Récits de la Kolyma (Varlam Chalamov)

Varlam Chalamov

«Cherry-Brandy», 1958 p. 101

Le poète se mourait (1). Ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues et aux ongles sales, longs et recourbés, reposaient sur sa poitrine sans qu’il les protégeât du froid. Avant, il les cachait sous son caban, contre sa peau nue; mais, à présent, son corps ne gardait plus assez de chaleur. Ses moufles, on les lui avait volées depuis longtemps: les vols se faisaient en plein jour, pour peu que le voleur ait du toupet. Un soleil électrique blafard, souillé par les mouches et encastré dans un treillis métallique, était fixé au plafond, très haut. La lumière tombait aux pieds du poète : il était couché comme dans un tiroir, dans la profondeur obscure des châlits communs à deux étages, sur la rangée inférieure. De temps à autre, ses doigts bougeaient, claquaient comme des castagnettes, palpaient un bouton, une boutonnière ou un repli de son caban, époussetaient une saleté et s’immobilisaient à nouveau. Le poète se mourait depuis si longtemps qu’il avait cessé de comprendre que c’était la mort. Parfois, une idée simple et forte se frayait un chemin à travers son cerveau, douloureuse et presque palpable : qu’on lui avait volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Cette idée effroyable le brûlait, au point qu’il était prêt à se disputer, à jurer, à se battre, à chercher, à démontrer. Mais il n’avait pas de force pour le faire et l’idée du pain s’effaçait… Et, immédiatement, il pensait à autre chose. Il pensait qu’on devait leur faire traverser la mer, mais que le bateau était en retard, allez savoir pourquoi, et que c’était bien d’être là. Et, toujours aussi légère et changeante, sa pensée se fixait sur le grand grain de beauté que le chef de baraque avait au milieu de la figure. La plupart du temps, il songeait aux événements qui emplissaient sa vie d’ici. Les visions qui lui apparaissaient n’étaient pas des images de son enfance, de sa jeunesse ou de ses succès. Toute sa vie, il s’était hâté vers quelque but. Et c’était merveilleux de ne pas avoir à se dépêcher, de pouvoir réfléchir lentement. Alors, sans hâte, il pensait à l’auguste uniformité des mouvements d’un moribond, à cette chose que les médecins ont comprise et décrite avant les peintres et les poètes. Le moindre étudiant en médecine connaît la « face hippocratique (2) », le masque du moribond. Cette énigmatique uniformité des mouvements réflexes des moribonds a permis à Freud d’énoncer ses hypothèses les plus audacieuses. L’uniformité, la répétition, tel est le fondement obligatoire de la science. Quant à ce qui ne se répète pas dans la mort, ce sont les poètes qui l’ont cherché, non les médecins. Il lui était agréable de savoir qu’il pouvait encore penser. Il s’était depuis longtemps accoutumé à l’état de nausée provoqué par la faim. Et tout avait valeur égale : Hippocrate, le chef de baraque avec son grain de beauté et son propre ongle noir.

Notes
1. Le titre de « Cherry-Brandy » renvoie à un poème de Ossip Emiliévitch Mandelstam (1892-1938), écrit en 1931 et faisant allusion à une réunion amicale au musée Zoologique de Moscou. Selon le témoignage de Nadejda Mandelstam, « Cherry-Brandy », dans les plaisanteries entre les proches de Mandelstam, signifiait « bêtises, fadaises ».
Il s’agit dans ce récit de la mort du poète. Arrêté une première fois en mai 1934, il fut exilé trois ans dans l’Oural et finalement autorisé à résider à Voronej après une tentative de suicide. De retour à Moscou en 1937, il fut de nouveau arrêté en 1938, condamné à dix ans de camp, et mourut en décembre de la même année dans un camp de transit de Vladivostok où Chalamov lui-même a séjourné un an auparavant, avant d’être acheminé vers la Kolyma.
2. On appelle «face hippocratique» l’expression que prend le visage d’un moribond et qu’Hippocrate fut le premier à décrire en détail.

Varlam Chamalov, Récits de la Kolyma, Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Verdier, « Slovo », 2003.

Ossip Mandelstam

Hommage à la Catalogne (George Orwell) 1938

George Orwell et son fils Richard. 1946.

” Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques- il n’en résulte pas forcément de la désillusion ou du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut-être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci: méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.”

Barcelona, Plaça George Orwell.

 

María Zambrano

María Zambrano

María Zambrano est née à Vélez-Málaga le  , il y a donc 114 ans.  Prix Cervantes 1988.

Quelques aphorismes:  “Las grandes verdades no suelen decirse hablando.” “Les grandes vérités n’ont pas coutume d’être dites en parlant.”

“Somos problemas vivientes.” “Nous sommes de vivants problèmes.”

“Lo más noble del hombre es, sin duda, la no resignación ante las cadenas de todas clases de que está rodeado.”

“Al hombre no le basta con vivir y cuando solamente vive, ni vive tan siquiera.” “Il ne suffit pas à l’homme de vivre et, quand il ne fait que vivre, il ne vit même pas.”

“La música cumple, se cumple, y escuchándola nos cumplimos.” La musique accomplit, s’accomplit, et en l’écoutant, nous nous accomplissons.”

“Todo ver a otro es verse vivir en otro.” “Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre.”

“Un secreto siempre es un secreto de amor.” Un secret est toujours un secret d’amour.”

“Dormir es regresar.” Dormir c’est retourner.”

“Al elegir, me voy eligiendo.” “En choisissant, je me choisis.”

«La acción de preguntar supone la aparición de la conciencia.»

“Nuestra alma está cruzada por sedimentos de siglos, son más grandes las raíces que las ramas que ven la luz”

«No tener maestro es no tener a quien preguntar y más hondamente todavía, no tener ante quien preguntarse»

«Sólo en soledad se siente la sed de la verdad. Sin embargo, escribir es defender la soledad en la que vivo; un tipo de aislamiento no efectivo, un aislamiento comunicativo»

“Prefiero una libertad peligrosa, a una servidumbre tranquila”

“El filósofo no se contenta con gustar de la vida, sino que quiere penetrar en ella, reduciéndola, haciéndola consciente, transparente a su razón… Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.

“La historia no es sino un diálogo, bastante dramático, por cierto, entre el hombre y el universo” «L’histoire n’est qu’un dialogue assez dramatique, certes, entre l’homme et l’univers.»

“Y a las utopías, cuando son de nacimiento, no se las puede discutir aunque uno se rebele contra ellas…”

“Si se hubiera de definir la democracia podría hacerse diciendo que es la sociedad en la cual no sólo es permitido, sino exigido, el ser persona”
“Si l’on devait definir la démocratie on pourrait le faire en disant qu’elle est la société dans laquelle il est non seulement permis, mais exigé d’être une personne.”

“No se pasa de lo posible a lo real, sino de lo imposible a lo verdadero”

“Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
«Philosophique est l’interrogation et poétique la trouvaille.»

“No sé cuándo con exactitud, pero un día, de pronto se despertó en mí ese deseo irresistible de dejarme llevar por el viento como éste hace con las nubes.” Claros del bosque.

 

Gonzalo Rojas

Gonzalo Rojas

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, pero no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

De Contra la muerte, 1964.

Poeta chileno (1916-2011). Premio Cervantes 2003.

Madame Hyde (Serge Bozon)

Vu vendredi 20 avril à la Ferme du Buisson (Noisiel):
Madame Hyde (2017) 95 min. Réal.: Serge Bozon. Sc: Serge Bozon et Axelle Roppert. Très libre adaptation du roman L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde  de Robert Louis Stevenson (1850-1894). Dir. Photo: Céline Bozon. Int: Isabelle Huppert, Romain Duris, José Garcia, Adda Senani, Guillaume Verdier, Pierre Léon, Patricia Barzyk, Karole Rocher, François Négret, Charlotte Véry, Roxane Arnal, Angèle Metzger.

Madame Géquil, professeur de physique timide et faible, enseigne la physique dans un lycée de banlieue. Le film a été tourné à Oullins et à Lyon. Elle subit chaque jour les moqueries de ses élèves. Elle est méprisée par ses collègues et son proviseur qui n’est qu’un bouffon. Après avoir été frappée par la foudre, sa personnalité se transforme peu à peu. Elle sent en elle une énergie nouvelle, mystérieuse.

Le film se veut fantastique, comique, mélancolique, décalé, poétique. Un échec total. Comment peut-on massacrer ainsi le court roman de Robert-Louis Stevenson qui est d’une richesse extrême. L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) est une véritable histoire d’épouvante. Il aborde le dédoublement de la personnalité, l’existence du bien et du mal en chaque être humain; l’hypocrisie sociale de la période victorienne. Sa richesse est inépuisable…Robert Louis Stevenson est un auteur majeur du XIX ème sièclé vénéré par Henry James et Jorge Luis Borges entre autres.

Comme la plupart des films français, Madame Hyde ne présente qu’une caricature des difficultés du monde enseignant aujourd’hui, même si Serge Bozon et Axelle Ropert semblent s’être documentés un peu plus que leurs confrères. La transmission du savoir devient possible dans la deuxième partie du film. On n’y croit pas une seconde.

Isabelle Huppert a reçu le prix d’interprétation féminine au Festival international du film de Locarno. 2017. Ce n’est pas le rôle le plus convaincant de sa carrière.

J’avais bien aimé pourtant le film d’Axelle Ropert Tirez la langue, mademoiselle (2013): Histoire de deux frères médecins passionnés par leur métier qui tombent amoureux de la mère de l’une de leurs patientes (avec Louise Bourgoin, Cédric Kahn et Laurent Stocker) . Axelle Ropert (1972) est la scénariste de tous les films de Serge Bozon et sa compagne. Elle a réalisé deux autres films (2009 La Famille Wolberg. 2016 La Prunelle de mes yeux.)

Filmographie de Serge Bozon (1972). Critique à la revue Trafic, La Lettre du cinéma, Vertigo, Les Cahiers du cinéma.
1998 L’Amitié.
2003 Mods.
2007 La France. (Prix Jean-Vigo)
2013 Tip-Top.
2018 Madame Hyde.

https://www.youtube.com/watch?v=wW7r_LGufvY

Christian Boltanski

Desierto de Atacama (Chile). Valle de la Luna. Las Tres Marías.

Animitas” est une installation en plein air de l’artiste plasticien français Christian Boltanski dans le désert d’Atacama au Chili (2014).
Elle se compose de huit cents clochettes japonaises fixées sur de longues tiges plantées dans le sol qui sonnent au gré du vent pour faire entendre la musique des âmes et dessinent la carte du ciel la nuit de la naissance de l’artiste, le 6 septembre 1944.
L’installation se situe dans le désert d’Atacama, un lieu de pèlerinage à la mémoire des disparus de la dictature de Pinochet. C’est également un lieu exceptionnel pour observer les étoiles grâce à la pureté du ciel : c’est là qu’ est installé le plus grand observatoire du monde. L’œuvre, produite à l’occasion d’une exposition rétrospective du travail de Boltanski au musée des Beaux Arts de Santiago fin 2014, était filmée par une webcam et retransmise en direct dans l’une des salles du musée.
À Paris, lors de la FIAC hors les murs 2014, on pouvait aussi découvrir Alma, la maquette de l’installation chilienne dans le jardin des Tuileries.

Christian Boltanski, filmé dans son atelier de Malakoff où il ne cesse d’illustrer l’absence, dit : “Alma, c’était le nom de la rétrospective de Santiago. Cela veut dire “âme”. C’est aussi le nom du plus grand observatoire astronomique du monde. J’ai préféré appeler l’installation Animitas du nom des autels que les indiens laissent au bord des routes pour honorer les morts. Je pense qu’il y a des fantômes autour de nous et qu’ils sont matérialisés par ces clochettes. Il s’agit effectivement de la musique du ciel. Ce qui m’intéressait dans cet endroit, c’était de faire quelque chose de rudimentaire. J’avais d’abord pensé à travailler avec les observatoires. Ils étaient splendides mais ils m’impressionnaient et me faisaient peur. J’ai voulu retrouver la simplicité, la douceur d’une petite sonnerie de clochette”.

http://www.sculpturenature.com/animitas-musique-ames-installation-sonore-poetique-de-christian-boltanski-desert-plus-aride-monde/

Bernard Frank (1929-2006)

Bernard Frank

“Le juif assimilé, je ne sais pas ce que cela veut dire. C’est un mot laid, inutile, digestif, un mot de boa. J’espère bien que, moi qui suis français et qui aime ce pays pour cent raisons qui ne le regardent pas, je ne suis pas un juif assimilé à la France. Etre français comme tout le monde, ma carte d’identité y suffit ; il n’y a pas de quoi s’en vanter. C’est vrai : je suis né à Neuilly, mon père a fait 14, mes arrières-grands-parents ont quitté l’Alsace en 1870, abandonné leurs bois, leurs futaies, ces arbrisseaux de myrtilles où les enfants aiment se rouler pour barbouiller de rouge leurs chemisettes blanches et leurs shorts, croyez-vous que j’en sois plus français pour autant? Et puis français que qui? Imaginez-vous par hasard que les Français non juifs soient des modèles de Français? Et qui aurait l’idée de leur demander? Ce n’est pas de brouter et de ruminer la même herbe dans le même village, depuis des générations, qui fait que l’on possède ou que l’on représente une patrie. La plupart des Français le sont par servitude. Les seuls Français qui se soient fait une certaine idée de la France ce sont ceux qui ont vécu ou vivent leur patrie comme un exil.”

Bernard Frank, Un siècle débordé. Grasset, 1970.

Georges Bataille

Cartier-Bresson et Georges Bataille habillés en curés dans Une partie de campagne (1936) de Jean Renoir.

Georges Bataille, Le Bleu du Ciel, écrit en 1935. publié en 1957. Avant-propos.

« Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. Nous devons donc chercher passionnément ce que peuvent être des récits – comment orienter l’effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux se perpétue.
Le souci de techniques différentes, qui remédient à la satiété des formes connues, occupe en effet les esprits. Mais je m’explique mal – si nous voulons savoir ce qu’un roman peut être – qu’un fondement ne soit d’abord aperçu et bien marqué. Le récit qui révèle les possibilités de la vie n’appelle pas forcément, mais il appelle un moment de rage, sans lequel son auteur serait aveugle à ces possibilités excessives. Je le crois: seule l’épreuve suffocante, impossible, donne à l’auteur le moyen d’atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par les conventions.
Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint

Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges (Elena G. Del Pino)

Jorge Luis Borges, El libro de arena (1975), Epílogo: «No escribo para una minoría selecta, que no me importa, ni para ese adulado ente platónico cuyo apodo es la Masa. Descreo de ambas abstracciones, caras al demagogo. Escribo para mí, para los amigos y para atenuar el curso del tiempo.»

“Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps.”

Razzia (Nabil Ayouch)

Vu mardi 17 avril à la Ferme du Buisson (Noisiel):
Razzia (2017) 119 min. Réal.: Nabil Ayouch. Sc: Nabil Ayouch et Maryam Touzani. Dir. Photo: Virginie Surdej. Int: Maryam Touzani, Ariel Worthalter, Abdelilah Rachid, Amine Ennaji, Dounia Binebine.

Much Loved en 2015 avait provoqué des remous dans la société marocaine et avait été interdit de projection pour pornographie. Le réalisateur, franco-marocain né à Sarcelles en 1969, et l’actrice principale, Loubna Abidar, avaient même reçu des menaces de mort. Nabil Ayouch revient aujourd’hui avec Razzia sur les contradictions de la société marocaine. Il choisit un récit choral, un peu comme Alejandro González Iñarritu dans Babel (2006). Il se centre sur le parcours de cinq personnages, tiraillés entre tradition et modernité et soumis au regard pas toujours bienveillant des autres. Il choisit deux périodes essentielles de l’histoire récente du Maroc: 1982 avec l’imposition de l’arabe dans l’enseignement (comme en Algérie et en Tunisie) et 2015 qui connut une vague importante de censure qui s’opposait au désir de liberté de la jeunesse.

La volonté de Nabil Ayouch de représenter la grande diversité de la population du pays fait que le spectateur perd peu à peu le fil de ces histoires. J’ai surtout été touché par l’épisode qui se passe dans un village des montagnes de l’Atlas. Le paysage est d’une très grande beauté. Un maître d’école bienveillant parle à ses jeunes élèves de la lune, du soleil, de l’immensité de l’univers dans leur langue. L’obligation faite d’enseigner en arabe classique que les enfants berbères ne comprennent pas fait disparaître le sens des mots et du monde. Les épisodes qui se déroulent à Casablanca m’ont paru plus confus et convenus, même si on sent bien le dynamisme de cette métropole que le réalisateur présente comme une ville-monde et une ville-tombeau. Le personnage de Maryam Touzani est aussi attachant. Très belle, elle n’a pas honte de son corps malgré les injonctions de son mari égoïste qui la bride. Lors des dernières images, on la voit, enceinte, s’avancer vers l’océan. L’évocation du film de Michael Curtiz Casablanca (1942) rythme aussi le film. Il ne faut pas oublier que ce classique du cinéma américain était déjà un film de résistance.

L’épigraphe du film est: «Heureux ceux qui peuvent agir selon ses désirs.» (Proverbe berbère)

Le film est sorti au Maroc le 14 février 2018 et remporte un grand succès.

https://www.youtube.com/watch?v=FLaITh9PFZQ