection, de documents de haute valeur historique ou artistique).

L’exposition réunit un ensemble de 200 oeuvres, archives et objets personnels. Elle montre la relation particulière qui unissait le peintre et sa première fille. Entre le 16 janvier 1938 et le 7 novembre 1939, Picasso peindra quatorze portraits de sa fille aînée, alors âgée de trois-quatre ans. Maya, à 20 ans, sera assistante sur le film Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, réalisé aux studios de la Victorine à Nice en 1955. Il obtiendra le prix du jury au festival de Cannes en 1956. La petite-fille du peintre, Diana Widmaier-Ruiz-Picasso a assuré le commissariat de l’exposition avec Emilia Philippot.

Maya au tablier. Paris, 27 février 1938. Collection particulière.

Franscisco de Zurbarán – Paul Valéry

Montpeller. Musée Fabre.

Le tableau Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán (1598-1664) n’est pas visible au Musée Fabre de Montpellier. Pourquoi ? Personne n’a su nous répondre.

Sainte Agathe. Vers 1634. Montpellier, Musée Fabre.

Cette huile sur toile (129 x 61 cm ) a été réalisée vers 1634. Elle a été achetée par la ville de Montpellier en 1852 pour 1 540 francs lors de la vente d’une série de dix tableaux du maréchal Soult, duc de Dalmatie. Ces oeuvres provenaient des couvents de Séville et étaient gardées à l’Alcazar pendant l’invasion française.

On trouve la version la plus connue de l’histoire de Sainte Agathe dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, (Sainte Agathe, vierge et martyre), rédigée en latin entre 1261 et 1266. Le dominicain et archevêque de Gênes raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrs chrétiens.

Les Espagnols à Montpellier. 13 œuvres du musée Fabre : description, acquisition, attribution. Flore Delatouche. Université Paul Valéry-Montpellier III. Juin 2006.

« Agathe vivait dans une famille noble de Catane (Sicile), au pied de l’Etna, sous le règne du troisième consulat de l’empereur Dèce et ses persécutions contre les chrétiens. Le gouverneur romain de Sicile, Quintien, qui avait remarqué sa beauté et son rang, désira la prendre pour femme. Il ne supporta pas d’être éconduit par la jeune femme qui souhaitait garder sa virginité et consacrer son existence à honorer Dieu. Non autorisé par la loi romaine à exécuter une vierge, il l’envoya dans la maison close d’Aphrodisie, qui eut pour mission de lui faire accepter ce mariage, mais dont elle sortit sans séquelle physique, sexuellement intacte. Le consul Quintien entreprit de lui faire endurer quelques tortures, pour mener à bien sa vengeance, décida de la jeter au cachot et de lui faire écraser puis arracher les seins à la tenaille, tourments qu’elle vit avec joie comme un combat pour l’accession au Paradis et à la palme du martyre. De retour dans sa prison, la jeune sicilienne fut visitée par saint Pierre qui guérit ses plaies miraculeusement. Elle est ensuite roulée nue sur des tessons de pots cassés et des charbons ardents, calvaire interrompu par un important tremblement de terre. Ramenée dans son cachot, elle y mourut dans un grand cri. Un an plus tard, une éruption de l’Etna menaça Catane ; les habitants déposèrent sur le chemin du flot de lave le voile qui recouvrait la tombe de la sainte et permirent ainsi de dévier la coulée magmatique et de sauver leur ville.
Fêtée le 5 février, Agathe est la protectrice de la Sicile, de Catane, de Palerme et de l’île de Malte. Elle est la patronne des femmes atteintes d’un cancer de la poitrine et amputées d’un sein, des fondeurs de cloches, des bijoutiers, des nourrices (symbole de celle qui peur apporter la subsistance aux plus faibles et démunis). On la prie contre des catastrophes naturelles : les éruptions volcaniques, la foudre, les incendies et tremblements de terre. Elle est en général représentée avec ses seins arrachés posés sur un plateau et des tenailles, quelquefois un bâtiment en flammes ; elle peut également porter la palme des martyres (elle est alors la figure de la vierge victorieuse), ou encore une torche, un bâton enflammé, ou encore son voile avec lequel elle essaie d’éteindre un feu, dans le thème de la sainte protectrice ignifuge. Ses reliques reposent dans une chapelle qui lui est dédiée dans la cathédrale de sa ville natale.
Sur un fond neutre noir, le jeu de clair-obscur détache, avec une diagonale lumineuse partant du haut à droite vers le centre, sainte Agathe qui se tient debout, légèrement penchée vers l’avant, et regarde le spectateur. Seuls les mains, le cou et le visage ressortent des amas de tissus dont elle est vêtue. Sa douceur est mise en contraste avec les étoffes imposantes et largement plissées qui inondent la toile et absorbent l’espace, revêtant sa sérénité sanctifiée. La qualité chromatique, très variée, va de la blancheur de la peau à la robe couleur mûre, au corsage bleu-vert canard, aux « manches citrines » et au manteau vermillon éclatant, jusqu’aux joues rosées de la sainte. La chevelure n’avait pas été peinte ainsi dans une première version, tel que l’ a révélé le passage aux rayons X. Un collier de fines perles orne le cou d’Agathe, symbole sans doute d’une féminité bafouée – rappelée durement par le plateau qu’offre à notre regard la jeune femme avec le malheureux trophée de ses deux seins mutilés, l’offrande modeste et digne de sa féminité sanctifiée pour avoir été sacrifiée. On pourrait penser qu’elle nous présente sa poitrine déchiquetée sur un plateau tout en la protégeant timidement et humblement de la main droite, comme pour rappeler assez pudiquement le caractère généralement tabou de ces deux morceaux charnels estropiés. Outre sa grande tranquillité, la jeune femme semble exprimer un message de haute sainteté. Les yeux de la sainte directement tournés vers l’observateur du tableau. Il s’agit d’un inter-regard qui permet la discussion de la figure peinte avec l’observateur de la toile. Cette représentation propose une intertextualité au message de cette œuvre : au-delà de la démonstration de sainte martyrisée, se dégage la sérénité tout à fait exemplaire de la sainte, le moment éternel après le supplice des martyres, celui où ne reste que le calme. Le regard de sainte Agathe n’exprime ni peur ni souffrance ; son martyre l’a délivrée et fait passer au-delà des préoccupations charnelles, dans une attitude emplie de grâce et de délicatesse. Peut-être peut-on y distinguer une fine touche de mélancolie pour avoir vu sa vie écourtée ou son amour pour sa foi malmené ; mais la richesse sage et dévote prime.

Portrait de Paul Valéry (Raoul Dufy). Paris, Centre Georges Pompidou.


Le poète Paul Valéry fut admiratif de cette œuvre qu’il vit à ses vingt ans. Il écrivit Sainte Alexandrine en 1891 et prénomma sa fille Agathe. Le poème a beau porter une autre dénomination, Mme Valéry confirma que le poète n’avait eu aucun doute et qu’il pensait bien à la sainte Agathe exposée au Musée Fabre, lorsqu’il créa cette prose poétique.

Sainte Alexandrine

Quel sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ?
Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable.
Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée.
Puis un vif manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le geste idéal.
Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se fanent.
Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à la poitrine.
Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l’incarnation, – les seins, les doux seins, faits à l’image de la terre.

Sur quelques peintures, 1891.

En 1592, le cardinal Gabriel Paleotti recommanda vivement le culte de sept saintes martyres. A cause de la grande pudeur de l’époque, Agathe fut peu représentée au Siècle d’Or. Les Mercédaires et les Hospitaliers en demandèrent toutefois quelques représentations, car Agathe symbolise les vertus indéniables du don de sa vie pour la défense de sa foi et de l’offrande de la subsistance aux plus faibles, en tant que patronne des nourrices. Pour les protestants, le culte aux saint était une superstition païenne, en réponse de quoi l’Église chercha à renouveler les images pieuses. Les catacombes resurgirent tout à fait à propos à cette époque, dévoilant les dévots morts pour leur religion, regroupés dans ces cimetières d’anciens chrétiens persécutés. Les portraits des martyrs, « luttant sous nos yeux, que nous voyions couler leur sang », illustrèrent l’abnégation de la vie des fidèles pour leur foi, « transfigurant la souffrance et la métamorphosant en allégresse », comme sainte Agathe. »

Si le Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán n’est pas visible actuellement au Musée Fabre de Montpellier. On peut admirer, en revanche L’ Ange Gabriel (huile sur toile, 145 x 60 cm ). La dévotion aux anges faisait partie des cultes nouveaux qui pouvaient exalter la foi des fidèles de la période post-tridentine.

L’ Archange Gabriel, vers 1631-32. Montpellier, Musée Fabre.