Lucie Baud

Lucie Baud (1870-1913)

BAUD Lucie
Née le 23 février 1870 à Saint-Pierre-de-Mésage (Isère), morte le 7 mars 1913 à Tullins (Isère) ; ouvrière tisseuse en soierie ; militante syndicaliste de l’Isère ; auteure d’un récit sur la vie et les luttes de tisseuses de soie dans la région de Vizille.

Le film de Gérard Mordillat sur Lucie BAUD, Mélancolie ouvrière, sera présenté pour la première fois sur Arte vendredi soir 24 août, d’après l’étude de Michelle Perrot.

Fille d’un cultivateur et charron, et d’une ouvrière en soie, Lucie Baud avait commencé à travailler à l’âge de douze ans, en 1883, dans un tissage mécanique du Péage-de-Vizille (Isère), Durand frères – où était employée sa mère – puis à Vizille, au début de 1888. Elle se maria en octobre 1891 avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle (vingt ans de plus) qui fut garde champêtre. Un enfant naquit quatre mois plus tard, elle en eut deux autres dans les huit années qui suivirent ; le deuxième mourut à moins d’un an. Elle fut veuve à trente-et-un ans. En 1902, elle entra en contact avec des militants de la Bourse du Travail de Grenoble, créa avec leur aide un « Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie du canton de Vizille » et en devint secrétaire ; l’organisation éveilla un grand écho dans un prolétariat féminin qui, depuis une dizaine d’années, était soumis à un avilissement continu des salaires. Pendant toute l’année 1904, Lucie Baud organisa l’action pour s’opposer à de nouvelles baisses des prix de façon provoquées par l’introduction de mécaniques plus perfectionnées. En août, elle fut déléguée au sixième congrès national de l’industrie textile, à Reims (Marne) : sa participation y fut toute passive dans des assises qui n’abordèrent d’ailleurs pas la question du travail féminin, malgré sa présence au bureau des première et deuxième séances.
Au début de 1905, à la suite de l’annonce d’une diminution de 30 % à l’usine Duplan, Lucie Baud fit adopter le principe d’une grève et, après l’échec des négociations, le travail fut suspendu le 6 mars : deux cents ouvrières luttèrent pendant près de quatre mois, et ne reprirent le chemin des ateliers que le 30 juin, sur une solution de compromis. Lucie Baud avait conduit le combat, organisé des soupes communistes et des collectes dans les usines et pris des contacts pour susciter la solidarité. Le 1er mai notamment, elle avait été un des orateurs du meeting à Grenoble, avec Eugène David et Louis Ferrier, aux côtés d’Alexandre Luquet, délégué de la CGT, pour expliquer le sens de la lutte. Elle avait été à la tête de tous les cortèges, très imposants et, en avril, houleux et marqués par de violents incidents. Elle fut la première victime de la répression patronale, et renvoyée en même temps que cent cinquante de ses compagnes.
Avec la plupart d’entre elles, Lucie Baud partit pour Voiron (Isère) et y arriva en pleine agitation revendicative. Elle participa à la grève générale du printemps 1906, qui s’acheva sur un succès durable et amena une amélioration des conditions du travail féminin dans toute la région soyeuse du Dauphiné.
En septembre 1906, elle tenta de mettre fin à ses jours en se tirant trois coups de revolver dans la tête. Malgré la gravité de ses blessures, ses jours ne furent pas en danger. Dans des lettres, elle expliqua ce geste par des soucis de famille, mais on ne peut pas s’empêcher de le rapprocher de la dépression qui suivit les grands moments d’intensité des grèves.
Le syndicat qu’elle avait créé à Vizille survécut à son départ et, jusqu’en 1914, s’opposa victorieusement à l’action patronale. En juin 1908, Lucie Baud raconta sa vie et ses combats dans un article du Mouvement socialiste, de Hubert Lagardelle, qui est un tableau précieux de la condition ouvrière féminine dans l’Isère au début du XXe siècle.
ŒUVRE : « Les tisseuses de soie dans la région de Vizille », Le Mouvement socialiste, 15 juin 1908, repris dans Le Mouvement social, octobre-décembre 1978, et dans le livre de Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière, op. cit.

SOURCES et BIBLIOGRAPHIE : Arch. Dép. Isère, 52 M 76 et 166 M 9. — Madeleine Guilbert, Les Femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Paris, 1966, p. 119, 306, 390 et 463. — Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière ; Grasset, 2012.

ICONOGRAPHIE : Photo dans IHS CGT Rhône-Alpes, Cahiers d’histoire sociale, n° 79, 2007, p. 4.

(Yves Lequin. Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier. Le Maitron.)

https://www.arte.tv/fr/videos/073425-000-A/melancolie-ouvriere/

L’Apporteur de l’Espoir

Paris XIII Gare d’Austerlitz. Cour des départs. L’Apporteur de l’Espoir (Denis Monfleur) 2016.

Paris XIII Gare d’Austerlitz. Cour des départs, Côté Seine.

Cette statue, sculptée dans un bloc monolithique de lave de Chambois , se trouve à l’entrée de la Gare d’Austerlitz. Elle rend hommage aux ” Brigades Internationales ” qui se sont retrouvées dans cette Gare le 22 octobre 1936 , pour aller combattre en Espagne le fascisme et défendre la République espagnole. Des volontaires venus de tous les pays se sont rassemblés là pour prendre le train. Cette sculpture a été réalisée par le sculpteur Denis Monfleur, né en 1962. Son titre ” L’Apporteur de l’Espoir ” fait référence au roman d’André Malraux ” L’Espoir “, publié en décembre 1937 chez Gallimard. C’est la plus grande statue monolithique posée à Paris depuis un siècle. Elle pèse 6 tonnes et fait 3 mètres de haut. Elle a été inaugurée le 22 octobre 2016 pour le 80 ème anniversaire de cet événement.

Sur le plan esthétique, elle donne l’impression de n’être qu’une ébauche , avec des éléments taillés ” à la serpe “.

Paris XIII, Gare d’Austerlitz. Cour des départs. L’Apporteur de l’Espoir (Denis Monfleur) 2016.

Arsène Tchakarian

Arsène Tchakarian.

Né le 21 décembre 1916 dans l’Empire ottoman, mort le 4 août 2018; arménien; résistant, responsable politique des Arméniens de la MOI pour la zone occupée; un des dirigeants des Arméniens communistes après la Libération.

Arrivé en France en 1930 après s’être d’abord réfugié en Bulgarie, Arsène Tchakarian adhéra à la CGT en 1936 puis au PCF. Dans ces années 1936-1937, il participa aux activités des prosoviétiques et communistes arméniens. Il accompagna Missak Manouchian – membre de la sous-section arménienne du Parti communiste français et du Comité central du HOK (Comité d’aide à l’Arménie, fondé à Erevan en 1921)- chercher des chaussures chez les bottiers arméniens de Valence afin de les envoyer aux républicains espagnols. Il travailla comme tailleur dans un atelier du Ve arrondissement de Paris.

En septembre 1937, Arsène Tchakarian fut incorporé dans le 109e régiment d’artillerie lourde hippomobile à Châteaudun en Eure-et-Loir puis le 182e régiment d’artillerie lourde tractée de 155 à Vincennes en mars 1938. Il est toujours sous les drapeaux lorsque la guerre fut déclarée. Son régiment fut envoyé dans l’est de la France où il ne sera pas vraiment confronté au feu. Peu à peu l’artillerie recula jusqu’à Nîmes où il fut démobilisé en août 1940.

Démobilisé en 1940, il fut recruté en 1941 par Manouchian, devenu responsable politique des Arméniens de la MOI pour la zone occupée. C’est également Manouchian qui le sélectionna dans les FTP-MOI en décembre 1942 lorsqu’il reçut l’ordre de passer à la lutte armée. C’est en compagnie de Tchakarian et de Marcel Rayman que Manouchian effectua sa première action armée qui visa un détachement de Feldgendarmes à Levallois le 17 mars 1943. Au cours des mois suivants, et jusqu’à l’arrestation de son chef Manouchian en novembre 1943, Tchakarian prit part à six actions. Il réussit à échapper au coup de filet qui décima les FTP-MOI parisiens et se planqua chez des «légaux» arméniens puis gagna Bordeaux.

En 1944, il avait été protégé par des policiers résistants français qui lui trouvèrent une planque avant que celui-ci ne parte en mission de renseignement à Mérignac (aérodrome de Bordeaux 33) pour le compte de la résistance.

Dès la fin de la guerre, il apparut au sein de la communauté arménienne comme une figure du mouvement prosoviétique et communiste qui se réorganisait autour de la JAF (Jeunesse arménienne de France) puis de l’UCFAF (Union culturelle française des Arméniens de France).

Le 2 juillet 1985, Arsène Tchakarian fut invité sur le plateau de l’émission d’Antenne 2 Les Dossiers de l’écran et participa au débat qui fait suite à la diffusion du documentaire de Mosco Boucault Des terroristes à la retraite. Défenseur virulent du PCF, il s’insurgea contre la thèse du film qui rendait le Parti responsable de la chute des FTP-MOI parisiens. En réaction, il publia l’année suivante chez Messidor un ouvrage préfacé par Roger Bourderon, Les Francs-Tireurs de l’Affiche rouge. Il y accusait Boris Holban* (chef militaire des FTP-MOI parisiens jusqu’en août 1943) d’être responsable de la chute des FTP-MOI parisiens.

En 1996, Arsène Tchakarian devint président du Mouvement des Arméniens de France pour le Progrès (MAFP). Cette association rassemblait alors les anciens membres de la Commission Nationale Arménienne qui avait été supprimée par le PCF peu avant la chute de l’URSS. Consultant auprès de la Commission du Mont-Valérien, il intervint régulièrement dans les collèges et lycées pour livrer son témoignage sur la Résistance. En mars 2012, il fut élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur et décoré par Nicolas Sarkozy dans les salons de l’Élysée. Outre Les Francs-Tireurs de l’Affiche rouge, Arsène Tchakarian est également l’auteur des Fusillés du Mont-Valérien(Comité national du souvenir des fusillés du Mont-Valérien, 1991) et des Commandos de l’Affiche Rouge (Éditions du Rocher, 2012).

Titulaire de la Légion d’honneur depuis 2012, il mourut à 101 ans. Son décès fut signalé par les radios et la presse quotidienne.

OEUVRE: Arsène Tchakarian, Les Francs-Tireurs de l’Affiche rouge, Paris, Messidor, 1986, 250 p. —Fusillés du Mont-Valérien (Comité national du souvenir des fusillés du Mont-Valérien, 1991). —Les Commandos de l’Affiche Rouge, Paris, Editions du Rocher, 2012, 297 p.

SOURCES: Entretien avec Arsène Tchakarian, Vitry, 9 mars 2007. — Émile Témime, «Des hommes dans la tourmente. Les Arméniens en France dans la Seconde Guerre mondiale», Les Arméniens de Valence, Histoire et mémoire, Revue drômoise N° 515, 2005.

Mémoires: Dr Haïg Kaldjian, Odisséeus aksoragan : houcher (Mon odyssée de l’exil : mémoires), Erevan, Union des écrivains d’Arménie, Editions Nor Tar, 2004, 604 p. ; Diran Vosguiritchian, Hay artsagazeneri me houchére (Les mémoires d’un franc-tireur arménien), Beyrouth, Doniguian, 1974, 351 p.

Ouvrage soviétique: Tigran Drampian, Françahay komounisdnere dimadroutsian darinerin 1941-1944 (Les communistes arméniens de France dans la Résistance, 1941-1944), Erevan, Editions Midk, 1967. — Source Arsène Tchakarian, Arsène Tchakarian et confirmé par un des policier qui l’a protégé. Entretiens avec Michel Violet 2016.

Pour citer cet article :
http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article177729, notice 1.TCHAKARIAN Arsène par Astrig Atamian, version mise en ligne le 6 janvier 2016, dernière modification le 6 août 2018.

Antonio Machado

Segovia. Estatua de Antonio Machado. Plaza Mayor.

Je suis en train de relire, à petites doses, le Juan de Mairena d’Antonio Machado dans l’édition Cátedra (Letras Hispánicas), en deux tomes, prêtée par Manuel. Un merveilleux traité poétique et philosophique.

Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 à Séville dans un appartement en location du Palais de Dueñas. Son père Antonio Machado Álvarez était avocat, journaliste et spécialiste du folklore. Il était connu sous le pseudonyme de Demófilo.

“Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla
y un huerto claro donde madura el limonero…” (de Retrato, Campos de Castilla)

“… Esta luz de Sevilla… Es el palacio
donde nací, con su rumor de fuente.
Mi padre, en su despacho. La alta frente,
la breve mosca, y el bigote lacio.”

Il  publia en 1936 chez Espasa-Calpe “Juan de Mairena (sentencias, donaires, apuntes y recuerdos de un profesor apócrifo)”.

«Vivimos en un mundo esencialmente apócrifo, en un cosmos o poema de nuestro pensar, ordenado o construido todo él sobre supuestos indemostrables, postulados de nuestra razón, que llaman principios de la lógica, los cuales, reducidos al principio de identidad que los resume y reasume a todos, constituyen un solo y magnífico supuesto: el que afirma que todas las cosas, por el mero hecho de ser pensadas, permanecen inmutables, ancladas, por decirlo así, en el río de Heráclito. Lo apócrifo de nuestro mundo se prueba por la existencia de la lógica, por la necesidad de poner el pensamiento de acuerdo consigo mismo, de forzarlo en cierto modo, a que sólo vea lo supuesto o puesto por él, con exclusión de todo lo demás. Y el hecho – digámoslo de pasada- de que nuestro mundo esté todo él cimentado sobre un supuesto que pudiera ser falso, es algo terrible, o consolador. Según se mire. Pero de esto hablaremos otro día.»

“Seguid preguntando, nunca os canséis de preguntar, sin preocuparos demasiado de las respuestas.”

“Nuestras inquietudes se disponen en el alma como balas en un rifle.”

 

Denis Diderot

Denis Diderot (Louis-Michel Van Loo) 1767.

Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland.

XXII

Au Grandval, le 15 octobre 1759.

Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent! que sais-je? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype! Et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus; mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient a s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.

Walter Benjamin (1892-1940)

Walter Benjamin

Walter Benjamin a désormais son nom de rue à Paris. Et en plus, c’est un passage. Dommage pour l’orthographe: Bertolt Brecht et Hannah Arendt.

2017 DU 83 Dénomination passage Walter Benjamin (4e).
PROJET DE DELIBERATION
EXPOSE DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Il vous est aujourd’hui proposé de rendre hommage à Walter Benjamin, philosophe et écrivain allemand, traducteur de Proust et Baudelaire, en attribuant son nom à une partie de la rue des Ecouffes, à Paris (4e).
Issu d’une famille juive allemande, Walter Bendix Schönflies Benjamin naît le 15 juillet 1892 à Berlin. Après son baccalauréat en 1912, il poursuit des études de philosophie et de littérature jusqu’à son doctorat sur l’art et le romantisme allemand. A Berlin, il participe activement au Mouvement de jeunesse
antibourgeois et publie ses premiers essais au journal du mouvement Le commencement. Il effectue un bref séjour à Paris en 1913.
Alors que la Première guerre mondiale éclate, il est éprouvé par le suicide d’un couple d’amis : le poèteHeinle et son amie Rika Seligsohn.
Admirateur de Kafka et de Klee, il est proche de Max Horkheimer et Theodor Adorno et ami de Berthold Brecht, Ernst Bloch et Hannah Harendt.
Chassé d’Allemagne en 1933 lors de l’accès au pouvoir d’Hitler, il émigre à Paris où l’Institut de Recherche sociale l’accueille comme membre permanent et assure la publication de ses essais. Les travaux sur Edouard Fuchs, collectionneur et historien (1937) ainsi que L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique (1936) représentent une contribution essentielle à la sociologie des arts plastiques. Il gagne sa vie comme chroniqueur et essayiste. Il traduit notamment Baudelaire et Proust. Il rédige ses derniers essais Sur le Concept d’histoire pendant l’hiver 39-40. Paris, capitale du XIXe siècle est la grande œuvre inachevée de Walter Benjamin. Pendant l’Occupation, il préfère rester en Europe, tentant sans succès de rejoindre Londres. En 1940, ses amis lui procurent un visa d’émigration aux
Etats-Unis mais trop tard : il ne lui reste plus que la frontière espagnole pour fuir. Parvenu à Portbou, en Espagne, Walter Benjamin craint d’être livré à la Gestapo par le régime franquiste. Il se suicidera le 26 septembre 1940.
Un monument funéraire intitulé Passages, réalisé par le sculpteur israélien Dani Karavan, lui est dédié au cimetière de Portbou.
La Commission de dénomination des voies, places, espaces verts et équipements publics municipaux qui s’est réunie le 22 septembre 2016 a donné un avis favorable sur ce projet de dénomination.
Aussi, si vous en êtes d’accord, la dénomination “ passage Walter Benjamin ” sera attribuée à la partie de la rue des Ecouffes, voie publique, comprise entre la rue de Rivoli et la rue du Roi de Sicile, à Paris (4e), conformément au plan annexé au présent exposé des motifs.
Je vous prie, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir en délibérer.
La Maire de Paris

Passage Walter Benjamin, Paris.

Vassili Grossman (1905-1964)

Vassili Grossman, Berlin, 1945.

Vassili Grossman, Carnets de guerre. De Moscou à Berlin. 1941-1945.

«Et il n’y a plus personne à Kazary pour se plaindre, personne pour raconter, personne pour pleurer. Le silence et le calme règnent sur les corps des morts enterrés sous des terres calcinées, effondrées et envahies d’herbes folles. Ce silence est plus terrible que les larmes et les malédictions. Et il m’est venu à l’esprit que, de même que se tait Kazary, les Juifs se taisent dans toute l’Ukraine.

Massacrés les vieillards, les artisans, les maîtres renommés pour leur savoir-faire : tailleurs, chapeliers, bottiers, étameurs, orfèvres, peintres en bâtiment, fourreurs, relieurs, massacrés les vieux ouvriers, portefaix, charpentiers, fabricants de poêles, massacrés les amuseurs publics, les ébénistes, massacrés les porteurs d’eau, les meuniers, les boulangers, les cuisiniers, massacrés les médecins, praticiens, prothésistes dentaires, chirurgiens, gynécologues, massacrés les savants en bactériologie et en biochimie, les directeurs de cliniques universitaires, les professeurs d’histoire, d’algèbre, de trigonométrie, massacrés les professeurs à titre personnel, assistants, maîtres-assistants et maîtres de conférences des chaires universitaires, massacrés les ingénieurs, les architectes, massacrés les agronomes et les conseillers en agriculture, massacrés les comptables, caissiers, commanditaires, agents de fourniture, assistants de direction, secrétaires, gardiens de nuit, massacrées les maîtresses d’école, les couturières, massacrées les grands-mères qui savaient tricoter des chaussettes et cuire de délicieuses brioches, faire du bouillon et du strudel aux noix et aux pommes, massacrées les grands-mères qui n’étaient plus capables de rien, qui savaient seulement aimer leurs enfants et petits-enfants, massacrées les épouses fidèles à leur mari et massacrées les femmes légères, massacrées les belles jeunes filles, les étudiants doctes et les écolières mutines, massacrées les vilaines et les idiotes, massacrées les bossues, massacrées les chanteuses, massacrés les aveugles, massacrés les sourds-muets, massacrés les violonistes et les pianistes, massacrées les petites de deux ans et de trois ans, massacrés les vieux de quatre-vingts ans aux yeux ternis par la cataracte, aux doigts froids et transparents et aux voix presque inaudibles chuchotant comme du papier blanc, massacrés enfin les nourrissons tétant avidement le sein maternel jusqu’à leur dernière minute.

Ce n’est pas la mort des hommes morts à la guerre, les armes à la main, d’hommes ayant laissé derrière eux leur maison, leur famille, leurs champs, leurs chansons, leurs traditions, leurs récits. C’est le meurtre d’une immense expérience professionnelle, élaborée de génération en génération par des milliers d’artisans et d’intellectuels pleins d’esprit et de talent. C’est le meurtre d’habitudes du quotidien transmises par les aïeux aux enfants, c’est le meurtre des souvenirs, des chansons tristes, de la poésie populaire, de la vie allègre et amère, c’est la destruction du foyer, des cimetières, c’est la mort d’un peuple qui a vécu des siècles aux côté du peuple ukrainien…

Khristia Tchouniak, une paysanne de quarante ans du village de Krassilovka, dans le district de Brovary de la région de Kiev, m’a raconté comment les Allemands exécutèrent à Brovary, le médecin juif Feldman. Ce Feldman, un vieux célibataire qui avait adopté deux enfants de paysans, était l’objet d’une véritable adoration de la part de la population. Une foule de paysannes en pleurs, suppliantes, allèrent trouver le commandant allemand pour lui demander de laisser la vie sauve à Feldman. Le commandant fut contraint de céder aux prières des femmes. C’était à l’automne 1941. Feldman continua à vivre à Brovary et à soigner les paysans. Il a été exécuté cette année au printemps. En racontant comment le vieil homme avait lui-même creusé sa tombe (il était en effet tout seul pour mourir, car au printemps 1943 il n’y avait déjà plus de Juifs vivants), Khristia Tchouniak retenait ses sanglots et elle finit par éclater en pleurs.»

Jean-Jacques Rousseau

Rousseau herborisant à Ermenonville (Georg Friedrich Meyer) 1778

Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville.

«Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d’esprit quand il vient; gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai souvent vu des cœurs contents, et de tous les objets qui m’ont frappé c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s’épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?»
Extrait de la «Neuvième Promenade», Rêveries du promeneur solitaire (écrites en 1776-1778, publiées en 1782).

Antonio Machado -René Descartes

Antonio Machado 1917 (Joaquín Sorolla) New York Hispanic Society of America.

Antonio Machado, Juan de Mairena I.

«Cogito, ergo sum», decía Descartes. Vosotros decid: «Existo, luego soy», por muy gedeónica que os parezca la sentencia. Y si dudáis de vuestro propio existir, apagad e idos.»

René Descartes, Discours de la méthode, IV ème partie.

«(…) et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étoient jamais entrées en l’esprit n’étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi qui le pensois fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étoient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.»

Portrait de René Descartes (Frans Hals) v. 1649 Paris Louvre

Lisons donc Simone Weil sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations!

Simone Weil

Le Monde, 23/06/2018

«Lisons donc Simone Weil sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations!»

Spécialistes reconnus de l’œuvre de la philosophe, Robert Chenavier, Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel s’insurgent dans une tribune au «Monde» contre la récupération de l’auteur de «L’Enracinement» par la droite conservatrice et les intellectuels antimodernes.

La philosophe Simone Weil (1909-1943) serait-elle en passe de devenir la nouvelle muse des politiques conservatrices? Au service de cette cause est souvent et presque seul cité d’elle, dans les livres et revues qui revendiquent le nouveau conservatisme, son livre posthume publié par Albert Camus en 1949, L’Enracinement (Yann Raison du Cleuziou, «Le renouveau conservateur en France», Esprit, octobre 2017).

Selon Le Monde du 16 février, M. Wauquiez, entre autres, cite volontiers dans ses interventions, outre Marcel Gauchet et Régis Debray, ce livre et son auteure. Dans Le Monde du 5 décembre 2017, Bérénice Levet faisait même de Laurent Wauquiez le «candidat de l’enracinement»! Dans cette ligne, il emprunterait à la philosophe décédée en 1943 deux de ses thèmes préférés: le patriotisme et l’«identité française». Cette interprétation est, selon nous, tout à fait abusive.

Quasi blasphématoire
Certes, on ne désavouera pas Levet quand elle résume la position de la philosophe en écrivant que l’«enracinement est inscription […] dans une histoire, dans des histoires même», dans des «communautés d’appartenance qui se conjuguent au pluriel» et sont «dépositaires de récits, de traditions, de significations».

En coupant les racines, le déracinement provoque en effet la perte des «milieux naturels» – qui sont des milieux de vie pour l’homme et pas seulement des «environnements». Pour Simone Weil, constituent de tels «milieux naturels» «la patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité…» (Œuvres complètes, Gallimard, t. V, vol. 2, p. 104).

Sauf que L’Enracinement, livre complexe, est aussi une longue dénonciation du fait que la France précisément a, au cours de son histoire, enlevé leur sens aux collectivités qui correspondaient à des territoires, des régions, des langues, des traditions. Collectivités d’autant plus nécessaires que la patrie est une communauté imparfaite (mélange de juste et d’injuste), qui a aussi besoin des influences extérieures pour se réformer.

Dès lors, le patriotisme ne peut se justifier que par son rôle protecteur des différents milieux dont les hommes ont un besoin vital. Parler d’une «France éternelle», à célébrer et à défendre comme un bloc intangible, fermé à toute nouveauté, est une expression quasi blasphématoire pour Simone Weil.

Fausse route
La France est chose purement temporelle et terrestre, et il importe de présenter la patrie «comme une chose belle et précieuse, mais d’une part imparfaite, d’autre part très fragile, exposée au malheur, qu’il faut chérir et préserver». Ce «sentiment de tendresse poignante» pour une patrie toujours imparfaite et fragile, toujours exposée, lui paraît «autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale» lancé à la figure de ceux qu’on veut rejeter.

Levet fait aussi fausse route quand elle présente l’«autre thème que Laurent Wauquiez emprunte à la philosophe»: l’identité. Pour Simone Weil, l’enracinement n’est précisément pas une identité, car l’«enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires.»Est-ce du moins de cette sorte d’identité ouverte qu’il s’agit chez Laurent Wauquiez? Manifestement non.

Quand ce «républicain» déclare, lors d’un meeting tenu dans les Alpes-Maritimes, que la France doit retrouver son «identité», menacée dans «certains quartiers» par une «juxtaposition de communautés où le salafisme a remplacé l’adoration de la République française» (Le Monde du 27 octobre), il est aux antipodes de L’Enracinement. En effet, jamais Simone Weil n’a employé un tel langage. Jamais elle n’aurait admis – et encore moins prôné – une quelconque «adoration de la République française»: elle considérait cela comme de l’idolâtrie.

«L’identité française», dit de son côté Levet, il faut se donner la peine de l’acquérir. Apprendre l’histoire de la France, la connaître, mais pas seulement – il faut l’aimer». Certes, mais l’expression «identité française» n’apparaît jamais chez Simone Weil.

Courants politiques rétrogrades
L’Enracinement est très exactement une contre-histoire de la France (sous la monarchie absolue, sous le jacobinisme républicain, sous la IIIe République, que Simone Weil ne prise guère…). Une contre-histoire dans laquelle sont littéralement flétries la «grandeur» (valeur qui est un héritage romain qu’elle déteste), la gloire, la conquête par le pouvoir central de tous les territoires qui représentaient un haut lieu de civilisation (l’Occitanie par exemple), pour ne laisser à «aimer» que l’Etat, sans oublier cette entreprise par excellence de déracinement qu’a été la colonisation.

M. Wauquiez, que l’on sache, ne partage d’aucune façon tout ou partie de cette contre-histoire.

Lisons donc Simone Weil (dont l’œuvre ne se réduit pas, loin de là, à L’Enracinement) sans la récupérer par de médiocres instrumentalisations. Les courants politiques rétrogrades n’ont toujours voulu retenir que L’Enracinement, interprété à leur aune. Ils préfèrent oublier celle qui était avant tout sensible au malheur des humains, l’auteure, en 1934, des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale.

Sa pensée n’est pas un système. Elle a une fonction de «nettoyage philosophique» de la politique. Elle est plus subtile, inquiète et excessive que les mots d’ordre bien calés (et intéressés) qu’on lui prête. Empêchons qu’un «weilisme» vulgaire ne devienne une vulgate des contresens sur ses intuitions dérangeantes. Apprenons à «ne pas se laisser bourrer le crâne»– «c’est déjà quelque chose», ajoutait-elle.

Les signataires de cette tribune sont: Robert Chenavier, directeur de la publication des «Cahiers Simone Weil»; Olivier Mongin, membre de l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil et Jean-Louis Schlegel, codirecteur de la rédaction de la revue «Esprit».