Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Friedrich Nietzsche.

Préface de la deuxième édition. Le gai savoir.

I.
Ce livre a peut-être besoin de plus d’une préface; et finalement il reste toujours le doute qu’il soit possible que quelqu’un, sans qu’il ait fait quelque expérience semblable, soit par une préface rapproché de l’expérience de ce livre. Il semble écrit dans la langue du vent du dégel: il y a dedans de l’excitation, de l’intranquillité, de la contradiction, du temps d’avril, si bien que l’on est rappelé aussi bien à la proximité de l’hiver qu’à la victoire sur l’hiver, qui vient, qui doit venir, qui peut-être est déjà venue… La gratitude jaillit perpétuellement, comme si même le plus inattendu s’était produit, la gratitude de celui qui guérit, – car la guérison fut cet inattendu. «gai savoir»: cela signifie les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une pression effroyablement longue – patiemment, fortement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir –, et qui d’un seul coup est assailli par l’espoir, par l’espoir de santé, par l’ivresse de la guérison. Comment s’étonner que cela mette au jour beaucoup de déraisonnable et de fou, beaucoup de tendresse vandale gaspillée à des problèmes qui ont le poil piquant et qui ne sont pas conçus pour être cajolés et séduits. Ce livre entier n’est rien que réjouissance après une longue privation et impuissance, la jubilation des forces revenues, de la foi éveillée de nouveau en un demain et en un lendemain, du soudain sentiment et du pressentiment de l’avenir, des aventures proches, des mers réouvertes, des buts de nouveau permis, en lesquels de nouveau avoir foi. Et tout ce qui était derrière moi alors! Ce bout de désert, d’épuisement, d’incroyance, de givre au milieu de la jeunesse, cette état de vieillard intervenant au mauvais endroit, cette tyrannie de la douleur encore dépassée par la tyrannie de la fierté, qui repoussait les conclusions de la fierté – et les conclusions sont des consolations -, cette solitude radicale comme défense contre un mépris de l’humanité devenu maladivement lucide, cette réduction fondamentale sur ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de douloureux, et comment la prescrivait le dégoût qui d’une peu prudente diète et complaisance spirituelle – on l’appelle romantisme – avait peu a peu grandi, oh qui pourrait le sentir après moi! Mais celui qui pourrait m’accorderait sans doute davantage qu’un peu de folie, d’exubérance de «gai savoir», – par exemple la poignée de chants qui cette fois sont jointes à ce livre – des chants dans lesquels un poète d’une façon difficilement pardonnable se moque de tous les poètes. – Ah, ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs beaux «sentiments lyriques» que ce ressuscité doit exercer sa méchanceté: qui sait quelle victime il se cherche, quel monstre d’étoffe parodique le provoquera sous peu? «Incipit tragoedia» – c’est la fin de ce livre préoccupant-non-préoccupant: il faudra être sur ses gardes! Est donné congé à quelque chose d’exemplairement grave et méchant: incipit parodia, il n’y a aucun doute…

II.
– Mais laissons là Monsieur Nietzsche: qu’est-ce que ça peut nous faire que Monsieur Nietzsche ait retrouvé la santé?…Un psychologue connaît peu de questions aussi attirantes que celle du rapport entre la santé et la philosophie, et au cas où il tombe lui-même malade, il apporte toute sa curiosité scientifique avec lui dans la maladie. On a en effet, à supposer que l’on soit une personne, nécessairement la philosophie de sa personne: mais il y a là une différence considérable. Chez l’un ce sont ses manques qui philosophent, chez l’autre ses richesses et ses forces. Le premier a la nécessité de sa philosophie, ne serait-ce que comme appui, apaisement, médecine, soulagement, élévation, mise à distance de lui-même; chez l’autre elle n’est qu’un beau luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une gratitude triomphante, qui doit quand même pour finir s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des notions. Dans l’autre, dans les cas les plus habituels toutefois, quand les états de nécessité font la philosophie, comme chez tous les penseurs malades – et peut-être que les penseurs malades sont majoritaires dans l’histoire de la philosophie –: qu’est-ce qu’il sera de la pensée même qui est soumise à la pression de la maladie? Voilà la question qui concerne le psychologue: et ici l’expérimentation est possible. Pas autrement que ne le fait un voyageur qui résout de se réveiller à une heure déterminée et qui ensuite se livre tranquille au sommeil: ainsi nous philosophes à supposer que nous tombions malade, nous nous abandonnons temporairement corps et âme à la maladie – nous fermons pour ainsi dire les yeux devant nous. Et comme celui-là sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et le réveillera, ainsi nous aussi nous savons que l’instant décisif nous trouvera éveillé, – qu’ensuite quelque chose surgit et prend l’esprit sur le fait, je veux dire la faiblesse ou le changement d’avis ou la résignation ou l’endurcissement ou l’empoussièrement et toutes ces façons de désigner l’état maladif de l’esprit, qui aux jours de la santé ont contre elles la fierté de l’esprit (car on en reste au vieux dicton «l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois bêtes les plus fières»-). Après une telle interrogation de soi-même, tentation de soi-même, on apprend à regarder d’un œil plus fin tout ce qui dans l’absolu a été philosophé jusqu’alors; on devine mieux qu’avant les involontaires détours, ruelles latérales, places pour le repos, endroits ensoleillés de la pensée, sur lesquels sont conduits et séduits les penseurs souffrants justement en tant que souffrants, on sait désormais où inconsciemment le corps malade et ses besoins entraîne l’esprit, le pousse, l’attire – vers le soleil, le calme, la douceur, la patience, la médecine, le baume en un sens quelconque. Chaque philosophie qui met la paix au dessus de la guerre, chaque éthique avec une conception négative du concept de bonheur, chaque métaphysique et physique qui connaît un point final, un état final de quelque nature que ce soit, chaque exigence principalement esthétique ou religieuse d’un en-marge, d’un au-delà, d’un en-dehors, d’un au-dessus, autorise à se demander si ce n’est pas la maladie qui a inspiré le philosophe. Le déguisement inconscient des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de l’idéal, du purement spirituel s’étend loin jusqu’à l’épouvante, – et bien souvent je me suis demandé si, en fin de compte, la philosophie jusqu’alors n’avait pas été qu’une interprétation du corps et un malentendu du corps. Derrière les plus hauts jugements de valeur par lesquels l’histoire de la pensée a été menée jusqu’ici, gisent dissimulés des malentendus sur la texture corporelle, soit de l’individu, soit des états ou des races entières. Il faut dans un premier temps toujours prendre toutes les folies de la métaphysiques, en particulier ses réponses à la question de la valeur de l’existence, comme les symptômes de corps bien précis; et si ces approbations du monde ou négations du monde en bloc, mesurées scientifiquement, ne contiennent pas une graine de signification, en revanche elles donnent à l’historien et au psychologue des indices d’autant plus valables qu’ils sont des symptômes, comme déjà dit, du corps, de ce qui lui réussit et de ce qu’il manque, de sa plénitude, de sa puissance, de sa domination de soi dans l’histoire, ou bien au contraire de ses scrupules, de ses épuisements, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de fin. J’attends toujours qu’un médecin philosophique dans le sens extraordinaire du terme – un homme tel qu’il puisse s’occuper de la santé d’ensemble du peuple, de l’époque, de la race, de l’humanité – aie le courage de promouvoir jusqu’à son terme mon soupçon et d’oser cette phrase: dans toute la philosophie il s’est agi jusqu’ici non pas de vérité, mais de quelque chose d’autre, disons de santé, avenir, croissance, puissance, vie…

III.
– On devine que je veux sans ingratitude prendre congé de cette époque de lourd dépérissement, dont les gains ne sont pas encore épuisées pour moi aujourd’hui: de même que je suis absolument conscient de l’avantage que j’ai avec ma santé changeante sur tous les trapus de l’esprit. Un philosophe qui fait le chemin à travers de nombreuses santés et qui continue à le faire, a traversé autant de philosophies: il ne peut qu’appliquer à chaque fois l’état dans lequel il est à la forme et au monde spirituels – cet art de la transfiguration c’est précisément la philosophie. Il n’est pas libre à nous philosophes de séparer âme et corps comme le fait le peuple, il nous est encore moins libre de séparer âme et esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, pas des appareils à objectiver et à enregistrer et aux viscères froides, – nous devons continuellement enfanter nos pensées de notre douleur et maternellement leur donner tout ce que nous avons en nous de sang, cœur, feu, désir, passion, tourment, conscience, destin, fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous continuellement transformer tout ce que nous sommes en lumière et flamme, et aussi tout ce qui nous touche, nous ne pouvons autrement. Et pour ce qui concerne la maladie: ne serions nous pas presque tentés de nous demander si elle nous est superflue absolument? C’est seulement la grande douleur qui est la dernière libératrice de l’esprit, comme le maître d’apprentissage du grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un vrai X véritable, ce qui veut dire l’avant dernière lettre avant la dernière…C’est seulement la grande douleur, cette longue lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous sommes comme brûlés dans un feu de bois vert, qui nous force nous philosophes à descendre dans notre tréfonds ultime et à nous défaire de toute confiance, de tout ce qui est bon, dissimulant, doux, moyen, dans quoi nous avons peut-être auparavant placé notre humanité. Je doute qu’une telle douleur «améliore» –; mais je sais qu’elle approfondit. Soit parce que nous apprenons à lui opposer notre fierté, notre sarcasme, notre volonté et que nous faisons comme l’indien qui, si violemment torturé soit-il, se dédommage de son tortureur par la méchanceté de sa langue; soit parce que devant la douleur nous nous retirons dans ce néant oriental – on l’appelle Nirvana – dans le muet, raide, sourd abandon de soi, oubli de soi, dissolution de soi: on ressort de tels longs, dangereux exercices de maîtrise de soi comme un autre homme, avec quelques nouveaux points d’interrogation, avant tout avec la volonté d’interroger à présent davantage, d’interroger plus profondément, plus sévèrement, plus durement, plus méchamment, plus calmement que l’on avait interrogé jusque là. C’en est fini de la confiance en la vie – la vie même est devenu problème. – Qu’on ne croie pas qu’on en devient nécessairement un sombre type! Même l’amour de la vie est encore possible – mais on aime autrement. C’est l’amour pour une femme qui nous fait douter… Le charme de tout ce qui pose problème, la joie en X est en revanche chez de tels gens plus spirituels, plus spiritualisés, trop grande pour que cette joie ne se déverse pas toujours telle une claire lueur sur toute la détresse du problème, sur tout le danger de l’incertitude, et même sur la jalousie de l’amant. Nous connaissons un bonheur nouveau…

IV.
Enfin, pour ne pas laisser l’essentiel non dit: on sort de tels abîmes, d’un si grave dépérissement, et aussi du dépérissement du grave soupçon, comme né de nouveau, mué, plus délicat, plus méchant, avec un goût plus fin pour la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus gais, avec une deuxième dangereuse innocence dans la joie, plus enfant à la fois et cent fois plus raffiné que l’on ne l’a jamais été. Oh comme la jouissance répugne désormais, la grossière sourde brune jouissance telle que la comprennent sinon les jouisseurs, nos «cultivés», nos riches et gouvernants! Avec quelle méchanceté nous écoutons désormais le gros boum-boum de foire annuelle par lequel l’«homme cultivé» et l’habitant des grandes villes se fait violer à travers art, livre et musique, pour des «jouissances spirituelles», avec l’aide de boissons spirituelles! Combien maintenant nous fait mal aux oreilles le cri théâtral de la passion, comme est devenu étranger à notre goût toute l’émeute romantique et le fatras des sens qu’aime la populace cultivée, avec ses aspirations au sublime, à l’élevé, à l’extravagant! Non, s’il faut absolument que nous qui guérissons ayons besoin d’art, c’est d’un autre art – un art moqueur, léger, fugitif, divinement désembarassé, divinement artificiel, qui comme une flamme claire nous fait grimper dans un ciel sans nuage! Avant tout: un art pour les artistes, seulement pour les artistes! Nous nous entendons mieux à ce qui est la première nécessité en la matière, la gaieté, toute gaieté, mes amis! aussi en tant qu’artistes –: je voudrais le prouver. Nous savons trop bien plusieurs choses à présent, nous les savants: oh comme désormais nous apprenons à bien oublier, à bien ne pas savoir, en tant qu’artistes! Et pour ce qui touche à notre avenir: on nous trouvera difficilement encore sur les chemins de ces jeunes égyptiens, qui la nuit rendent les temples peu sûrs, qui embrassent les colonnes sculptées et qui dévoilent, découvrent, veulent étaler dans la claire lumière absolument tout ce qui a été avec de bonnes raisons dissimulé. Non, ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de «vérité à tout prix», ce délire de jeune homme dans l’amour de la vérité – nous n’y avons plus goût: nous sommes pour cela trop expérimentés, trop sérieux, trop joyeux, trop consumés, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité reste la vérité quand on lui retire son voile; nous avons trop vécu pour croire encore à cela. Aujourd’hui une chose nous semble convenable: ne pas vouloir voir toute chose nue, ne pas vouloir être là pour toute chose, ne pas vouloir tout comprendre et «savoir. «Est-ce que c’est vrai que le bon Dieu est partout?» demandait une petite fille à sa mère: «mais je trouve ça indécent» – un signe pour les philosophes! On devrait davantage honorer la honte avec laquelle la nature s’est cachée derrière des énigmes et des incertitudes colorées. Peut-être la vérité est une femme qui a des raisons de ne pas laisser voir ses raisons? Peut-être que son nom est, pour parler grec, Baubo? … Oh ces Grecs! Ils s’y entendaient à vivre: et il est nécessaire de s’en tenir bravement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux paroles, à toute l’Olympe de l’apparence! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur! Et n’y revenons nous pas justement, nous les intrépides de l’esprit, qui avons escaladé les plus hauts et dangereux sommets de l’esprit actuel et de là avons regardé autour de nous, qui de là avons regardé en contrebas? N’y sommes nous pas justement – des Grecs? Adorateurs des formes, des sons, des paroles? Justement pour cela – des artistes?

Ruta près de Gênes, à l’automne 1886.

(Traduit par Claire Placial)

Simone Weil y la memoria histórica

Madrid, Calle de la filósofa Simone Weil. Puente de Vallecas.

Depuis 2017, Simone Weil a une rue à son nom à Madrid.

El País, 19/10/2018

      Simone Weil y la memoria histórica

(Alejandro del Río Herrmann, editor en la editorial Trotta, que publica las obras de Simone Weil.)

La pensadora francesa, sin renunciar a su pacifismo, no pudo evitar tomar partido en la Guerra Civil española

La reciente inclusión en el callejero de Madrid del nombre de Simone Weil, en el marco de la aplicación de la conocida como Ley de Memoria Histórica, da pie para evocar el breve paso de la pensadora francesa por la Guerra Civil española y reflexionar sobre el significado de esa experiencia.

Simone Weil llega a Barcelona el 9 de agosto de 1936 gracias a un carnet de periodista. Como escribirá más tarde a Georges Bernanos, lo único que la horrorizaba más que la guerra era permanecer en la retaguardia; sin renunciar a su pacifismo, no puede evitar tomar partido. Además, viene a España movida todavía por la esperanza en una revolución y queriendo conocer de primera mano los cambios sociales que están acometiendo los anarquistas. En Barcelona se entrevista con Andrés Nin y Julián Gorkin, dirigentes del POUM. Gorkin rechaza su descabellado plan de internarse en las líneas enemigas para averiguar el paradero de Joaquín Maurín en Galicia. Finalmente, consigue enrolarse en las milicias de la CNT y va a Pina de Ebro, donde se incorpora a un pequeño grupo internacional dentro de la columna Durruti. Participa en varias misiones peligrosas, aunque no llega a disparar el fusil que ha aprendido a manejar. En su Diario de guerra anota: “Un hermoso día. Si me cogen, me matarán… Pero nos lo merecemos. Los nuestros han vertido mucha sangre. Soy moralmente cómplice”. Esta lacerante mala conciencia no la abandonará ya. En Pina pregunta a los campesinos por los asuntos que los afectan, la colectivización de los cultivos y de la producción, sus condiciones de vida tras el estallido de la guerra, y escucha sus opiniones sobre el servicio militar, el cura del pueblo o los propietarios. Un desafortunado accidente la obliga a regresar a Barcelona, donde la esperan sus padres, que la habían seguido hasta allí. Solo ha estado unos pocos días en el frente de batalla. Después de unas semanas de convalecencia, deja España el 25 de septiembre. No volverá más.

Los “crímenes de España”, que reaparecen transfigurados en su propia lectura de otros conflictos, como la guerra de Troya o la cruzada albigense, constituirán desde entonces para Simone Weil la evidencia ejemplar del “postulado” de que “se es siempre bárbaro con los débiles”. Su conmoción fue grande cuando encontró plasmada su misma experiencia de la guerra civil española por un escritor del lado contrario, el católico Georges Bernanos. A raíz de su lectura en 1938 de Los grandes cementerios bajo la luna, donde Bernanos denuncia la represión franquista de la que fue testigo en la isla de Mallorca, Simone Weil le escribe una carta que cabe entender como un ejercicio de memoria histórica.

Sin incurrir en una neutralidad indiferente, intenta comprender el común destino que une a las facciones enfrentadas

Lo que le importa a Simone Weil es el carácter moral con el que afrontar una peculiar atmósfera, “ese olor a guerra civil, a sangre y a terror que desprende su libro”, como le dice a Bernanos. ¿Se deja uno llevar por ese clima, por esa “mística” o “religión de la fuerza”, en palabras del segundo? ¿O se es capaz de resistir a la embriaguez que procura el uso de la fuerza cuando se tiene el poder de ejercerla y se está legitimado a hacerlo? La mirada de Weil, como la de Bernanos, se fija ante todo en los de su propio bando, en aquellos por los que ha tomado partido y cuyas ideas y principios comparte.

No deja de luchar a su lado ni de defender su causa. Pero adopta una determinada posición moral que le exige hacer una lectura distinta de los acontecimientos; una lectura hecha a un tiempo de participación y de distancia. Sin incurrir en una neutralidad indiferente o culpable, asume una tarea de memoria consistente en comprender el común destino que une en una misma condición a las facciones enfrentadas. En este sentido le dice a Bernanos: “Está usted más próximo de mí, sin punto de comparación, que mis camaradas de las milicias de Aragón…, esos camaradas a los que, no obstante, yo amaba”.

En un ensayo concebido por esa misma época, La Ilíada o el poema de la fuerza,Simone Weil comenta la “extraordinaria equidad” que inspira al autor del poema: vencedores y vencidos despiertan en él la misma piedad, “apenas sentimos que el poeta es griego y no troyano”. En el tono de inconsolable amargura que baña la Ilíada, que ni desprecia ni ensalza, trasluce el conocimiento de la fuerza, que doblega a todos por igual, unas veces a unos, otras a otros. Una lectura a contrapelo de la historia, que haga memoria de los vencidos, hará bien en tener en cuenta la triple advertencia con la que Simone Weil concluye su ensayo: “No admirar nunca la fuerza, no odiar a sus enemigos y no despreciar a los desdichados”.

Simone Weil.

Emil Cioran (1911 – 1995)

Emil Cioran.

«La lucidité et la fatigue ont eu raison de moi – j’entends une fatigue philosophique autant que biologique – quelque chose en moi s’est détraqué. On écrit par nécessité et la lassitude fait disparaître cette nécessité. Il vient un temps où cela ne nous intéresse plus. En outre, j’ai fréquenté trop de gens qui ont écrit plus qu’il n’aurait fallu, qui se sont obstinés à produire, stimulés par le spectacle de la vie littéraire parisienne. Mais il me semble que moi aussi j’ai trop écrit. Un seul livre aurait suffi. Je n’ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes virtualités, comme les vrais sages que j’admire, ceux qui, délibérément, n’ont rien fait de leur vie.»

Entretien avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990.

 

Simone Weil

« Si l’on examine cette fiction de près, il n’apparaît même pas qu’elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humaine pour comprendre qu’une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d’oisifs pourrait bien s’amuser à se donner des obstacles, s’exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l’homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu’il faut surmonter qui fournissent l’occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n’ont de valeur qu’autant qu’elles imitent l’exactitude, la rigueur, le scrupule propre aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d’une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. »

 Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934

Antonio Machado

Portrait d’Emmanuel Kant. (Anonyme) v 1790. Centre de Recherche Kant, Université Johannes Gutenberg de Mayence.

Juan de Mairena. Sentencias, donaires, apuntes y recuerdos de un profesor apócrifo 1936. Livre I. Chapitre XXXII.

       (Kant y Velázquez)

“Es evidente, decía mi maestro —Mairena endosaba siempre a su maestro la responsabilidad de toda evidencia— que si Kant hubiera sido pintor, habría pintado algo semejante a Las Meninas, y que una reflexión juiciosa sobre el famoso cuadro del pintor sevillano nos lleva a la Crítica de la pura razón, la obra clásica y luminosa del maestro de Kónisberg. Cuando los franceses —añadía—tuvieron a Descartes, tuvimos’nosotros —y aun se dirá que no entramos con pie derecho en la edad moderna— nada menos que un pintor kantiano, sin la menor desmesura romántica. Esto es mucho decir. No nos estrepitemos, sin embargo, que otras comparaciones más extravagantes se han hecho —Marx y Cristo etc.— que a nadie asombran. Además, y por fortuna para nuestro posible mentir de las estrellas, ni Kant fue pintor ni Velázquez filósofo.
Convengamos en que, efectivamente, nuestro Velázquez, tan poco enamorado de las formas sensibles, a juzgar por la indiferencia ante la belleza de los modelos, apenas si tiene otra estética que la estética transcendental kantiana. Buscadle otra y seguramente no la encontraréis. Su realismo, nada naturalista, quiero decir nada propenso a revolcarse alegremente en el estercolero de lo real, es el de un hombre que se tragó la metafísica y que, con ella en el vientre, nos dice: la pintura existe, como decía Kant: ahí está la ciencia físicomatemática, un hecho ingente que no admite duda. De hoy más, la pintura es llevar al lienzo esos cuerpos tales como los construye el espíritu, con la materia cromática y lumínica, en la jaula encantada del espacio y del tiempo. Y todo esto —claro está— lo dice con el pincel.
He aquí el secreto de la serena grandeza de Velázquez. Él pinta por todos y para todos; sus cuadros no sólo son pinturas, sino la pintura. Cuando se habla de él, no siempre con el asombro que se merece, se le reprocha más o menos embozadamente su impasible objetividad. Y hasta se alude con esta palabra —¡qué gracioso!—al objetivo de la máquina fotográfica. Se olvida -decía mi maestro— que la objetividad, en cualquier sentido que se tome, es el milagro que obra el espíritu humano, y que, aunque de ella gocemos todos, el tomarla en vilo para dejarla en un lienzo o en una piedra es siempre hazaña de gigantes”

Las Meninas. Detalle: el pintor. 1656. Madrid Prado.

Pour les rapports entre Descartes, Kant et Velázquez, on peut se reporter à l’essai de José Ortega y Gasset, “Sobre el punto de vista en las artes” publié dans la revista de Occidente en 1924.

“Hasta entonces la pupila del pintor había girado ptolomeicamente en torno a cada objeto siguiendo una órbita servil. Velázquez resuelve fijar despóticamente el punto de vista. Todo el cuadro nacerá de un solo acto de visión, y las cosas habrán de esforzarse por llegar como puedan hasta el rayo visual. Se trata, pues, de una revolución copernicana, pareja a la que promovieron en filosofía Descartes, Hume y Kant. La pupila del artista se erige en centro del cosmos plástico y en torno a ella vagan las formas de los objetos. Rígido el aparato ocular, lanza su rayo visor recto, sin desviación a uno y otro lado, sin preferencia por cosa alguna. Cuando tropieza con algo no se fija en ello y, consecuentemente, queda el algo convertido, no en cuerpo redondo, sino en mera superficie que intercepta la visión.”

“Demos un salto hacia 1600, época en que comienza la pintura de hueco. La filosofía está en poder de Descartes. ¿Cuál es para él la realidad cósmica?, Las substancias plurales e independientes se esfuman. Pasa a primer plano metafísico una única substancia -substancia vacía, especie de hueco metafísico que ahora va a tener un mágico poder creador. Lo real para Descartes es el espacio, como para Velázquez el hueco.”

Portrait de José Ortega y Gasset (Ignacio Zuloaga). 1920. Collection particulière.

Voir le texte intégral:

https://fr.scribd.com/doc/3819932/Ortega-y-Gasset-Jose-Sobre-el-punto-de-vista-en-las-artes

Gilles Deleuze

Gille Deuze au miroir.

« La bêtise est une structure de la pensée comme telle : elle n’est pas une manière de se tromper, elle exprime en droit le non-sens dans la pensée. La bêtise n’est pas une erreur, mais un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ; mais ces vérités sont basses, sont celles d’une âme basse, lourde et de plomb. La bêtise et, plus profondément, ce dont elle est le symptôme : une manière basse de penser. […] Lorsque quelqu’un demande à quoi sert la philosophie, la réponse doit être agressive, puisque la question se veut ironique et mordante. La philosophie ne sert pas à l’État ni à l’église, qui ont d’autres soucis. Elle ne sert aucune puissance établie. La philosophie sert à attrister. Une philosophie qui n’attriste personne et ne contrarie personne n’est pas une philosophie. Elle sert à nuire à la bêtise, elle fait de la bêtise quelque chose de honteux. »
Nietzsche et la Philosophie, 1962.

Antonio Machado

Segovia. Estatua de Antonio Machado. Plaza Mayor.

Je suis en train de relire, à petites doses, le Juan de Mairena d’Antonio Machado dans l’édition Cátedra (Letras Hispánicas), en deux tomes, prêtée par Manuel. Un merveilleux traité poétique et philosophique.

Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 à Séville dans un appartement en location du Palais de Dueñas. Son père Antonio Machado Álvarez était avocat, journaliste et spécialiste du folklore. Il était connu sous le pseudonyme de Demófilo.

“Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla
y un huerto claro donde madura el limonero…” (de Retrato, Campos de Castilla)

“… Esta luz de Sevilla… Es el palacio
donde nací, con su rumor de fuente.
Mi padre, en su despacho. La alta frente,
la breve mosca, y el bigote lacio.”

Il  publia en 1936 chez Espasa-Calpe “Juan de Mairena (sentencias, donaires, apuntes y recuerdos de un profesor apócrifo)”.

«Vivimos en un mundo esencialmente apócrifo, en un cosmos o poema de nuestro pensar, ordenado o construido todo él sobre supuestos indemostrables, postulados de nuestra razón, que llaman principios de la lógica, los cuales, reducidos al principio de identidad que los resume y reasume a todos, constituyen un solo y magnífico supuesto: el que afirma que todas las cosas, por el mero hecho de ser pensadas, permanecen inmutables, ancladas, por decirlo así, en el río de Heráclito. Lo apócrifo de nuestro mundo se prueba por la existencia de la lógica, por la necesidad de poner el pensamiento de acuerdo consigo mismo, de forzarlo en cierto modo, a que sólo vea lo supuesto o puesto por él, con exclusión de todo lo demás. Y el hecho – digámoslo de pasada- de que nuestro mundo esté todo él cimentado sobre un supuesto que pudiera ser falso, es algo terrible, o consolador. Según se mire. Pero de esto hablaremos otro día.»

“Seguid preguntando, nunca os canséis de preguntar, sin preocuparos demasiado de las respuestas.”

“Nuestras inquietudes se disponen en el alma como balas en un rifle.”

 

Denis Diderot

Denis Diderot (Louis-Michel Van Loo) 1767.

Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland.

XXII

Au Grandval, le 15 octobre 1759.

Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent! que sais-je? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype! Et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus; mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient a s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.

Walter Benjamin (1892-1940)

Walter Benjamin

Walter Benjamin a désormais son nom de rue à Paris. Et en plus, c’est un passage. Dommage pour l’orthographe: Bertolt Brecht et Hannah Arendt.

2017 DU 83 Dénomination passage Walter Benjamin (4e).
PROJET DE DELIBERATION
EXPOSE DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Il vous est aujourd’hui proposé de rendre hommage à Walter Benjamin, philosophe et écrivain allemand, traducteur de Proust et Baudelaire, en attribuant son nom à une partie de la rue des Ecouffes, à Paris (4e).
Issu d’une famille juive allemande, Walter Bendix Schönflies Benjamin naît le 15 juillet 1892 à Berlin. Après son baccalauréat en 1912, il poursuit des études de philosophie et de littérature jusqu’à son doctorat sur l’art et le romantisme allemand. A Berlin, il participe activement au Mouvement de jeunesse
antibourgeois et publie ses premiers essais au journal du mouvement Le commencement. Il effectue un bref séjour à Paris en 1913.
Alors que la Première guerre mondiale éclate, il est éprouvé par le suicide d’un couple d’amis : le poèteHeinle et son amie Rika Seligsohn.
Admirateur de Kafka et de Klee, il est proche de Max Horkheimer et Theodor Adorno et ami de Berthold Brecht, Ernst Bloch et Hannah Harendt.
Chassé d’Allemagne en 1933 lors de l’accès au pouvoir d’Hitler, il émigre à Paris où l’Institut de Recherche sociale l’accueille comme membre permanent et assure la publication de ses essais. Les travaux sur Edouard Fuchs, collectionneur et historien (1937) ainsi que L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique (1936) représentent une contribution essentielle à la sociologie des arts plastiques. Il gagne sa vie comme chroniqueur et essayiste. Il traduit notamment Baudelaire et Proust. Il rédige ses derniers essais Sur le Concept d’histoire pendant l’hiver 39-40. Paris, capitale du XIXe siècle est la grande œuvre inachevée de Walter Benjamin. Pendant l’Occupation, il préfère rester en Europe, tentant sans succès de rejoindre Londres. En 1940, ses amis lui procurent un visa d’émigration aux
Etats-Unis mais trop tard : il ne lui reste plus que la frontière espagnole pour fuir. Parvenu à Portbou, en Espagne, Walter Benjamin craint d’être livré à la Gestapo par le régime franquiste. Il se suicidera le 26 septembre 1940.
Un monument funéraire intitulé Passages, réalisé par le sculpteur israélien Dani Karavan, lui est dédié au cimetière de Portbou.
La Commission de dénomination des voies, places, espaces verts et équipements publics municipaux qui s’est réunie le 22 septembre 2016 a donné un avis favorable sur ce projet de dénomination.
Aussi, si vous en êtes d’accord, la dénomination “ passage Walter Benjamin ” sera attribuée à la partie de la rue des Ecouffes, voie publique, comprise entre la rue de Rivoli et la rue du Roi de Sicile, à Paris (4e), conformément au plan annexé au présent exposé des motifs.
Je vous prie, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir en délibérer.
La Maire de Paris

Passage Walter Benjamin, Paris.

Jean-Jacques Rousseau

Rousseau herborisant à Ermenonville (Georg Friedrich Meyer) 1778

Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville.

«Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mêmes et nul ne peut s’assurer qu’il aimera demain ce qu’il aime aujourd’hui. Ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d’esprit quand il vient; gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies. J’ai peu vu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai souvent vu des cœurs contents, et de tous les objets qui m’ont frappé c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n’a point d’enseigne extérieure; pour le connaître, il faudrait lire dans le cœur de l’homme heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s’épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?»
Extrait de la «Neuvième Promenade», Rêveries du promeneur solitaire (écrites en 1776-1778, publiées en 1782).