Pablo Neruda

Lago Fagnano (Kami). Isla Grande de Tierra del Fuego (Argentina).

La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).

Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.

Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.

Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).

J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.

La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.

Patagonias

I

Áspero territorio
extremo sur del agua :
recorri
los costados,
los pies, los dedos fríos
del planeta,
desde arriba mirando
el duro ceño,
tercos montes y nieve abandonada,
cúpulas del vacío,
viendo,
como una cinta que se desenrolla
bajo las alas férreas
la hostilidad
de la naturaleza.

Aquí, cumbres de sombra,
ventisqueros,
y el infinito orgullo
que hace resplandecer
las soledades,
aquí, en alguna cita
con raíces
o sólo con el ímpetu del viento
debo de haber nacido.

Tengo que ver, tengo deberes puros
con esta claridad enmarañada
y me pesa el espacio en el pasado
como si mi pequeña historia humana
se hubiera escrito a golpes en la nieve
y ahora yo descubriera
mi propio nombre, mi estupor silvestre,
la volcánica estatua de la vida.

II

La patria se descubre
pétalo a pétalo
bajo los harapos
porque de tanta soledad el hombre
no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero :
no encontró en estos páramos
sino la lengua
de los ventisqueros,
los dientes de la nieve,
la rama turbulenta
de los ríos.
Pero a mí me sosiegan
estos montes,
la paz huraña,
el cuerpo de la luna
repartido
como un espejo roto.

Desde arriba acaricio
mi propia piel, mis ojos,
mi tristeza,
y en mi propia extensión veo la sombra :
mi propia Patagonia :
pertenezco a los ásperos conflictos,
de alguna inmensa estrella
que cayó derrotándome
y sólo soy una raíz herida
del torpe territorio :
me quemó la ciclónea nieve,
las astillas del hielo,
la insistencia del viento,
la crueldad clara, la noche pura y dura
como una espina.
Pido
a la tierra, al destino,
este silencio
que me pertenece.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Patagonie

I

Âpre territoire,
extrême sud de l’eau :
j’ai parcouru
les flancs,
les pieds, les doigts froids
de la planète,
de tout là-haut j’ai regardé
les durs sourcils froncés,
les monts butés, la neige abandonnée,
les coupoles du vide.
J’ai vu
comme un ruban qui se déroule
sous les ailes de fer
l’hostilité
de la nature.

Ici, des cimes d’ombre,
des glaciers,
et cet orgueil sans fin
qui fait briller de tous leurs feux
les solitudes,
ici, de quelque rendez-vous
avec les racines
ou de la seule fougue du vent,
il me semble que je suis né.

J’ai un lien, j’ai des devoirs purs
envers cette clarté aux rais enchevêtrés.
L’espace dans le passé me harcèle
comme si ma petite histoire humaine
par à-coups dans la neige avait été écrite
et qu’à présent je découvrais
mon propre nom, ma stupeur de forêt,
la volcanique statue de la vie.

II

La patrie se découvre
pétale à pétale
sous les haillons
car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude
ni fleur ni anneau ni chapeau :
il n’a trouvé sur cette haute nudité
que la langue
des glaciers,
les dents de la neige,
la branche turbulente
des rivières.
Pourtant moi, ils me tranquillisent
ces monts
et cette paix farouche
et la corps de la lune
éparpillé
comme un miroir brisé.

De tout là-haut je caresse
ma propre peau, mes yeux,
ma tristesse,
et sur ma propre étendue je vois l’ombre :
ma propre Patagonie :
j’appartiens aux âpres conflits,
d’une étoile immense
qui en s’abattant me vainquit,
je ne suis qu’une racine blessée
du territoire maladroit :
j’ai senti me brûler la neige cyclonale
et les échardes de la glace,
l’insistance du vent,
la cruauté claire, la nuit limpide et dure
comme une épine.
Je demande
à la terre, au destin,
ce silence
qui m’appartient.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

La verdad

Os amo idealismo y realismo,
como agua y piedra
sois
partes del mundo,
luz y raíz del árbol de la vida.

No me cierren los ojos
aun después de muerto,
los necesitaré aún para aprender,
para mirar y comprender mi muerte.

Necesita mi boca
para cantar después, cuando no exista.
Y mi alma y mis manos y mi cuerpo
para seguirte amando, amada mía.

Sé que no puede ser, pero esto quise.

Amo lo que no tiene sino sueños.

Tengo un jardín de flores que no existen.

Soy decididamente triangular.

Aún echo de menos mis orejas,
pero las enrrollé para dejarlas
en un puerto fluvial del interior
de la República de Malagueta.

No puedo más con la razón al hombro.

Quiero inventar el mar de cada día.

Vino una vez a verme
un gran pintor que pintaba soldados.
Todos eran heróicos y el buen hombre
los pintaba en el campo de batalla
muriéndose de gusto.

También pintaba vacas realistas
y eran tan extremadamente vacas
que uno se iba poniendo melancólico
y dispuesto a rumiar eternamente.

Execración y horror! Leí novelas
interminablemente bondadosas
y tantos versos sobre
el Primero de Mayo
que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.

Parece ser que el hombre
atropella el paisaje
y ya la carretera que antes tenía cielo
ahora nos agobia
con su empecinamiento comercial.

Así suele pasar con la belleza
como si no quisiéramos comprarla
y la empaquetan a su gusto y modo.

Hay que dejar que baile la belleza
con los galanes más inaceptables,
entre el día y la noche:
no la obliguemos a tomar la píldora
de la verdad como una medicina.

Y lo real? También, si duda alguna,
pero que nos aumente,
que nos alargue, que nos haga fríos,
que nos redacte
tanto el orden del pan como el del alma.

A susurrar! ordeno
al bosque puro,
a que diga en secreto su secreto
y a la verdad: No te detengas tanto
que te endurezcas hasta la mentira.

No soy rector de nada, no dirijo,
y por eso atesoro
las equivocaciones de mi canto.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

La vérité

Idéalisme et réalisme, je vous aime,
Comme l’eau et la pierre
vous êtes
parties du monde,
lumière et racine de l’arbre de la vie.

Non, ne me fermez pas les yeux.
lorsque j’aurai cessé de vivre,
j’en aurai besoin pour apprendre
pour regarder et comprendre ma mort.

Il me faut ma bouche
pour chanter après qu’elle aura disparu.
Et mon âme, et mes mains, mon corps
pour continuer à t’aimer, ma douce.

C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.

J’aime ce qui n’a que des rêves.

J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.

Je suis résolument triangulaire.

Et je regrette encore mes oreilles,
mais je les ai enveloppées pour les laisser
dans un port, sur un fleuve à l’intérieur
de la République de Malagueta.

Je suis las de porter la raison sur l’épaule.

Je veux inventer la mer quotidienne.

Un jour j’ai reçu la visite
d’un peintre de talent qui peignait des soldats.
Tous étaient des héros et le brave homme
les peignait en plein feu sur le champ de bataille
mourant comme à plaisir.

Et il peignait aussi des vaches réalistes,
si réalistes et si parfaites, si parfaites
qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique
et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.

Horreur et abomination ! J’ai lu
des romans-fleuves de bonté
et tant de vers
à la gloire du Premier Mai
que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.

Il semble bien que l’homme
bouscule fort le paysage
et cette route qui avait un ciel auparavant
maintenant nous écrase
de son entêtement commercial.

Il en va de même avec la beauté,
et comme si nous refusions de l’acheter,
ils l’emballent à leur goût et à leur mode.

La beauté, laissons-la danser
avec ses courtisans les plus inacceptables,
entre le plein jour et la nuit ;
ne la contraignons pas à avaler
comme un médicament la pilule de vérité.

(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute,
mais que ce soit pour nous grandir,
pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir,
pour rédiger ce qui pour nous doit être
l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)

Sussurez ! tel est mon ordre
aux forêts pures,
qu’elles disent en secret ce qui est leur secret,
et à la vérité : Cesse donc de stagner,
tu te durcis jusqu’au mensonge.
Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien,
et voilà pourquoi j’accumule
les erreurs de mon chant.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Salvador Allende. Pablo Neruda.

Tal vez tenemos tiempo

Tal vez tenemos tiempo aún
para ser y para ser justos.
De una manera transitoria
ayer se murió la verdad
y aunque lo sabe todo el mundo
todo el mundo lo disimula:
ninguno le ha mandado flores:
ya se murió y no llora nadie.

Tal vez entre olvido y apuro
tendremos la oportunidad
un poco antes del entierro
de nuestra muerte y nuestra vida
para salir de calle en calle,
de mar en mar, de puerto en puerto,
de cordillera en cordillera,
y sobre todo de hombre en hombre,
a preguntar si la matamos
o si la mataron otros,
si fueron nuestros enemigos
o nuestro amor cometió el crimen,
porque ya murió la verdad
y ahora podemos ser justos.

Antes debíamos pelear
con armas de oscuro calibre
y por herirnos olvidamos
para qué estabamos peleando.

Nunca se supo de quién era
la sangre que nos envolvía,
acusábamos sin cesar,
sin cesar fuimos acusados,
ellos sufrieron, y sufrimos,
y cuando ya ganaron ellos
y también ganamos nosotros
había muerto la verdad
de antigüedad o de violencia.
Ahora no hay nada que hacer:
todos perdimos la batalla.

Por eso pienso que tal vez
por fin pudiéramos ser justos
o por fin pudiéramos ser:
tenemos este último minuto
y luego mil años de gloria
para no ser y no volver.

Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.

Nous avons peut-être le temps

Nous avons peut-être le temps
encore d’être, et d’être justes.
D’une manière provisoire
la vérité est morte hier,
cela tout le monde le sait
bien que chacun le dissimule :
elle n’a point reçu de fleurs :
elle est morte et nul ne la pleure.

Entre l’oubli et ce qui presse,
un peu avant l’enterrement,
nous aurons l’occasion peut-être
de notre mort, de notre vie,
pour aller d’une rue à l’autre,
de mer en mer, de port en port,
de cordillère en cordillère,
et plus encore, d’homme en homme,
demander : « L’avons-nous tuée, nous,
ou bien les autres l’ont-ils tuée ?
Ce crime a-t-il été commis
par notre amour ? Nos ennemis ?
Puisque la vérité est morte
nous pouvons dès lors être justes.

Car avant nous devions nous battre
avec des armes d’obscur calibre :
blessés, nous avons oublié
le pourquoi de notre combat.

Nous n’avons jamais su à qui
était le sang autour de nous,
nous avons accusé sans cesse,
sans cesse on nous a accusés,
ils ont souffert, et nous aussi,
mais alors qu’ils avaient gagné,
alors que nous avions gagné,
la vérité est morte
de vieillesse ou de mort violente.
Maintenant tout est vain,
nous avons tous été vaincus.

Aussi je pense que peut-être
nous pourrions enfin être justes
ou que nous pourrions enfin être :
nous avons cet ultime instant
et après, mille années de gloire
pour ne pas être ni revenir.

Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.

Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/09/23/neruda-le-poete-nest-pas-une-pierre-eboulee/

Pablo Neruda

Une de l’Humanité du 22, 23 et 24 septembre 2023. Photo : Sam Falk.

Le 11 septembre 1973, eut lieu au Chili le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende. Le 15 septembre 1973, l’auteur-compositeur Victor Jara était criblé de balles par ses tortionnaires dans le Stade national de Santiago de Chile. Le 23 septembre 1973, mourait le Pablo Neruda dans la chambre 406 de la clinique Santa María de la capitale. Est-il mort de son cancer de la prostate ou d’un empoisonnement ? Ses demeures furent pillées par les militaires. La dictature du général Augusto Pinochet dura 17 ans (1973-1990). Le corps du poète repose dans le jardin de sa maison d’Isla Negra face à l’océan Pacifique. 50 ans. Chile en el corazón.

L’ouvrage Résider sur la terre est paru récemment dans la collection Quarto de Gallimard. Il
retrace la trajectoire poétique et intellectuelle de ce poète universel, prix Nobel de littérature en 1971 et ambassadeur du Chili en France de 1970 à 1972.

Pablo Neruda. Résider sur la terre. Œuvres choisies. Préface de Stéphanie Decante. Gallimard, collection « Quarto », 1 600 pages, 37 €.

Ambassade du Chili. 2 avenue de La Motte-Picquet, Paris VII. 1907 (René Sergent).

Oda al camino

En el invierno azul
con mi caballo
al paso al paso
sin saber
recorro
la curva del planeta,
las arenas
bordadas
por una cinta mágica
de espuma,
caminos
resguardados
por acacios, por boldos
polvorientos,
lomas, cerros hostiles,
matorrales
envueltos
por el nombre del invierno.

Ay viajero!
No vas y no regresas:
eres
en los caminos,
existes
en la niebla.

Viajero
dirigido
no a un punto, no a una cita,
sino sólo
al aroma
de la tierra,
sino sólo al invierno
en los caminos.

Por eso
lentamente
voy
cruzando el silencio
y parece
que nadie
me acompaña.

No es cierto.

Las soledades cierran
sus ojos
y sus bocas
sólo
al transitorio, al fugaz, al dormido.
Yo voy despierto.
Y
como
una nave en el mar
abre
las aguas
y seres invisibles
acuden y se apartan,
así,
detrás del aire,
se mueven
y reúnen
las invisibles vidas
de la tierra, las hojas
suspiran en la niebla,
el viento
oculta
su desdichado rostro
y llora
sobre
la punta de los pinos.
Llueve,
y cada gota cae
sobre una pequeñita
vasija de la tierra:
hay una copa de cristal que espera
cada gota de lluvia.

Andar alguna vez
sólo
por eso! Vivir
la temblorosa
pulsación del camino
con las respiraciones sumergidas
del campo en el invierno:
caminar para ser, sin otro
rumbo
que la propia vida,
y como, junto al árbol,
la multitud
del viento,
trajo zarzas, semillas,
lianas, enredaderas,
así, junto a tus pasos,
va creciendo la tierra.

Ah viajero,
no es niebla,
ni silencio,
ni muerte,
lo que viaja contigo,
sino
tú mismo con tus muchas vidas.

Así es cómo, a caballo,
cruzando
colinas y praderas,
en invierno,
una vez más me equivoqué:
creía
caminar por los caminos:
no era verdad,
porque
a través de mi alma
fui viajero
y regresé
cuando no tuve
ya secretos
para la tierra
y ella
los repetía con su idioma.

En cada hoja está mi nombre escrito.

La piedra es mi familia.

De una manera o de otra
hablamos o callamos
con la tierra.

Tercer libro de las odas, 1957.

Claudio Rodríguez

Claudio Rodríguez.

Lo que no es sueño

Déjame que te hable en esta hora
de dolor con alegres
palabras. Ya se sabe
que el escorpión, la sanguijuela, el piojo,
curan a veces. Pero tú oye, déjame
decirte que, a pesar
de tanta vida deplorable, sí,
a pesar y aun ahora
que estamos en derrota, nunca en doma,
el dolor es la nube,
la alegría, el espacio,
el dolor es el huésped,
la alegría, la casa.
Que el dolor es la miel,
símbolo de la muerte, y la alegría
es agria, seca, nueva,
lo único que tiene
verdadero sentido.
Déjame que con vieja
sabiduría, diga:
a pesar, a pesar
de todos los pesares
y aunque sea muy dolorosa y aunque
sea a veces inmunda, siempre, siempre
la más honda verdad es la alegría.
La que de un río turbio
hace aguas limpias,
la que hace que te diga
estas palabras tan indignas ahora,
la que nos llega como
llega la noche y llega la mañana,
como llega a la orilla
la ola:
irremediablemente.

Alianza y condena. 1965.

Ce qui n’est pas un songe

Laisse-moi te parler, à cette heure
de douleur, avec de joyeuses
paroles. On sait bien
que le scorpion, la sangsue, le pou,
soignent parfois. Mais toi écoute, laisse-moi
te dire que, malgré
tant de vies déplorables, oui,
malgré cela et même à présent
que nous sommes déroutés, jamais domptés,
la douleur est le nuage,
la joie, l’espace ;
la douleur est l’hôte,
la joie, la maison.
Car la douleur est le miel,
symbole de la mort, et la joie
est aigre, sèche, neuve,
la seule chose qui ait
un véritable sens.
Laisse la vieille sagesse
te dire :
malgré,
malgré tout,
et même si elle est très douloureuse, et même si
elle est parfois immonde, toujours, toujours
la plus profonde vérité est la joie.
Celle qui d’un fleuve trouble
fait des eaux claires,
celle qui me fait te dire
ces paroles si indignes à présent,
celle qui nous arrive comme
nous vient la nuit et comme le matin,
comme vient aux rives
la vague
irrémédiablement.

Poésie 1, n°52 – La nouvelle poésie castillane d’Espagne. 1978. Traduction : Annie Salager.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/09/14/claudio-rodriguez/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/10/30/claudio-rodriguez-2/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/06/13/claudio-rodriguez-1934-1999/

Zamora ( Castilla y León). El Duero.

Sonia Mossé

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Une plaque a été posée mercredi 20 septembre 2023 à l’entrée du 104 rue du Bac (Paris, VII) où a vécu Sonia Mossé (1917-1943), en présence de Laurence Patrice, Adjointe à la Maire de Paris et de Gérard Guégan qui a publié récemment Sonia Mossé, une reine sans couronne, aux éditions Le Clos Jouve 2022.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/04/22/gerard-guegan-sonia-mosse-1917-1943/

http://www.lacauselitteraire.fr/sonia-mosse-une-reine-sans-couronne-gerard-guegan-par-philippe-chauche

Sonia Mossé est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Vicenta Fernández-Montesinos (Tica) 1930 – 2023

Federico García Lorca avec ses neveux, Manuel (1932-2013) et Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos. Huerta de San Vicente (Grenade). Été 1935. (Eduardo Blanco Amor 1897-1979)

La nièce de Federico García Lorca, Vicenta Fernández-Montesinos García-Lorca (Tica) vient de mourir le 12 septembre 2023 dans une résidence pour personnes âgées d’Aravaca (Madrid). Elle était née le 9 décembre 1930.

Son père, Manuel Fernández-Montesinos (1901-1936), médecin, fut le maire socialiste de Grenade à partir du 1 juillet 1936. Sa mère, Concha García Lorca (1903-1962) était la soeur du poète. Le couple eut trois enfants : Vicenta (1930-2023), Manuel (1932-2013) et Concha (1936-2015). Cette dernière n’a connu ni son père ni son oncle.

Manuel Fernández-Montesinos fut fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de la ville et enterré là. Son oncle, Federico fut assassiné à Víznar à l’aube du 18 août 1936. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Tica Fernández-Montesinos avait 5 ans à la mort de son père et son oncle. C’était la dernière personne vivante qui ait connu le grand poète andalou. Elle se souvenait de son rire, de sa voix, de ses gestes.

« Mi tío me sentaba en sus rodillas y me cantaba, me recitaba, se reía con la o y me estiraba de las trenzas. » «De la voz de Tío Federico recuerdo las “eses”: tenían una forma parecida a como la dicen en Granada y Málaga». Malgré les efforts de nombreux chercheurs, on n’ a retrouvé aucun enregistrement de la voix du poète.

La nièce de Federico s’appelait Vicenta Pilar Concepción. Le poète était son parrain et avait choisi de lui donner le prénom de sa propre mère, Vicenta Lorca Romero (1870-1959).

Tica avait grandi dans la résidence d’été de la famille García Lorca, la Huerta de San Vicente, achetée en 1925, un vrai paradis pour les enfants. Toute la famille s’exila à New York en 1940.

C’était une femme intelligente, cultivée, féministe et antifranquiste.

Elle a publié deux livres de souvenirs : Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Editorial Comares, Granada 2007) et El sonido del agua en las acequias (La familia de Federico García Lorca en América) (Dauro Ediciones, 2017). Ils évoquent sa vie à Grenade enfant, puis à New York, en exil.

L’historien anglais Paul Preston estime que 5000 personnes furent exécutées pendant la Guerre Civile à Grenade. (El holocausto español: odio y exterminio en la guerra civil y después. Debate, 2011. Traduction française : Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945, Belin, 2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/12/15/federico-garcia-lorca-tica/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/10/10/federico-garcia-lorca-24/

Paul Éluard – Charles Baudelaire

Paul Éluard, 1945.

Paul Éluard (Eugène Grindel) est né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il est mort d’une crise cardiaque à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952 à 56 ans. Les oeuvres littéraires tombent en général dans le domaine public 70 ans après la mort de leur auteur. C’est aussi le cas du poète surréaliste à partir du 1 janvier 2023. On constate donc un nombre important de publications et de rééditions de cet écrivain. Les Éditions Seghers ont republié tout leur fonds Éluard avec une nouvelle maquette qui rappelle ” Poètes d’aujourd’hui “. Il avait été le premier poète publié en mai 1944 dans cette collection.

Le Temps des Cerises a édité deux anthologies en avril 2023.

La mémoire des nuits – Tome 1. Poèmes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
La mémoire des nuits – Tome 2. Ecrits sur l’art. Textes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
Ces deux tomes regroupent plus de quarante recueils de poèmes, des discours, des préfaces et des articles. Ils soulignent les liens entretenus par Paul Éluard avec les grands artistes de son temps. Ils ne favorisent pas l’une des époques de l’écrivain au regard d’une autre.

C’est le tome II qui m’a particulièrement intéressé. On y trouve trois textes sur Charles Baudelaire. Voici le premier.

Paul Éluard. Préface au Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Avec un portrait par Marcoussis.

« Baudelaire aux bras tendus aux mains ouvertes, juste entre les hommes, homme entre les justes et Baudelaire malheureux, oublié, exilé, absurde. Baudelaire blanc, Baudelaire noir, jour et nuit le même diamant, dégagé des poussières de la mort.

Comment un tel homme, que ses contemporains traitent d’idole orientale, monstrueuse et difforme, de héros de cour d’assises, de pensionnaire de Bicêtre, de guillotiné, comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Écoutez-le dire, avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Il fait profession de foi de « franchise absolue, moyen d’originalité ». Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.

« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » Ce goût du malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. Á une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s’embue pas. Sa profondeur préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y reflète profite de l’étrange lumière que les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour. »

Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Préface par Paul Éluard avec un portrait par Marcoussis.


Ángel González

Ángel González.

Ángel González Muñiz est né le 6 septembre 1925 à Oviedo (Asturies).

Son enfance est marquée par la mort de son père, professeur de sciences et de pédagogie à l’école normale d’Oviedo en 1927 alors qu’il n’a que dix-huit mois. Sa situation familiale s’aggrave encore lorsque, pendant la Guerre civile espagnole, son frère Manuel est fusillé par les franquistes en novembre 1936. Son autre frère, Pedro, républicain aussi, doit s’exiler. Sa soeur Maruja ne peut plus exercer son métier d’institutrice.

La tuberculose l’empêche de terminer ses études de droit. Il devient ensuite fonctionnaire, puis professeur de littérature espagnole contemporaine aux États-Unis.

il fait partie du groupe de poètes appelé «Génération de 50» ou «Génération du milieu du siècle» qui compte aussi José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Carlos Barral, José Agustín Goytisolo, José Manuel Caballero Bonald, Claudio Rodríguez, Francisco Brines…

En 1985, il reçoit le prix Prince des Asturies de littérature. En janvier 1996, il est élu membre de l’Académie royale espagnole. La même année, il obtient le Prix Reina Sofía de Poésie ibéroaméricaine.

Il meurt le 12 janvier 2008 d’une insuffisance respiratoire à l’âge de 82 ans.

Esto no es nada

Si tuviésemos la fuerza suficiente
para apretar como es debido un trozo de madera,
sólo nos quedaría entre las manos
un poco de tierra.
Y si tuviésemos más fuerza todavía
para presionar con toda la dureza
esa tierra, sólo nos quedaría
entre las manos un poco de agua.
Y si fuese posible aún
oprimir el agua,
ya no nos quedaría entre las manos
nada.

Áspero mundo. Adonais, Madrid, 1956.

Tout cela n’est rien

Si nous avions suffisamment de force
pour bien serrer un morceau de bois,
il ne resterait entre nos mains
qu’un peu de terre.
Et si nous avions plus de force encore
pour écraser avec toute notre énergie
cette terre, il ne nous resterait
entre les mains qu’un peu d’eau.
Et s’il était possible aussi
de comprimer l’eau,
il ne resterait alors entre nos mains
rien du tout.

Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud / Editions Unesco, 1995. Traduction : Claude de Frayssinet. Points-Poésie, 2007.

Soneto

Donde pongo la vida pongo el fuego
de mi pasión volcada y sin salida.
Donde tengo el amor, toco la herida.
Donde dejo la fe, me pongo en juego.

Pongo en juego mi vida, y pierdo, y luego
vuelvo a empezar, sin vida, otra partida.
Perdida la de ayer, la de hoy perdida,
no me doy por vencido, y sigo, y juego.

lo que me queda : un resto de esperanza.
Al siempre va. Mantengo mi postura.
Si sale nunca, la esperanza es muerte.

Si sale amor, la primavera avanza.
Pero nunca o amor, mi fe segura:
jamás o llanto, pero mi fe fuerte.

Sin esperanza, con convencimiento. Colliure, Barcelona, 1961.

Sonnet

Là où j’apporte la vie j’apporte aussi le feu
de ma passion entière et sans issue.
Si l’amour a surgi, j’en ressens la blessure.
Et si je montre ma foi, je joue avec ma vie.

Je mets ma vie en jeu, je perds
et je recommence, sans ma vie, la nouvelle partie.
Déjà je l’ai perdue, je la reperds encore aujourd’hui,
je ne m’avoue pas vaincu, je m’obstine

et je joue ce qui me reste : un lambeau d’espérance.
Je joue à « toujours va ». Je maintiens mon enjeu.
Si le sort dit « jamais », mon espérance est morte.

Si le sort dit « amour », le printemps s’avance.
« Jamais » ou « amour », ma foi est grande ;
« jamais» ou « larmes », ma foi demeure forte.

Anthologie bilingue de la poésie espagnole contemporaine. Marabout Université, Verviers (Belgique), 1969. Traduction : Jacinto Luis Guereña.

Porvenir
Te llaman porvenir
porque no vienes nunca.
Te llaman: porvenir,
y esperan que tú llegues
como un animal manso
a comer en su mano.
Pero tú permaneces
más allá de las horas,
agazapado no se sabe dónde.
… Mañana!
Y mañana será otro día tranquilo
un día como hoy, jueves o martes,
cualquier cosa y no eso
que esperamos aún, todavía, siempre.

Sin esperanza, con convencimiento. Colliure, Barcelona, 1961.

Avenir

On t’appelle avenir
parce que tu ne viens jamais.
On t’appelle : avenir,
et on attend que tu arrives
comme un animal docile
manger dans leur main.
Mais tu restes
au-delà des heures,
caché on ne sait où.
… Demain !
Et demain sera un jour tranquille
un jour comme aujourd’hui, jeudi ou mardi,
n’importe quel jour et non ce
que nous attendons encore et encore, toujours.

Charles Baudelaire – Eugène Boudin

En 1859, Baudelaire qui séjourne chez sa mère, Madame Aupick, à Honfleur rencontre le peintre Eugène Boudin. Celui-ci montre au poète ses études de ciels au pastel. Baudelaire reste ébloui. Il ajoute à son compte-rendu du Salon de 1859 ces lignes :

” Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi par exemple : 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. ” (Salon de 1859. Lettres à M. le directeur de la Revue française. VII Le paysage. Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. Pages 665-666)

Honfleur. Musée Eugène Boudin. Études de ciels (Eugène Boudin), vers 1854-59. Pastel sur papier. L’ancienne chapelle des sœurs Augustines fait partie depuis 1924 du musée municipal de Honfleur et a été transformée en 1960 en musée Eugène-Boudin. Madame Aupick, la mère du poète, se rendait à la messe dans cette chapelle qui se trouvait très près de son domicile.

Charles Baudelaire

Honfleur, Médiathèque. « Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves » (Charles Baudelaire)

Nous avons passé une journée à Honfleur le 24 août dernier. 1982-2023. 41 ans. C’est l’âge de P. J’ai lu l’ouvrage de Catherine Delons, Baudelaire et Honfleur ( Éditions Charles Corlet, 2023), acheté à L’Office de Tourisme qui se trouve dans le même bâtiment que la Bibliothèque/Médiathèque.

« Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves ». Cette citation du poète apparaît sur la verrière. Elle figure dans une lettre qu’il adresse à sa mère de Bruxelles le lundi 5 mars 1866, 3 semaines avant l’attaque qui le laissera hémiplégique et aphasique et 18 mois avant sa mort le 31 août 1867.

Honfleur, ” La Maison joujou “, détruite en 1901. Façade côté jardin.

Le général Aupick, beau-père haï par Charles, achète une petite maison à Honfleur sur la côte de Grâce, rue de Neubourg (aujourd’hui Rue Alphonse Allais) pour en faire sa résidence secondaire. Il acquiert un an plus tard une parcelle de terrain supplémentaire. Il fait quelques aménagements. Il ajoute des vérandas dont une surnommée Mirador sur le côté est de la maison, une serre pour ses plantes exotiques et un kiosque dans le jardin. Il meurt à Paris le 27 avril 1857. Mme Aupick, la mère du poète, s’installe à Honfleur en juin 1857, peu de temps avant la publication des Fleurs du mal. Baudelaire fait un premier et bref voyage là-bas le 20 octobre 1958. Il y séjournera deux fois en 1859 (fin janvier- fin février; mi-avril-mi-juin). Il surnomme cette maison en forme de chalet avec un étage mansardé la “Maison joujou”. Il y reviendra du 15 au 20 octobre 1860. Après son départ à Bruxelles le 24 avril 1864, il voyage à Paris et Honfleur le 4 et 5 juillet pour obtenir de l’argent de Mme Aupick. Baudelaire meurt le 31 août 1867 et sa mère le 16 août 1871. De 1899 à 1900, Alphonse Allais en est le locataire. En 1901, l’hospice civil de Honfleur rachète la maison. Elle est détruite pour agrandir l’hôpital et construire une morgue. La Ville a donné le nom du poète à une rue en 1930 et une plaque a été posée à l’endroit où la maison était érigée. L’hôpital a fermé en 1977.

Relecture de deux poèmes des Fleurs du mal.

LXXX Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Les Fleurs du mal, Édition de 1861.

C

La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

Les Fleurs du Mal, Édition de 1861.

Vieux livre de poche acheté en 1969.

Antonio Gamoneda

Antonio Gamoneda.

Antonio Gamoneda est né dans les Asturies à Oviedo en 1931. Il vit à León depuis 1934. Son père meurt en 1932. Sa mère l’élève dans une banlieue ouvrière, en proie à toutes sortes de difficultés matérielles. Il doit abandonner ses études en 1943 et travailler comme coursier dès 1945. Il a une formation d’autodidacte et a connu l’extrême pauvreté de l’après-guerre et la répression franquiste.
Il a obtenu de nombreux prix dont le Prix Cervantès en 2006.

Malos recuerdos

La vergüenza es un sentimiento revolucionario

Karl Marx

Llevo colgados de mi corazón
los ojos de una perra y, más abajo,
una carta de madre campesina.

Cuando yo tenía doce años,
algunos días, al anochecer,
llevábamos al sótano a una perra
sucia y pequeña.

Con un cable le dábamos y luego
con las astillas y los hierros. (Era
así. Era así.
Ella gemía,
se arrastraba pidiendo, se orinaba,
y nosotros la colgábamos para pegar mejor).

Aquella perra iba con nosotros
a las praderas y los cuestos. Era
veloz y nos amaba.

Cuando yo tenía quince años,
un día, no sé cómo, llegó a mí
un sobre con la carta de un soldado.

Le escribía su madre. No recuerdo:
«¿Cuándo vienes? Tu hermana no me habla.
No te puedo mandar ningún dinero…»

Y, en el sobre, doblados, cinco sellos
y papel de fumar para su hijo.
«Tu madre que te quiere.»
No recuerdo
el nombre de la madre del soldado.

Aquella carta no llegó a su destino:
yo robé al soldado su papel de fumar
y rompí las palabras que decían
el nombre de su madre.

Mi vergüenza es tan grande como mi cuerpo,
pero aunque tuviese el tamaño de la tierra
no podría volver y despegar
el cable de aquel vientre ni enviar
la carta del soldado.

Blues castellano, Gijón, Noega, 1982.

Mauvais souvenirs

La honte est un sentiment révolutionnaire
Karl Marx

Je porte à mon coeur pendus
les yeux d’une chienne et, plus bas,
une lettre de mère paysanne.

Quand j’avais douze ans,
un jour, à la tombée de la nuit,
nous emmenâmes à la cave une chienne
sale et petite.

Avec un câble nous la maltraitâmes et aussi
avec des échardes et des fers. (C’était
ainsi. C’était ainsi.
Elle gémissait,
elle se traînait suppliante, elle urinait,
et nous la pendions pour mieux la maltraiter).

Cette chienne venait avec nous
aux pâturages et sur les coteaux. Elle courait
vite et nous aimait.

Quand j’avais quinze ans,
un jour, je ne sais pas comment, parvint à moi
une enveloppe avec une lettre pour un soldat.

Sa mère lui écrivait. Je ne sais plus:
“Quand reviens-tu ? Ta soeur ne me parle pas.
Je ne puis t’envoyer d’argent… “

Et, dans l’enveloppe, il y avait, cinq timbres pliés
et du papier à cigarettes pour son fils.
“Ta mère qui t’aime.”
Je ne me souviens pas
du nom de la mère du soldat.

Cette lettre n’est pas arrivée à sa destination :
j’ai volé au soldat son papier à cigarettes
et j’ai déchiré les mots qui disaient
le nom de la mère.

Ma honte est aussi grande que mon corps,
mais serait-elle aussi vaste que la terre
je ne pourrais pas retourner pour détacher
le câble de ce ventre ni envoyer
la lettre au soldat.

Blues castillan. José Corti, 2004. Traduction Jacques Ancet.

Existían tus manos

Existían tus manos

Un día el mundo se quedó en silencio;
los árboles, arriba, eran hondos y majestuosos,
y nosotros sentíamos bajo nuestra piel
el movimiento de la tierra.

Tus manos fueron suaves en las mías
y yo sentí la gravedad y la luz
y que vivías en mi corazón.

Todo era verdad bajo los árboles,
todo era verdad. Yo comprendía
todas las cosas como se comprende
un fruto con la boca, una luz con los ojos.

Exentos I in Edad (Poesia 1947-1986). Cátedra, Madrid. 1987.

Il existait tes mains…

Il existait tes mains.

Un jour le monde devint silencieux ;
les arbres, là-haut, étaient profonds et majestueux,
et nous sentions sous notre peau
le mouvement de la terre.

Tes mains furent douces dans les miennes
et j’ai senti en même temps la gravité et la lumière,
et que tu vivais dans mon cœur.

Tout était vérité sous les arbres,
tout était vérité. Je comprenais
toutes choses comme on comprend
un fruit avec la bouche, une lumière avec les yeux.

Poésie espagnole, Anthologie 1945 – 1990. Actes Sud /Editions Unesco, 1995. Traduction Claude de Frayssinet.