Miguel Hernández (1910 – 1942)

Josefina Manresa, Miguel Hernández. Jaén, avril 1937.

Umbrío por la pena, casi bruno,
porque la pena tizna cuando estalla,
donde yo no me hallo no se halla
hombre más apenado que ninguno.

Sobre la pena duermo solo y uno,
pena es mi paz y pena mi batalla,
perro que ni me deja ni se calla,
siempre a su dueño fiel, pero importuno.

Cardos y penas llevo por corona,
cardos y penas siembran sus leopardos
y no me dejan bueno hueso alguno.

No podrá con la pena mi persona
rodeada de penas y de cardos:
¡cuánto penar para morirse uno!

El rayo que no cesa, 1936.

Portada de la segunda edición de «El rayo que no cesa» (Buenos Aires, 1942), con prólogo y epílogo de Rafael Alberti.

Giacomo Leopardi ( 1798 – 1837 )

Giacomo Leopardi ( A. Ferrazzi). v 1820. Recanati, Casa Leopardi.

Né en 1798 à Recanati dans les Marches, Giacomo Leopardi, physiquement contrefait et intellectuellement insatiable, est à la fois un homme d’une culture universelle et la plus complète expression de l’Italie romantique. Il se refuse à la carrière ecclésiastique en 1819, quitte le domaine familial en 1830, meurt à Naples en 1837.

L’INFINITO 
Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s’annega il pensier mio;
E il naufragar m’è dolce in questo mare.

(Ecrit entre le printemps et l’automne 1819,  publié la première fois en 1825-1826 dans la revue “Nuovo Ricoglitore“)

Toujours j’aimai cette hauteur déserte
Et cette haie qui du plus lointain horizon
Cache au regard une telle étendue.
Mais demeurant et contemplant j’invente
Des espaces interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si profonde
Tranquillité que pour peu se troublerait
Le coeur. Et percevant
Le vent qui passe dans ces feuilles – ce silence
Infini, je le vais comparant
A cette voix, et me souviens de l’éternel,
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi
Dans tant d’immensité ma pensée sombre,
Et m’abîmer est doux en cette mer.

(Traduction: Philippe Jaccottet. Poésie Gallimard 1982)

Toujours chère me fut cette colline
Solitaire, et chère cette haie
Qui refuse au regard tant de l’ultime
Horizon de ce monde. Mais je m’assieds,
Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit,
Des espaces sans fin au-delà d’elle,
Des silences aussi, comme l’humain en nous
N’en connaît pas, et c’est une quiétude
On ne peut plus profonde : un de ces instants
Où peu s’en faut que le cœur ne s’effraie
Et comme alors j’entends
Le vent bruire dans ces feuillages, je compare
Ce silence infini à cette voix,
Et me revient l’éternel en mémoire
Et les saisons défuntes, et celle-ci
Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité
En laquelle s’abîme ma pensée.
Naufrage, mais qui m’est doux dans cette mer.

(Yves Bonnefoy, Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles,
Mercure de France, 2000, p. 43.)

Toujours cher me fut ce coteau isolé,
et cette haie qui interdit au regard
tant de parties d’un horizon plus lointain.
Mais assis devant cette vue, des espaces
au-delà sans limites, de surhumains
silences, la tranquillité très profonde
je forme en ma pensée; à quoi, pour un peu,
s’effraierait le coeur. Et comme j’entends bruire
le vent parmi ces plantes-ci, le silence
infini là-bas, je le compare encore
à cette voix; et me revient l’éternel,
et les saisons mortes, et puis la présente
et vive, et le son d’elle. Ainsi parmi cette
immensité ma pensée va s’engloutir:
et le naufrage m’est doux dans cette mer.

(Traduction: Jean-Charles Vegliante. Revue Europe juin-juillet 1998)

Sit tibi terra levis

Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!

Tibulle (en latin Albius Tibullus), né vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C..

Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):

«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»

«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»

Jean Giono.

Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):

«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»

Antonio Machado

Torcy (Seine-et-Marne) 7 février 2018.

XCVI. Sol de invierno

Es mediodía. Un parque.
Invierno. Blancas sendas;
simétricos montículos
y ramas esqueléticas.

Bajo el invernadero,
naranjos en maceta,
y en su tonel, pintado
de verde, la palmera.

Un viejecillo dice,
para su capa vieja:
«¡El sol, esta hermosura
de sol!…» Los niños juegan.

El agua de la fuente
resbala, corre y sueña
lamiendo, casi muda,
la verdinosa piedra.

Varia.

XCVI. Soleil d’hiver

Il est midi. Un parc.
L’hiver. De blancs sentiers;
des monticules symétriques,
des branches squelettiques.

Dans la serre chaude,
des orangers en pot,
et dans son tonneau, peint
en vert, le palmier.

Un petit vieillard
dit à son vieux manteau:
«Le soleil, quel splendeur
ce soleil!…» Les enfants jouent.

L’eau de la fontaine
coule, glisse et rêve,
léchant, quasi muette,
la pierre vert-de-gris.

Varia. (Traduction de Bernard Sesé).

Torcy (Seine-et-Marne) 7 février 2018.

Miquel Martí i Pol (1929-2003)

Miquel Martí i Pol.

Miquel Martí i Pol est un poète espagnol d’expression catalane. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter (Catalogne, Espagne) et mort le 11 novembre 2003 à Vic (Catalogne, Espagne).
Fils d’ouvriers, il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit énormément. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partido Socialista Unificado de Cataluña). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.

Oeuvre poétique
1954 Paraules al vent. Prix Ossa Menor.
1956-57 El poble, publié en 1966.
1957 La fàbrica, publié en 1958-59.
1974 La pell del violí.
Llibre dels sis sentits.
1976 El llarg viatge. Prix Lletra d’or.
1978 Estimada Marta. Plus de 100 000 exemplaires vendus.
1981 L’àmbit de tots els àmbits.
1985 Llibre d’absències.
1987 Els bells camins.
1991 Suite de Parlavà.
1997 Llibre de les solituds.
2002 Després de tot.

Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004. Il a reçu en 1991 le Prix d’Honneur des Lettres catalanes.

Després de tot (Miquel Martí i Pol)

Després de tot encara queda espai
per repensar la vida i convertir-la
en un àmbit molt més silenciós,
a l’abric dels inhòspits desgavells
i les inevitables maltempsades.
Perquè el secret és que no hi ha secret
i els ritmes i les pauses són la cara
potser oculta del temps que no hem viscut
mentre fèiem projectes i ens jugàvem
el passat i el futur en inefables
futilitats amb posat circumspecte.
I ara què ens queda fora del recel
i les mancances? Què compartirem
amb la gent que estimem i que ens estima?
La fosca complaença dels secrets
o la riquesa absurda del misteri?
Res d’això i tot això, perquè el subtil
mirall discret que ens encén la mirada
és el no-res que sempre descobrim
sense voler, tossuts i agosarats,
després de tot, després de cada cosa.

Edicions Proa, Barcelona, 2002. Col·lecció Els Llibres de l’óssa menor.

Después de todo

Después de todo aún queda espacio
para repensar la vida y convertirla
en un ámbito mucho más silencioso,
al amparo de los inhóspitos desbarajustes
y las inevitables adversidades.
Porque el secreto es que no hay secreto
y los ritmos y las pausas son la cara
quizá oculta del tiempo no vivido
mientras hacíamos proyectos y nos jugábamos
el pasado y el futuro en inefables
minucias con ademán circunspecto.
Y ahora ¿qué nos queda además del recelo
y las carencias? ¿Qué compartiremos
con la gente que amamos y que nos ama?
¿La oscura complacencia de los secretos
o la riqueza absurda del misterio?
Nada de eso y todo ello, porque el sutil
espejo discreto que nos enciende la mirada
es la nada que siempre descubrimos
sin querer, tercos y audaces,
después de todo, después de cada cosa.

Gaston Miron (1928-1998)

Gaston Miron.

Je remercie Jean- Louis Trintignant de m’avoir rappelé ce poème que j’avais tant aimé quand j’avais lu L’homme rapaillé du poète québécois Gaston Miron, il y a bien longtemps.

https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/141218/trintignant-au-firmament-final

La marche à l’amour 
Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as

tu viendras tout ensoleillée d’existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t’aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j’affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie

nous n’irons plus mourir de langueur
à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j’irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n’est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d’indécence
un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes
frappe l’air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde
constelle-moi de ton corps de voie lactée
même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon
une sorte de marais, une espèce de rage noire
si je fus cabotin, concasseur de désespoir
j’ai quand même idée farouche
de t’aimer pour ta pureté
de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue
dans les giboulées d’étoiles de mon ciel
l’éclair s’épanouit dans ma chair
je passe les poings durs au vent
j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur
j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle
toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas
la nuit de saule dans tes cheveux
un visage enneigé de hasards et de fruits
un regard entretenu de sources cachées
et mille chants d’insectes dans tes veines
et mille pluies de pétales dans tes caresses

tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers
ma danse carrée des quatre coins d’horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d’abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme
tu es belle de tout l’avenir épargné
d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre
ouvre-moi tes bras que j’entre au port
et mon corps d’amoureux viendra rouler
sur les talus du mont Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination

Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l’amour dénoué
j’allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d’être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi

la marche à l’amour s’ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube
par ce temps profus d’épilobes en beauté
sur ces grèves où l’été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais
puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang
haletant
harcelé de néant
et dynamité
de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses
mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
le sang tournera ô grand cirque
je sais que tout mon amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d’éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes

puis les années m’emportent sens dessus dessous
je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d’or
seront toujours au fond de mon coeur
et ils traverseront les siècles

je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie

L’Homme Rapaillé, 1970.

Trintignant, Mille, Piazzolla Théâtre de la Porte-Saint-Martin

Du 11 au 22 décembre Du mardi au samedi à 18 h 30, sauf 16 et 17 décembre.

Pierre de Ronsard

Pierre de Ronsard (Anonyme du XVII siècle) Musée de Blois.

Je n’ay plus que les os (Pierre de Ronsard)

Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils deux grans maistres ensemble,
Ne me sçauroient guerir, leur mestier m’a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon oeil est estoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se desassemble.

Quel amy me voyant en ce point despouillé
Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,
Me consolant au lict et me baisant la face,

En essuiant mes yeux par la mort endormis?
Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis,
Je m’en vay le premier vous preparer la place.

Derniers vers, Posthume, 1586.

Autoportrait. Juin 1972.Japon.

Pedro Salinas (1891-1951)

 

Pedro Salinas.

Pedro Salinas fut un des principaux poètes de la Génération de 1927.

Professeur d’université, poète, traducteur de Marcel Proust, critique, créateur de l’Université Internationale d’été de Santander, il fut contraint comme beaucoup d’intellectuels espagnols à l’exil à cause de la guerre civile (1936-1939). Il partit s’installer aux États-Unis, où il enseigna au Wellesley College, à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore et à l’Université de Porto Rico.

Il mourut à Boston le 4 décembre 1951, mais repose dans le cimetière de San Juan de Puerto Rico.

Il rencontra au cours de l’été 1932 une étudiante américaine, Katherine R. Whitmore (1897-1982) dont il tomba amoureux. Il écrivit pour elle sa trilogie poétique  La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) et Largo lamento (1936-1939).

[14]
Para vivir no quiero
islas, palacios, torres.
¡Qué alegría más alta:
vivir en los pronombres!
Quítate ya los trajes,
las señas, los retratos;
yo no te quiero así,
disfrazada de otra,
hija siempre de algo.
Te quiero pura, libre,
irreductible: tú.
Sé que cuando te llame
entre todas las gentes
del mundo,
sólo tú serás tú.
Y cuando me preguntes
quién es el que te llama,
el que te quiere suya,
enterraré los nombres,
los rótulos, la historia.
Iré rompiendo todo
lo que encima me echaron
desde antes de nacer.
Y vuelto ya al anónimo
eterno del desnudo,
de la piedra, del mundo,
te diré:
«Yo te quiero, soy yo».

La voz a ti debida (1933)

Katherine Whitmore.

Robert Desnos

Robert Desnos.

Aujourd’hui je me suis promené…

Aujourd’hui je me suis promené avec mon camarade,
Même s’il est mort,
Je me suis promené avec mon camarade.

Qu’ils étaient beaux les arbres en fleurs,
Les marronniers qui neigeaient le jour de sa mort.
Avec mon camarade je me suis promené.

Jadis mes parents
Allaient seuls aux enterrements
Et je me sentais petit enfant.

Maintenant je connais pas mal de morts,
J’ai vu beaucoup de croque-morts
Mais je n’approche pas de leur bord.

C’est pourquoi tout aujourd’hui
Je me suis promené avec mon ami.
Il m’a trouvé un peu vieilli,

Un peu vieilli, mais il m’a dit :
Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi,

Moi, je regardais les arbres en fleurs,
La rivière passer sous le pont
Et soudain j’ai vu que j’étais seul.

Alors je suis rentré parmi les hommes.

État de veille, 1936.

Robert Desnos, arrêté par la Gestapo le 22 février 1944 au 19 rue Mazarine. Paris VI.

Ida Vitale

Ida Vitale.

La poétesse uruguayenne Ida Vitale, 95 ans, a remporté jeudi 15 novembre le prix Cervantès, la plus haute distinction de la littérature hispanique.

Les jurés ont voulu récompenser “une trajectoire poétique, intellectuelle, de critique littéraire et de traduction de premier ordre”.

Le choix de la poétesse sud-américaine a surpris, brisant une règle non écrite en vertu de laquelle le prix récompensait jusqu’à présent alternativement des auteurs d’Amérique latine et d’Espagne. En 2017, le Nicaraguayen Sergio Ramirez avait été récompensé.

Ida Vitale est la cinquième femme à recevoir la prestigieuse distinction. La dernière à l’avoir reçue était la Mexicaine Elena Poniatowska en 2013.

Jusqu’à présent, un seul Uruguayen avait remporté ce prix, Juan Carlos Onetti (1909-1994), lauréat en 1980.

Agradecimiento

Agradezco a mi patria sus errores,
los cometidos, los que se ven venir,
ciegos, activos a su blanco de luto.
Agradezco el vendaval contrario,
el semiolvido, la espinosa frontera de argucias,
la falaz negación de gesto oculto.
Sí, gracias, muchas gracias
por haberme llevado a caminar
para que la cicuta haga su efecto
y ya no duela cuando muerde
el metafísico animal de la ausencia. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Remerciement

Je remercie ma patrie pour ses erreurs,
celles déjà commises, celles que l’on voit venir,
aveugles, actives dans leur deuil blanc.
Je remercie la tornade contraire,
le demi-oubli, la frontière épineuse d’arguties,
la fourbe négation du geste occulte.
Oui, merci, merci beaucoup
de m’avoir incitée à marcher
afin que la ciguë soit efficace
et ne blesse plus lorsqu’elle mord
l’animal métaphysique de l’absence. (1)

(1) Peter Sloterdijk.

Après avoir traduit la poésie d’Alvaro Mutis puis celle de César Vallejo, François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. La mort l’a surpris au cœur de ce travail en 2015.

Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent cette anthologie.