Portrait gravé d’un poète français Charles Baudelaire (Felix Bracquemond), 1861.
Je trouve que l’hiver est long, long, bien trop long.
Je relis Baudelaire qui évoque un Paris réel, et puis un Paris imaginaire, féerique, onirique. Il crée son propre monde.
LXXXVI
Paysage
Je
veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du
ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en
rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les
deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai
l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers,
ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver
d’éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir
naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les
fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son
pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les
automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je
fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit
mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons
bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les
albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et
tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute, tempêtant
vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon
pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer
le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur,
et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Les Fleurs du Mal, édition de 1861.
Vue de toits, effet de neige (Gustave Caillebotte). 1878. Paris, Musée d’Orsay.
L’œuvre de Juan Ramón Jiménez, prix Nobel de littérature en 1956, n’occupe pas en France la place qui devrait être la sienne. Il a pourtant profondément influencé les membres de la Génération de 1927 : Federico García Lorca, Jorge Guillén, Rafael Alberti et les d’autres.
Les éditions José Corti ont traduit certains recueils du poète dans la collection Ibériques, créée en 1988 par Bernard Sesé. Les livres les plus anciens de cette collection sont aujourd’hui difficilement trouvables.
Oeuvres de Juan Ramón Jiménez en français aux Éditions José Corti:
1980 Fleuves qui s’en vont. Traduction: Claude Couffon. 1987 Été. (Estío 1916) 1989 Espace. (Espacio 1982) Traduction: Gilbert Azam. 1990 Pierre et ciel. (Piedra y cielo 1919) Traduction: Bernard Sesé. 2000 Éternité. (Eternidades 1918) 2002 Poésie en vers. 1917-1923. Traduction: Bernard Sesé. 2005 Beauté. (Belleza 1923). Traduction: Bernard Sesé.
Chez d’autres éditeurs: Sonnets spirituels, Aubier, 1989. Traduction: Bernard Sesé. Platero et moi, Seghers, 1994. Traduction: Claude Couffon. Journal d’un poète jeune marié, Libraire La Nerthe éditeur, 2008. Traduction: Victor Martinez.
Federico García Lorca, Zenobia Camprubí, Isabel García Lorca, Emilia Llanos, Juan Ramón Jiménez et Concha García Lorca . Grenade. Paseo de los Cipreses del Generalife, été 1924.
Dialogue entre Federico García Lorca et Luis Bagaría i Bou publiée par le journal El Sol le 10 juin 1936 Quelles sont les poètes que tu préfères actuellement en Espagne? Il y a deux maîtres : Antonio Machado et Juan Ramón Jiménez. Le premier, sur le plan pur de la sérénité et de la perfection poétique, poète à la fois humain et céleste, hors de toute lutte, maître absolu de son prodigieux monde intérieur; le second, grand poète troublé par une terrible exaltation de son moi, écorché par la réalité qui l’environne, incroyablement déchiré par des riens, à l’affût du moindre bruit, véritable ennemi de son exceptionnelle et merveilleuse âme de poète »
Abril venía, lleno
todo de flores amarillas:
amarillo el arroyo,
amarillo el vallado, la colina,
el cementerio de los niños,
el huerto aquel donde el amor vivía.
El sol unjía de amarillo el mundo,
con sus luces caídas;
¡ay, por los lirios áureos,
el agua de oro, tibia;
las amarillas mariposas
sobre las rosas amarillas!
Guirnaldas amarillas escalaban los árboles; el día era una gracia perfumada de oro, en un dorado despertar de vida. Entre los huesos de los muertos, abría Dios sus manos amarillas.
Poemas mágicos y dolientes. 1909.
Printemps jaune
Avril venait, plein de fleurs jaunes: jaune le ruisseau, jaune la haie, la colline, le cimetière d’enfants, et ce jardin où vivait l’amour.
Le soleil oignait de jaune le monde,
de ses lumières étalées;
Ah! Dans les iris dorés,
l’eau d’or, tiède;
les jaunes papillons
sur les roses jaunes!
Des guirlandes jaunes escaladaient
les arbres; le jour
était une grâce parfumée d’or,
dans un réveil doré de vie.
Entre les os des morts,
Dieu ouvrait ses mains jaunes.
Poèmes magiques et dolents. Traduction: Guy Lévis-Mano.
Le poème de Jorge Guillén Noche del gran estío qui se trouve dans Cántico (Cantique) répond à la vision du printemps de Juan Ramón.
Mañanas
Lecho prestado
¡Dura, seca, fatídica mañana,
que me despiertas con tu vehemencia
agria de aquel concierto de inocencia,
gala del fondo de mi soberana noche,
revuelta y hez de pena humana,
de deslumbrada y sórdida conciencia,
que tarda en tomar sitio en la paciencia
de esta grotesca farsa cotidiana!
¡Mañana, duerme más; deja que el día
se vaya acostumbrando, hora tras hora,
al pensamiento de la vida triste.
Y que despierte mi melancolía
en descansada paz -¡única aurora!-
que envuelva en lentos oros cuanto existe.
Deuxième section Amistad des Sonetos espirituales. 1914-15.
Matins
Lit emprunté
Dur, sec, fatidique matin,
qui me réveille par ta véhémence
aigre du concert d’innocence
splendeur du fond de ma nuit souveraine,
trouble remous d’humaine peine,
de conscience éblouie et sordide,
trop lente à prendre place en la patience
de cette grotesque farce quotidienne!
Ô matin, dors encore et laisse que le jour
aille s’accoutumant, au fil des heures,
à la pensée de cette vie si triste!
Et que s’éveille ma mélancolie
en paix tranquille -unique aurore! –
enveloppant dans l’or ce qui existe.
Retour à la poésie, à la Génération de 1927, inépuisable.
Manuel Altolaguirre (Walter Reuter). Valence , octobre 1937.
Manuel Altolaguirre: ce poète fut aussi imprimeur, créateur de revues, dramaturge, réalisateur de cinéma et scénariste. Il étudie le droit à l’Université de Grenade. À 17 ans, il fonde dans sa ville natale, Málaga (la ciudad del paraíso de Vicente Aleixandre), sa première revue de poésie, Ambos. En 1925, il lance avec Emilio Prados (1899-1962) la revue Litoral qui eut une grande importance dans la diffusion de la nouvelle poésie espagnole et qui existe toujours. En octobre 1927, elle consacre trois numéros à l’ hommage à Luis de Góngora. Altolaguirre monte sa propre imprimerie, Sur. En 1930, il crée la revue Poesía dont les deux derniers numéros sont édités à Paris où il vit pendant une période. Il épouse en juin 1932 la poétesse Concha Méndez (1898-1986), fiancée d’abord pendant sept ans à Luis Buñuel. Une autre revue, Héroe, paraît en 1932. De 1933 à 1935, à Londres où il s’est installé grâce à une bourse de la Junta de Ampliación de Estudios, il fonde une revue hispano-anglaise, 1616, en hommage à Cervantès et à Shakespeare. Il revient à Madrid en 1935. Sur une presse anglaise moderne, il sort la revue de Pablo Neruda, Caballo verde para la poesía. En 1936, après l’assassinat de Federico García Lorca, il devient le directeur de La Barraca, la compagnie théâtrale fondée par le poète de Grenade. En 1939, il s’exile avec sa femme et sa fille Paloma d’abord en France, ensuite à Cuba (La Havane) et enfin au Mexique. Il continue là-bas son travail d’imprimeur, mais se consacre aussi au cinéma. En 1959, il revient en Espagne pour présenter un de ses films au Festival de Saint-Sébastien, mais sur la route de Madrid il trouve la mort dans un accident de voiture près de Burgos avec sa seconde épouse, la cubaine María Luisa Gómez Mena.
1926 Las islas invitadas y otros poemas. Réédité en 1936. 1933 Prix national de littérature. 1931 Soledades juntas. 1936 La lenta libertad. 1939 Nube temporal. 1944 Poemas de las islas invitadas. 1946 Nuevos poemas de las islas invitadas. 1949 Fin de un amor. 1955 Poemas en América.
Romance
Arrastrando por la arena, como cola de mi luto, a mi sombra prisionera, triste y solitario voy y vengo por las riberas, recordando y olvidando la causa de mi tristeza.
¡La ciudad que más quería
la he perdido en una guerra!
Ya no veré nunca más
las dos torres de su iglesia,
ni los caminos sin sombra
de sus brazos y sus piernas.
¡La ciudad que más quería
la he perdido en una guerra!
Las islas invitadas y otros poemas. Édition de 1936.
Romance
Je traîne sur le sable,
comme une queue d’habit de deuil,
mon ombre prisonnière;
seul et triste je vais
Et viens le long des rives,
rappelant et oubliant
les causes de ma tristesse.
La ville que plus j’aimais,
je l’ai perdue dans une guerre!
Plus jamais je ne verrai
les deux tours de son église,
ni les chemins sans ombre
de ses bras et de ses jambes.
La ville que plus j’aimais,
je l’ai perdue dans une guerre!
Traduction: Pierre Darmangeat. La poésie espagnole. Anthologie des origines à nos jours. Paris, Seghers, 1963.
Playa A Federico García Lorca
Las barcas de dos en dos, como sandalias del viento puestas a secar al sol.
Yo y mi sombra, ángulo recto. Yo y mi sombra, libro abierto.
Sobre la arena tendido como despojo de mar se encuentra un niño dormido.
Yo y mi sombra, ángulo recto. Yo y mi sombra, libro abierto.
Y más allá, pescadores tirando de las maromas amarillas y salobres.
Yo y mi sombra, ángulo recto. Yo y mi sombra, libro abierto.
Las islas invitadas 1926.
Plage Á Federico García Lorca
Les barques deux par deux comme sandales du vent qui sèchent au soleil.
Moi et mon ombre, un angle droit.
Moi et mon ombre, un livre ouvert.
Sur le sable couché
comme dépouille de la mer,
un enfant est endormi.
Moi et mon ombre, un angle droit.
Moi et mon ombre, un livre ouvert.
Et plus loin, des pêcheurs
qui tirent sur des cables
jaunes dans la saumure.
Moi et mon ombre, un angle droit.
Moi et mon ombre, un livre ouvert.
Traduction: Pierre Darmangeat. La poésie espagnole. Anthologie des origines à nos jours. Paris, Seghers, 1963.
Manuel Altolaguirre (José Moreno Villa). 1949. México, Collection privée.
Il perd assez jeune son père, puis sa mère. L’idée de la mort, la perte des êtres chers sont au centre de toute son œuvre. On retrouve dans sa poésie l’influence de Juan Ramón Jiménez, de Pedro Salinas et des poètes espagnols classiques (Garcilaso de la Vega, Jean de la Croix, Gustavo Bécquer).
En 1952, avant une intervention chirurgicale, il avait remis à sa fille Paloma ce poème inachevé:
Las nubes, las blancas nubes cuando yo me muera míralas por mí. Las flores, las blancas flores cuando yo me muera míralas por mí. Sentiré en mi muerte blanca que estoy vivo en ti…
Le brouillon se trouve dans les archives du poète conservées à la Residencia de Estudiantes de Madrid.
Tempête Filomena. La couche de neige atteint 25 à 30 centimètres à Madrid. Elle est même de 35 à 50 centimètres dans la périphérie. La température va descendre la nuit à – 10°, – 11° ces jours-ci. Du jamais vu depuis le 16 janvier 1945.
Relisons Antonio Machado.
Madrid, Hospital General Universitario Gregorio Marañón (Jaime Villanueva).
CXXIV
Al borrarse la nieve, se alejaron
los montes de la sierra.
La vega ha verdecido
al sol de abril, la vega
tiene la verde llama,
la vida, que no pesa;
y piensa el alma en una mariposa,
atlas del mundo, y sueña.
Con el ciruelo en flor y el campo verde,
con el glauco vapor de la ribera,
en torno de las ramas,
con las primeras zarzas que blanquean,
con este dulce soplo
que triunfa de la muerte y de la piedra,
esta amargura que me ahoga fluye
en esperanza de Ella…
Campos de Castilla, 1912.
Quand la neige s’est effacée,
les monts de la sierra
se sont éloignés.
La vallée a reverdi
au soleil d’avril, la vallée
est pleine d’une verte flamme,
pleine d’une vie, sans souci,
et l’âme songe à un papillon,
atlas du monde, et songe.
Avec le prunier en fleur et la campagne verte,
avec la glauque vapeur du rivage,
autour des branches,
avec les premières ronces qui blanchissent,
avec cette douce brise
qui triomphe de la mort et de la pierre,
cette amertume qui m’étouffe
s’écoule en espérance d’Elle…
Champs de Castille, Poésie/Gallimard 1973. Traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé.
La poétesse Guadalupe Grande est décédée à Madrid samedi 2 janvier. Elle avait 55 ans.
Elle avait publié: 1996 El libro de Lilit, Prix Rafael Alberti, Editorial Renacimiento, Sevilla. 2003 La llave de niebla, Calambur Editorial, Madrid. 2006 Mapas de cera, Editorial Poesía Circulante, Málaga. 2010 Hotel para erizos, Calambur Editorial, Madrid.
En français:
2010 Métier de chrysalide, anthologie poétique, Alidades, Évian, 2010. Traduction de Dorothée Suarez et Juliette Gheerbrant. Postface de Carlo Bordini.
Elle était la fille unique du poète, spécialiste du flamenco et critique littéraire Félix Grande (1937-2014), et de la poétesse Francisca Aguirre (1930-2019). Son grand-père Lorenzo Aguirre, républicain, fut exécuté au garrot par les franquistes le 6 octobre 1942 à la prison de Porlier de Madrid.
Je passais souvent devant chez ses parents entre Chamberí et Cuatro Caminos (Madrid. Calle Alenza, 8. Chamberí) et je regardais la plaque.
“Creo que hay épocas de apertura y donde es más sencillo celebrar, que hay épocas de clausura donde es más difícil celebrar, y creo que el peligro que atravesamos ahora es no ser conscientes de que atravesamos un tiempo donde no hay nadie que haga los gestos necesarios para que cuando se cierre la puerta no caiga la casa detrás”
Sit tibi terra levis.
Madrid. Calle Alenza, 8. Chamberí.
La huída
Huí, es cierto.
Huir es un naufragio,
un mar en el que buscas tu rostro, inútilmente,
hasta convertirte en náufrago de sal,
cristal en el que brilla la nostalgia.
Huir tiene el olor de la esperanza,
huele a cierto y a traición,
se siente vigilado, está perdido
y no hay ningún imán que guíe
su insensato paso migratorio.
Huir parece alimentarse de tiempo,
respira distancia y mira, desde muy lejos,
un horizonte de escombros.
Huir tiene frío y en la piel de su vientre
resuenan palabras graves valor asombro lluvia.
Huir quisiera ser un pez abisal que ha llegado a la superficie:
después de tanto oscuro,
de tantos siglos anegado en la profundidad,
brillan las primeras gotas de luz
sobre su lomo albino de criatura castigada.
Pero huir es un naufragio
y tu rostro un puñado de sal
disuelto en el transcurso de las horas.
Tarea de náufragos misión de exploradores Pero el mar ya no nos basta y la vida nos sabe a poco
Oficio de crisálida, 2010.
La fuite
J’ai fui, c’est vrai. Et puis après…
Fuir est un naufrage, une mer sur laquelle tu cherches ton visage, inutilement, au point de te changer en naufragé de sel, cristal sur lequel brille la nostalgie. Fuir a l’odeur de l’espoir, sent la certitude et la trahison, a l’impression d’être surveillé, d’être perdu et il n’y a aucun aimant pour guider son pas migratoire insensé. Fuir semble se nourrir de temps, respire la distance et regarde, de très loin, un horizon de décombres. Fuir a froid et sur la peau de son ventre résonnent des mots graves courage frayeur pluie. Fuir voudrait être un poisson des abysses remonté à la surface: après tant d’obscurité tant de siècles noyé dans les profondeurs, les premières gouttes de lumière brillent sur son échine albinos d’enfant puni. Mais fuir est un naufrage et ton visage une poignée de sel dissoute dans l’écoulement des heures.
Travail de naufragés mission d’explorateurs Mais la mer ne nous suffit plus et la vie a un goût de trop peu
Métier de chrysalide / Oficio de crisálida. Alidades. Traduction: Dorothée Suarez, Juliette Gheerbrant. Postface de Carlo Bordini, traduite de l’italien par Juliette Gheerbrant. 2010.
Lequel d’entre nous aura subsisté jusque-là —
vieux, éberlué, confus —
mais voulant parler de nos amis morts?
Parler, parler, comme un vieux robinet qui fuit.
De sorte que les jeunes,
respectueux, d’une curiosité touchante,
se sentiront remués
par ces souvenirs.
Par la seule mention de tel nom
ou tel autre, et de ce que nous faisions ensemble.
(Comme nous étions respectueux, mais curieux
et tout excités, d’entendre quelqu’un parler
des morts illustres qui nous avaient précédés.)
Duquel d’entre nous diront-ils
à leurs amis,
ils connaissaient Untel! Il était copain avec —
et ils ont passé du temps ensemble.
Il était à cette grande soirée.
Il y avait tout le monde. Ils ont fait la fête
et dansé jusqu’à l’aube. Enlacés
dans les bras les uns des autres ils ont dansé
jusqu’à ce que le soleil se lève.
À présent ils sont tous morts.
Duquel d’entre nous dira-t-on —
il les a connus? Leur a serré la main
et les a embrassés, il a passé la nuit
dans leurs foyers chaleureux. Il les aimait!
Oui les amis, je vous aime, c’est vrai.
Et j’espère avoir assez de chance, avoir l’honneur,
de vivre pour témoigner.
Croyez-moi, je dirai seulement les plus
belles choses sur vous et nos vies ici!
Pour celui qui survit il faut qu’il y ait encore
à espérer. En vieillissant,
en perdant toute chose, et tout le monde.
Oeuvres complètes 9. Poésie. Traduction: Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.
In the year 2020
Which of us will be left then– old, dazed, unclear– but willing to talk about our dead friends? Talk and talk, like an old faucet leaking. So that the young ones, respectful, touchingly curious, will find themselves stirred by the recollections. By the very mention of this name or that name, or what we did together. (As we were respectful, but curious and excited, to hear someone tell about the illustrious dead ahead of us.) Of which of us will they say to their friends, he knew so and so! He was friends with and they spent time together. He was at that big party. Everyone was there. They celebrated and danced until dawn. They put their arms around each other and danced until the sun came up. Now they’re all gone. Of which of us will it be said– he knew them? Shook hands with them and embraced them, stayed overnight in their warm houses. Loved them!
Friends, I do love you, it’s true. And I hope I’m lucky enough, privileged enough, to live on and bear witness. Believe me, I’ll say only the most glorious things about you and our time here! For the survivor there has to be something to look forward to. Growing old, losing everything and everybody.
Charles Baudelaire avec estampes (Étienne Carjat) 1863.
LXV- Tristesses de la Lune (Charles Baudelaire)
Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse; Ainsi qu’une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d’une main distraite et légère caresse Avant de s’endormir le contour de ses seins,
Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l’azur comme des floraisons.
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d’opale, Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.
Les Fleurs du Mal. 1857.
Flaubert et Baudelaire se connaissent et s’apprécient. Le premier remercie ainsi le poète le 13 juillet 1857 après avoir reçu Les Fleurs du Mal.
À CHARLES BAUDELAIRE Croisset, 13 juillet 1857. Mon cher Ami, J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton. et maintenant depuis huit jours je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement cela me plaît et m’enchante. Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer. J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine. Voici les pièces qui m’ont le plus frappé: le sonnet XVIII: La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur; — et puis les pièces suivantes: L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV: “Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, “ Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune: “ […] Qui d’une main distraite et légère caresse Avant de s’endormir, le contour de ses seins […] “ et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc. Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions. En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre. Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort. À vous. Gustave Flaubert
Une semaine plus tard, Sainte-Beuve écrit à Baudelaire : « J’aime plus d’une pièce de votre volume, ces Tristesses de la Lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque poète anglais contemporain de Shakespeare. »
Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle. 1891.
Phrases regroupe huit petits paragraphes tirés des Illuminations. Leur composition minutieuse montre bien qu’il ne s’agit pas là de notes éparses ou d’ébauches, mais d’une expérience nouvelle de forme brève en poésie. Le passage le plus connu est, bien sûr, le cinquième: portrait du poète en équilibriste… Rimbaud avait un frère et surtout deux soeurs : Vitalie (1858-1875), morte de tuberculose, et Isabelle (1860-1917). Arthur Rimbaud a assisté à l’enterrement de la première le crâne rasé, en signe de deuil. La seconde a été sa légataire universelle et a assisté à son agonie pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1891 à l’hospice de la Conception de Marseille .
Phrases
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai. Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un “luxe inouï”, — et je suis à vos genoux. Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.
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Quand nous somme très forts, — qui recule? très gais, – qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de nous?
Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.
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– Ma camarade, mendiante, enfant monstre! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.
[Phrases II]
Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?
x x x
J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.
x x x
Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?
x x x
Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.
x x x
Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre je vous vois, mes filles ! mes reines ! x x x
Illuminations, 1872-1875. Publication en 1886.
Isabelle Rimbaud (1860-1917) vers 1900.Jeanne Rosalie Vitalie Rimbaud (1858-1875).
Retrato del poeta y escritor español Luis de Góngora y Argote (1561-1627). 1622. Museo de Bellas Artes de Boston.
Luis de Góngora y Argote, poète baroque et figure emblématique du cultisme, naît le 11 juillet 1641 à Cordoue de Francisco de Argote, juge des biens confisqués par l’Inquisition, et de Leonor de Góngora. Il fait son éducation au collège des Jésuites de la ville, puis étudie le droit à l’Université de Salamanque (1576-1581). Il commence à écrire et compose des letrillas. Son premier poème est publié en 1580.
Il reçoit les ordres mineurs (1575), puis les ordres majeurs (1580) pour profiter des bénéfices et des rentes ecclésiastiques que lui a légués son oncle maternel, Francisco de Góngora, prébendier de la Cathédrale de Cordoue. Il devient un membre influent du Chapitre de la Cathédrale de Cordoue (1587).
Il séjourne à la Cour, installée à Valladolid (1603-1604), puis à Madrid (1609-1610). Il se retire ensuite à la campagne, dans une propriété appartenant au chapitre de la Cathédrale de Cordoue, la Huerta de San Marcos (1612-1614). C’est là qu’il compose la fable de Polyphème et Galatée (Fábula de Polifemo y Galatea: 63 octaves) et les Solitudes (Soledades: deux mille vers environ), recueil à l’origine divisé en quatre longs poèmes. Il n’en écrira que deux qui constituent le sommet de son œuvre. Il est célèbre en son temps bien qu’il ne se donne guère la peine de publier ses poèmes. Il les envoie à ses amis. Miguel de Cervantes fait son éloge dès 1580 dans La Galatea, Diego Velázquez fait son portrait en 1622 cinq ans avant sa mort.
Partisans du cultisme (ou cultéranisme) et partisans du conceptisme s’opposent violemment. Ses ennemis les plus virulents sont Lope de Vega, et surtout Francisco de Quevedo qui raille et parodie le «jargóngora».
En avril 1617, de nouveau à la Cour à Madrid, il obtient, grâce au duc de Lerma, une charge de chapelain du Roi. Il reçoit alors l’ordination sacerdotale (1618), mais sa situation financière reste précaire. En 1625, il est poursuivi pour dettes. Quevedo, dont l’inimitié ne cesse pas, aurait acheté la maison de Góngora et l’aurait fait expulser. Quevedo publie son célèbre pamphlet: La aguja de navegar cultos con la receta para hacer Soledades en un día.
En 1626, il souffre d’une attaque d’apoplexie et reste partiellement paralysé. Il décède le 23 mai 1627 dans la maison de sa sœur. Il est enterré dans la chapelle Saint-Barthélémy de la Mosquée-Cathédrale de Cordoue.
Les XVIII ème et XIX ème siècles le frappent d’ostracisme. Son importance commence à être reconnue par les poètes symbolistes. Verlaine, par exemple, le place, sans bien le connaître, dans sa galerie des «poètes maudits» et le cite en épigraphe de Lassitude (Poèmes saturniens): «A batallas de amor campo de pluma.» «Á batailles d’amour, champ de plume.»
La réhabilitation du Greco offre plus d’une analogie avec celle de Góngora.
Il faudra l’enthousiasme et l’attention critique de l’extraordinaire génération de poètes du XX ème siècle (Federico García Lorca (Soledad insegura), Jorge Guillén, Dámaso Alonso, Pedro Salinas, Gerardo Diego, Rafael Alberti (Soledad tercera, dans le recueil Cal y canto, 1927), Luis Cernuda) pour exhumer de l’oubli les vers du poète cordouan, et lui rendre sa place dans les lettres espagnoles. L’Ateneo de Séville organise les 16 et 17 décembre 1927 une commémoration du troisième centenaire de la mort du poète dans les locaux de la Sociedad Económica de Amigos del País en présence de la plupart des écrivains que l’on regroupe depuis sous le terme de Génération de 1927.
Góngora est si moderne que García Lorca en fait l’argument de sa conférence La imagen poética de Don Luis de Góngora: «C’est un problème de compréhension: Góngora, il ne faut pas le lire, mais l’étudier». («Es un problema de comprensión. A Góngora no hay que leerlo, sino estudiarlo. Góngora no viene a buscamos como otros poetas para ponemos melancólicos, sino que hay que perseguirlo razonablemente. A Góngora no se puede entender de ninguna manera en la primera lectura.») .
En 1947, Picasso recopie à la plume des sonnets de Góngora et se met à dessiner dans leurs marges. Pablo Picasso, Vingt poèmes de Góngora, Les Grands Peintres Modernes et le Livre, Paris, 1948. Textes en espagnol suivis de la traduction française par Zdzislaw Milner.
Miguel de Cervantes, La Galatea:
«En don Luis de Góngora os ofrezco
un vivo raro ingenio sin segundo;
con sus obras me alegro y me enriquezco
no sólo yo, más todo el ancho mundo.»
Inscripción para el sepulcro de Domínico Greco (Luis de Góngora y Argote)
Esta en forma elegante, oh peregrino,
de pórfido luciente dura llave,
el pincel niega al mundo más süave,
que dio espíritu a leño, vida a lino.
Su nombre, aun de mayor aliento digno que en los clarines de la Fama cabe, el campo ilustra de ese mármol grave: venéralo y prosigue tu camino.
Yace el Griego. Heredó Naturaleza
Arte, y el Arte, estudio; Iris, colores;
Febo, luces – si no sombras, Morfeo. –
Tanta urna, a pesar de su dureza,
lágrimas beba, y cuantos suda olores
corteza funeral de árbol sabeo.
Inscription pour le sépulcre de Domínico Greco
Cette en forme élégante, ô voyageur,
de porphyre brillant dure clé
le pinceau refuse au monde le plus suave,
qui donna esprit au bois, vie au lin.
Son nom, de plus grand souffle digne même
que n’en contiennent les clairons de la Renommée,
le champ illustre de ce marbre grave.
Vénère-le, et poursuis ton chemin.
Gît le Grec, Hérita nature
d’art, et l’Art, d’étude; Iris, de couleurs;
Phébus, de lumières – sinon d’ombres, Morphée.-
Qu’une telle urne, malgré sa dureté,
les larmes boive et autant de senteurs qu’exsude
l’écorce funéraire de l’arbre de Saba.
Sonnets. La Délirante 1991. Traduction Frédéric Magne.
Vista de Toledo(El Greco). v 1596–1600. Nueva York, Metropolitan Museum of Art.
Retrato de Federico García Lorca en la Huerta de San Vicente (Gregorio Toledo) 1932.
Un poème peu connu de Federico García Lorca…
Cautiva
Por las ramas indecisas iba una doncella que era la vida. Por las ramas indecisas. Con un espejito reflejaba el día que era un resplandor de su frente limpia. Por las ramas indecisas. Sobre las tinieblas andaba perdida, llorando rocío, del tiempo cautiva. Por las ramas indecisas.
(Poème isolé)
Captive
Par les branches
indécises
allait une demoiselle
qui était la vie.
Par les branches
Indécises.
À son petit miroir
se reflétait le jour
qui était la splendeur
de son front pur.
Par les branches
indécises.
Sur les ténèbres
elle allait perdue,
versant des pleurs de rosée,
captive du temps.
Par les branches
indécises.
Poésies IV. Suites. Sonnets de l’amour obscur. Gallimard, 1984. Traduction André Belamich.
Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos .
Vicenta (TICA) FERNÁNDEZ-MONTESINOS GARCÍA est née à Grenade en décembre 1930. Elle vient d’avoir 90 ans il y a quelques jours.
C’est la fille aînée de Manuel Fernández-Montesinos Lustau, médecin et maire socialiste de Grenade en 1935, fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de Grenade, et de Concha García Lorca, la sœur de Federico García Lorca.
Elle eut une petite enfance heureuse dans la maison de campagne de la famille, la Huerta de San Vicente. Mais, elle souffrit d’une très forte otite qui la laissa partiellement sourde. Son l’oncle Federico l’adorait. Il la faisait rire, lui apprit à chanter et à danser. «Fui para tío Federico la hija que no tendría.» dit-elle.
Le mois d’août 1936 bouleversa la vie de cette famille aisée de la Vega de Grenade. Elle avait cinq ans et sept mois quand les fascistes assassinèrent son père et son oncle.
Ses grands-parents et sa mère durent s’exiler à New York. Ils y arrivèrent le 30 juillet 1940. Quand il partit de Bilbao à bord du Marqués de Comillas, son grand-père Federico García Rodríguez dit: “No quiero volver a ver este jodío país en mi vida”. Il mourut le 15 septembre 1945 à 86 ans.
Tica fit des études de philologie anglaise dans de prestigieux établissements libéraux des États-Unis et revint en 1952 à Madrid. Elle travailla pour la maison d’édition Aguilar qui employaient de nombreux anciens républicains. Elle se maria avec le peintre de Séville Antonio de Casas puis divorça, eut deux fils (Miguel, Claudio) et sept petits-enfants.
En 2011, elle a publié ses souvenirs Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Comares) et en 2017 la suite El sonido del agua en las acequias (Dauro) .