Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.
” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?
O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “
(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).
Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) : Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)
Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).
Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.
” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »
Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.
La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerreen 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne. Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.
Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.
Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.
Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .
” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris. C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938. Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture. Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “
(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »
Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.
« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.
Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.
Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »
On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.
Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.
On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.
Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.
Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.
Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.
Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.
En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).
Ribeira (Théophile Gautier)
Il est des cœurs épris du triste amour du laid. Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.
Rien ne put amollir ton âpreté féroce, Et le splendide azur du ciel italien N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.
Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien, Paysan hasardeux, mendiant équivoque, More que le baptême à peine a fait chrétien.
Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux Étalant un ulcère à côté d’une loque ;
Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise, Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.
Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ; Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté : Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !
Et tu sais revêtir d’une étrange beauté Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique, La Douleur, la Misère et la Caducité.
Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ; Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs Taillés dans le paros ou dans le pentélique.
Il te faut des sujets sombres et violents Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices, Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.
Tu sembles enivré par le vin des supplices, Comme un César romain dans sa pourpre insulté, Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.
Avec quelle furie et quelle volupté Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche, Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !
Aux pieds des patients comme tu mets la torche ! Dans le flanc de Caton comme tu fais crier La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !
D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ? Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?
Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ? Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?
Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ; Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.
De quelle ambition du ciel précipitée, De quel espoir traîné par des coursiers sans frein, Ton âme de démon était-elle agitée ?
Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ? De quels amours tournés se composaient tes haines, Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?
Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ; Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ; Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.
Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs, Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige, Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,
Des nymphes dans les bois que le satyre assiège, Des amours endormis sur un sein frémissant, Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;
Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, Et quand du haut des cieux apportant l’auréole, Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,
Monument à Paul Verlaine, 1911. Paris, Jardin du Luxembourg. (Auguste de Niederhausern , dit Rodo de Niederhausern 1863-1913).
Chanson d’automne
Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon coeur D’une langueur Monotone.
Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ;
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.
Poèmes saturniens, 1866.
J. m’ a rappelé hier ce poème si connu. Il a été chanté par Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré et d’autres. Il traîne dans ma tête ce matin.
” Sa première strophe, légèrement altérée, a été utilisée par Radio Londres au début du mois de juin 1944 pour ordonner aux saboteurs ferroviaires du réseau VENTRILOQUIST de Philippe de Vomécourt, agent français du Special Operations Executive, de faire sauter leurs objectifs. Il s’agissait d’un message parmi les 354 qui furent alors adressés aux différents réseaux du SOE en France. Ces vers de Verlaine étaient destinés à VENTRILOQUIST uniquement, chaque réseau ayant reçu des messages spécifiques.
Le 1er juin, « Les sanglots longs des violons d’automne » indique aux saboteurs membres du réseau de se tenir prêts. Le 5 juin, à 21 h 15, sont envoyées les deuxièmes parties des messages, ordonnant le passage à l’acte : pour VENTRILOQUIST, il s’agit de « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Il est à noter que les deux messages reçus par VENTRILOQUIST diffèrent du texte de Verlaine, qui écrit « de l’automne » et « blessent » (Radio Londres aurait remplacé « blessent » par « bercent » sous l’influence de la version mise en musique et chantée par Charles Trenet en 1941).
Une légende tenace, popularisée dans les années 1960 par le journaliste Cornelius Ryan, présente ce message en deux parties comme l’annonce qui aurait été faite à l’ensemble de la Résistance française que le débarquement de Normandie aurait lieu dans les heures suivantes. En référence à cette légende, les deux premières strophes du poème de Verlaine sont présentes sur l’avers de la pièce de 2 euros commémorative française émise en 2014 à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944. ” (Wikipédia)
Premier recueil poétique de Paul Verlaine publié à compte d’auteur en 1866 chez l’éditeur Alphonse Lemerre.
Je viens de lire sur le blog de Pierre Assouline, La République des Livres, la traduction récente que Line Amsellem vient de publier chez Allia du plus célèbre poème des Sonnets de l’amour obscur.
Tengo miedo a perder la maravilla de tus ojos de estatua y el acento que de noche me pone en la mejilla la solitaria rosa de tu aliento.
Tengo pena de ser en esta orilla tronco sin ramas, y lo que más siento es no tener la flor, pulpa o arcilla, para el gusano de mi sufrimiento.
Si tú eres el tesoro oculto mío, si eres mi cruz y mi dolor mojado, si soy el perro de tu señorío,
no me dejes perder lo que he ganado y decora las aguas de tu río con hojas de mi otoño enajenado.
Sonetos del amor oscuro. Publié dans la revue Cancionero. Valladolid. 1943.
Sonnet de la douce plainte
J’ai la crainte de perdre le prodige de tes yeux de statue, et cette touche que me met sur la joue pendant la nuit la solitaire rose de ton souffle.
Je suis triste d’être sur cette rive un tronc sans branche, et plus encor me coûte de n’avoir pas la fleur, pulpe ou argile, pour le ver rongeur par lequel je souffre.
Si tu es mon bien caché, mon trésor, si tu es ma croix, ma douleur mouillée, et si je suis le chien de ta couronne,
fais que je garde ce que j’ai gagné et de ta rivière les eaux décore de feuilles de mon automne emporté.
Sonnets de l’amour obscur. Traduction Line Amselem. Éditions Allia, 2024.
il est intéressant de la comparer avec celles d’André Belamich et d’Yves Véquaud.
Line Amsellem, agrégée d’espagnol, maître de conférences à l’université polytechnique Hauts-de-France, a publié chez Allia d’autres traductions de Federico García Lorca.
Jeu et théorie du duende, Paris, Allia, 2008,
Las Nanas infantiles, Paris, Allia, 2009. Réédité sous le titre Les Berceuses, Paris, Allia, 2018
Je lis les Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français de François Dufay (Éditions Jean-Claude Lattès, 1998. CNRS Éditions, 2009).
Pascal (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. ») me renvoie au poème de Baudelaire Le gouffre.
Le gouffre
Á Théophile Gautier
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. – Hélas ! tout est abîme, action, désir, rêve, Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l’espace affreux et captivant… Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’ai peur du Sommeil comme on a peur d’un grand trou Rempli de vague horreur, menant on ne sait où ; Je ne vois qu’Infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté, Jalouse du Néant l’insensibilité. – Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !
Trois poèmes publiés dans L’Artiste, 1 mars 1862.
Baudelaire publie dans la revue L’Artiste du 1 mars 1862 trois poèmes : La Lune offensée, La Voix et Le Gouffre. Le Gouffre sera repris dans La Revue nouvelle le 1 mars 1864, puis dans Le Parnasse contemporain le 31 mars 1866.
On peut aussi rapprocher ce poème d’un texte d’Hygiène (Écrits septembre 1862 – novembre 1863).Oeuvres complètes de Baudelaire. Tome II Bibliothèque de la Pléiade, 2024. Page 373.
« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, [23 janvier 1862], j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’Imbécilité. »
Les Fleurs du Mal, 1890. Edité par Edmond Deman. Bruxelles, 1891. Eau-forte. Planche n°VI. ” Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve “
François Dufay est né le 15 décembre 1962 à Suresnes (Hauts-de-Seine). Normalien, agrégé de lettres modernes, il était écrivain et journaliste (Le Point, l’Express). Il est mort accidentellement à 46 ans, le 25 février 2009 à Molines-en-Queyras (Hautes-Alpes). Il passait des vacances avec sa famille dans les Alpes, quand il a été fauché par une voiture. Il a été tué sur le coup.
On peut aussi lire de lui : Le voyage d’automne : octobre 1941, des écrivains français en Allemagne. Paris, Plon, 2000. Le soufre et le moisi : la droite littéraire après 1945 : Chardonne, Morand et les Hussards. Paris, Perrin, 2006.
Il me faut relire quelques poèmes d’Antonio Machado el Bueno. Il doit se promener quelque part, peut-être Parque del Oeste à Madrid, près du Paseo del Pintor Rosales. Il attend de voir Guiomar…
” He andado muchos caminos. J’ai connu beaucoup de chemins. “
Je n’aime pas trop la traduction de ce poème.
II. He andado muchos caminos
He andado muchos caminos he abierto muchas veredas ; he navegado en cien mares y atracado en cien riberas.
En todas partes he visto caravanas de tristeza, soberbios y melancólicos borrachos de sombra negra.
Y pedantones al paño que miran, callan y piensan que saben, porque no beben el vino de las tabernas.
Mala gente que camina y va apestando la tierra…
Y en todas partes he visto gentes que danzan o juegan, cuando pueden, y laboran sus cuatro palmos de tierra.
Nunca, si llegan a un sitio preguntan a dónde llegan. Cuando caminan, cabalgan a lomos de mula vieja.
Y no conocen la prisa ni aun en los días de fiesta. Donde hay vino, beben vino, donde no hay vino, agua fresca.
Son buenas gentes que viven, laboran, pasan y sueñan, y un día como tantos, descansan bajo la tierra.
Soledades, 1907.
Madrid, Parque del Oeste.
J’ai connu beaucoup de chemins
J’ai connu beaucoup de chemins, j’ai tracé beaucoup de sentiers, navigué sur cent océans, et accosté à cent rivages.
Partout j’ai vu des caravanes de tristesse, de fiers et mélancoliques ivrognes à l’ombre noire.
et des cuistres, dans les coulisses, qui regardent, se taisent et se croient savants, car ils ne boivent pas le vin des tavernes.
Sale engeance qui va cheminant et empeste la terre…
Et partout j’ai vu des gens qui dansent ou qui jouent, quand ils le peuvent, et qui labourent leurs quatre empans de terre.
Arrivent-ils quelque part, jamais ne demandent où ils sont. Quand ils vont cheminant, ils vont sur le dos d’une vieille mule,
ils ne connaissent point la hâte, pas même quand c’est jour de fête. S’il y a du vin, ils en boivent, sinon ils boivent de l’eau fraîche.
Ce sont de braves gens qui vivent, qui travaillent, passent et rêvent, et qui un jour comme tant d’autres reposent sous la terre.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 1981. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.
PS. Manuel propose ” mauvaises gens ” plutôt que sale engeance qui a une connotation presque raciste. je suis d’accord avec lui… Je ne retrouve pas dans la traduction française la simplicité, la sagesse populaire qu’exprime Machado.
Pilar de Valderrama (1889-1979), celle que Machado appelle Guiomar.
J’ai vu dans la nuit La cime aiguë de la montagne ; J’ai vu la plaine noyée au loin Dans la clarté d’une lune invisible J’ai vu, tournant la tête, Les pierres noires amoncelées, Ma vie tendue comme une corde, Début et fin, L’ultime instant Mes mains.
“ Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.’’ Ces pierres je les ai soulevées autant que je l’ai pu Ces pierres je les ai aimées autant que je l’ai pu Ces pierres, mon destin. Par mon sol même mutilé Par ma tunique même supplicié, Par mes dieux même condamné, Ces pierres. Je sais qu’ils ne peuvent savoir, mais moi Qui tant de fois ai pris La voie qui mène du meurtrier à la victime De la victime au châtiment Du châtiment au nouveau meurtre : A tâtons Dans la pourpre intarissable Le soir de ce retour Quand se mirent à siffler les Erinnyes Parmi l’herbe rare J’ai vu les serpents et les vipères entrelacés Lovés sur la race maudite Notre destin.
Voix jaillies de la pierre, du sommeil Plus sourdes ici où s’assombrit le monde, Souvenir de l’effort s’enracinant dans le rythme De pieds oubliés frappant le sol. Corps engloutis dans les assises De l’autre temps, nus. Yeux Fixés, fixés sur un point Que tu cherches à discerner mais en vain – L’âme Qui lutte pour devenir ton âme.
Le silence même n’est plus à toi En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.
Octobre 1935.
Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229.1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki.
Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)
Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble. Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :
Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».
Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »
C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»
Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »
Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.
Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.
Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.
Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.
Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.
Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.
Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.
Bibliographie
Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.
Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.
Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.
Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.
Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.
Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.
L’écrivain chilien Antonio Skármeta est mort mardi 15 octobre à l’âge de 83 ans. il est né le 7 novembre 1940 à Antofagasta, dans le nord du Chili. Il a étudié la philosophie à l’université du Chili, où il a travaillé des années plus tard comme professeur à la faculté de philosophie et comme metteur en scène de théâtre. Après le coup d’Etat militaire d’Augusto Pinochet en 1973, il s’est exilé en Argentine puis en Allemagne, où il a été ambassadeur du Chili dans les années 2000. Il a aussi animé un programme culturel à la télévision chilienne, El show de los libros, de 1992 à 2002. Il est surtout connu comme auteur de Ardiente paciencia (1985) (Une ardente patience, Le Seuil 1985. Traduction de François Maspero) Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 sous le titre Le Facteur (Il postino) par Michael Radford avec Massimmo Troisi et Philippe Noiret, dans le rôle de Pablo Neruda. Skármeta avait réalisé lui-même en 1983 une première version de cette histoire. Sa pièce de théâtre, El plebiscito, a été le point de départ du film de Pablo Larraín No (2012) qui évoque la participation d’un jeune publicitaire à la campagne en faveur du « non » lors du référendum chilien de 1988. Celui-ci a marqué la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet et a ouvert la voie à la transition démocratique chilienne.
Le titre Ardiente paciencia rappelle le poème de Rimbaud que Neruda avait évoqué lorsqu’il avait reçu le Prix Nobel de Littérature en 1971 :
” Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.)
Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera.
En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres.
Así la poesía no habrá cantado en vano. “
Adieu ¯¯¯¯¯¯¯¯
L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons.
L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.
Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !
Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
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Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.
Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.